La maturité, disait-elle, la plénitude. Les enfants déjà grandis, les stigmates des grossesses qui ne pesaient plus sur ses hanches et son ventre, elle pouvait de nouveau penser à elle. A plaire. A se faire plaisir. « Femme libérée » lancinait Cookie Dingler à la radio. Elle haussait les épaules à cette chanson qui l’avait d’abord beaucoup amusée. Mais tout au fond, elle riait moins. Ou plus jaune. C’était bien d’elle qu’elles parlaient, ces phrases ressassées. Allons, il allait falloir réagir. Sa quarantaine s’annonçait flamboyante, elle anticipait déjà une cinquantaine rugissante !
Cette année là, son père est mort. Il est parti , tout discrètement comme il avait vécu, sans faire d’histoire, dans un soupir à peine plus fort que le précédent. Tchao la vie, je ferme les yeux, continuez sans moi ! Il a gelé si fort sur la nuit du cimetière ; le givre a brodé ses franges d’argent aux plantes recroquevillées de froid. Des lambeaux de brume s’écartelaient au loin. On était en avril. Les corolles fauchées en flagrant délit d’allégresse participaient au deuil, solidaires. Comme pour retenir un dernier moment de vie. Un linceul de pétales givrés, cristallisés tel un dessert de fête, nimbait la cicatrice rousse de la terre fraîchement bousculée.
Cette année là elle a pris l’avion pour la première fois. Quand les réacteurs ont libéré leur pleine puissance, elle s’est sentie délivrée, déliée du cordon ombilical qui la retenait au père. Abandonnant la piste loin dessous elle a quitté le sol ; l’ange paternel l’a accompagnée un instant, elle a senti sa présence là, de l’autre côté du hublot. Il a plané un moment à ses côtés puis s’est détaché, a infléchi son vol pour s’engloutir dans l’azur ; en bas, les éoliennes agitaient leurs ailes pour saluer son essor ; soudain légère, elle a eu l’impression d’avoir arraché ce père aux entrailles de la terre dévoreuse. Victoire !
C’est aussi cette année là qu’elle a rejoint un inconnu dans un hôtel; juste pour y faire l’amour. Ils ne l’ont pas fait. Ils n’étaient pas assez dans le désir, ils étaient dans l’application. Tant ils avaient anticipé la scène dans leurs échanges au téléphone qu’ils en avaient prématurément épuisé la surprise.
Ce fut encore l’année de sa première visite au musée Grévin. Elle a cherché l’absent, ne l’a pas trouvé. De chaque figure de cire elle a scruté le regard pour y croiser le sien. Dans les prunelles fixes, elle tentait de déchiffrer les secrets de la mort ; mais elles étaient de verre, inertes, inaccessibles, imputrescibles… Des yeux pour l’éternité ! Elle s’est souvenue de ces lunettes passe-vues qui faisaient défiler des ramoneurs et des savoyardes en costumes d’apparat, surgis d’un monde immobile. Les yeux rivés au boîtier de plastique, elle épiait leur badinage muet et aseptisé, attendant qu’ils bougent. Aspirée, telle Alice au pays des merveilles, dans l’entonnoir de leur univers illusoire. Clic clac : mirage suivant !
Elle s’était imaginé que voir un mort allait la terroriser. Elle redoutait ce moment qui devait lui infliger un traumatisme violent, indélébile. La peur alimentait ses chimères. La peur d’avoir peur — ou le désir d’avoir peur ! Elle s’était avancée vers la dépouille comme étrangère à elle-même, épiant ses propres réactions… Rien. Le vide. L’étau qui se desserre. Le grand calme qui envahit, la frustrant des sensations intenses qu’elle s’était inventées ... C’était un mort impertinent, le nez busqué, le front buté, la moustache en bataille. Il était de ces gens dont la rencontre bouleverse à jamais le regard sur la vie. Les yeux un peu plus cernés, les lèvres un peu plus serrées, les mains un peu plus inertes, et s’il dormait ? Mais les pieds tranquilles ne trompaient pas ; ils ne s’impatientaient plus, ils n’auraient plus à prendre de départ. Comme arrivés. Quelque part.
C’était l’année des premières fois. Elle a tutoyé l’absence, l’a caressée, s’y est frottée, l’a apprivoisée. Elle a pris conscience du jamais plus. Elle ne serait plus la même désormais. Elle en avait l’intime intuition, pesante au fond d’elle-même comme un dessert mal digéré.
Qu’était-ce donc au juste, une première fois? Une naissance ? Une envolée ? L’amorce d’un chapelet qui s’allait égrener au fil des découvertes, un pari sur l’avenir ? Et si ce baptême se révélait une épreuve unique ? Ou bien une délivrance ; une porte qui se claque sur l’ignorance ?
Au lieu de Chapitre1, inscrire le mot Fin ;
Ses première fois l’avaient fait entrer dans la connaissance, et cette initiation sonnait pour elle le glas de son innocence. Elle venait d’avoir quarante ans… il était temps d’en finir avec tous ces enfantillages, de déchirer le cocon qui l’abritait douillettement des intempéries de l’existence. Sa soeur avait déjà vu dans son cercueil une camarade fauchée par un train, ses frères étaient allés saluer les grands parents sur leur lit de mort. Mais elle, non.
Jamais.
Elle avait échappé à cette épreuve par une bienveillance miraculeuse. Un écran ouaté qui s’était dilaté comme un airbag entre elle et la réalité.
Quarante ans, c’était le moment de tourner le dos à l’inconscience. Elle pouvait maintenant accoster dans sa vérité et accueillir les souffrances qui attestaient qu’elle était bien vivante.
Elle est remontée à ses toutes premières fois. A toutes ses premières fois . Comme un pèlerinage aux sources d’elle-même. A chaque escale le temps partagé - avant, pendant, après - trois colonnes pour ranger sa vie. D’abord…la peur, imaginée, fantasmée. La scène jouée et rejouée avec délectation et culpabilité pour se faire peur, délicieusement peur ! Puis tout à coup un remue-ménage d’émotions, déferlement de sensations qui traversent le corps et l’âme, entrechoquées, indéfinies, essuyées de plein fouet. Pas reconnues ni identifiées. Qui ne laissent pas place à la réflexion ; être dedans, sentir, ressentir, ne pas s’interroger. Pas le temps ! Alors, comme une vague retirée de la plage, le mythe en lambeaux. L’esquisse était infidèle, même la douleur avait été enjolivée. La réalité est la, fini de jouer, on a remisé l’imagier ;
Elle avait voulu maîtriser, s’apprêter, une façon de conjurer sa peur, la tenir en laisse, ne pas se laisser déborder. Gérer, quoi ! Elle avait assigné une place aux représentations qu’elle s’était fabriquées, avait créé sa fiction ; mais les images, d’autres images, les vraies, se sont mises en place d’elles-mêmes. Impossible d’esquiver, il faut faire avec. Le réel a disposé ses pions . La page blanche de l’avant est maintenant écrite, touche « Correction » interdite !
Elle avait pris sa place dans la théorie chuintante et piétinante des endeuillés, mots susurrés, ouatés, sons étouffés, regards noyés, mains désemparées, et sa douleur qui cogne aux genoux comme un cœur tombé là, trop lourd à porter . Un infini cortège initiatique qui la poussait vers son émancipation.
La mort la faisait pénétrer dans le monde de la vie. La vraie vie. Tanguant entre réel et imaginaire sans savoir où prendre pied, sans savoir où perdre pied ! Entre deux royaumes, dont l’un était un leurre.
Lequel ?
Elle se lèverait désormais avec le sentiment d’avoir joué sa vie, se cognant encore et toujours au silence intérieur des petits matins orphelins ; long voyage dont elle ne connaissait pas encore la feuille de route. Cette année là, elle venait d’entamer le dialogue avec l’absence.

Le 12 Septembre 2007