elle avait eu le temps de sentir ce petit corps se presser discrètement contre elle tandis qu’ils échangeaient les propos ordinaires auxquels la présence d’un tiers les condamnait. Il avait eu le temps simplement de lui préciser : « - Mon épouse vous prie de l’excuser, elle ne pourra pas être là ce soir, elle a profité des vacances pour emmener les enfants voir leur grand-mère. » Message reçu, se dit-elle, il m’avertit qu’il est libre. Elle se déclara désolée, plaisantant sur le fait qu’il était un homme abandonné « - Hélas oui ! – Et exposé à tous les dangers ! ajouta-t-elle. » Son œil brilla en l’entendant.
Parvenu dans sa chambre d’hôtel, la première chose qu’elle fit fut de téléphoner à Jean-Paul Bachelet pour lui dire de prévenir son ami. « - Il est arrivé à V°°° lui aussi ? – Ne t’en fais pas. Il y est depuis hier et il a repéré les lieux. » Tout était donc pour le mieux et le plan allait sûrement réussir. Elle le rappellerait juste avant la représentation pour lui donner des précisions sur l’heure de son rendez-vous. Que c’est drôle ! se dit-elle, je croiserai peut-être son ami sans le reconnaître ? Il doit être posté quelque part et attendre les ordres. Il vaut mieux que je ne le connaisse pas sinon je risquerais de nous trahir. Cette part de mystère l’excitait, jamais elle n’avait été aussi désireuse d’user de ses charmes pour parvenir à ses fins, elle trouvait décidemment cette histoire follement drôle et la vivait comme elle aurait joué un de ses rôles, avec la même assurance, la même excitation, le même plaisir.
Quand elle arriva au théâtre avec tous ses camarades, à l’heure de la réception que l’on devait donner dans le foyer en leur honneur, tous les lustres étaient allumés et de longues tables avaient été dressées entre les colonnes de stuc. Elle entra au bras de Mauricet-Lefort, son camarade de scène, dont la plaisanterie favorite était d’imiter Michel Simon dans la Beauté du Diable. « - Mais arrête donc enfin ! tu vas nous faire remarquer. – Ne te prends pas tant au sérieux, Lucie, lui répondit-il, tout ceci n’est qu’une farce, voyons, tu ne vas tout de même pas te laisser impressionner ! N’oublie pas que nous ne sommes que des saltimbanques pour lesquels ils n’ont pas plus de respect que nous n’en avons pour eux. » Il avait l’habitude de profiter de son physique de père noble pour pousser la provocation aussi loin que possible sans que ses interlocuteurs puissent jamais savoir s’il était sérieux ou s’il plaisantait. Une fois encore elle le vit se diriger vers un groupe où quelques légions d’honneur s’écartèrent pour lui faire place tandis que l’un des membres de l’aréopage présent sur le quai de la gare se précipitait vers elle en lui tendant une coupe de champagne. Mauricet a raison pourtant, pensait-elle, il y a quelque chose de profondément humiliant dans notre métier. Et dire que c’est celui que j’ai choisi ! Elle cherchait de l’œil son conseiller tout en répondant machinalement aux compliments du pourvoyeur de coupe qui semblait décidé à lui tenir la jambe le plus longtemps possible. « - Pardonnez-moi, coupa-t-elle soudain, j’aperçois quelqu’un là-bas à qui je dois parler. » Et elle s’éloigna sans plus de manières. Elle venait de distinguer, à demi dissimulé par une douairière à trois rangs de perles, le petit conseiller qui, de ce poste d’observation, la guettait sans doute depuis son arrivée. Le jaune cuir de son visage vira à l’orange quand il vit qu’elle l’avait aperçu et qu’elle venait vers lui et elle nota cet horrible détail : il s’était mis à loucher ! « - Cher Conseiller, s’exclama-t-elle en s’abattant sur lui, délivrez-moi de cette foule, je vous en prie. Il n’y a rien de plus absurde que ces réceptions. Et dire que nous jouons dans deux heures ! comme si nous étions des machines ! Nous avons besoin de nous concentrer, nous, autres, figurez-vous, surtout avec le rôle que je joue. Avez-vous déjà entendu parler de la pièce ? » Elle se rendit compte qu’elle parlait trop. Mauvais point. Pensons à Richard, se dit-elle : pas de mots, des actes. Le conseiller était en extase. Laissant sur place les trois rangs de perles, qui n’étaient autre que l’épouse du maire, ils s’éloignèrent de quelques pas et le conseiller allait se lancer dans un grand discours qui commençait par : « - Vous souvenez-vous, l’année dernière… » quand elle l’interrompit : « - Emmenez-moi, je vous en prie, je sens que je vais faire un malaise. » Le conseiller, stoppé net dans sa période, s’empressa alors, bousculant les tentures, de l’emmener en direction de la sortie. Elle s’arrangea pour le précéder faisant valoir la courbe infiniment gracieuse de ses hanches moulées dans un fourreau de soie noir et serrant un mouchoir contre sa bouche pour contenir une nausée qui ne demandait qu’à se répandre. Il se retrouvèrent dans la pénombre ouatée du couloir qui faisait le tour de la salle. « - Entrons dans une loge, voulez-vous, dit-elle. Tenez, celle-ci, j’ai besoin de m’asseoir un peu. » La loge était entièrement obscure et sentait le velours fané. On y devinait des angelots et des bobèches en cristal. « - Savez-vous que cette salle date de 1830 et que Marie Dorval en personne est venu y jouer Chatterton. Nous l’avons faite entièrement restaurée il y a deux ans grâce aux subventions du Conseil Général. » Il avait une voix grave et bien timbrée. Dans la pénombre on en aurait presque pu oublier sa taille d’autant qu’il était resté debout devant elle qui s’était alanguie sur une chaise. Quelle infortune, se disait-elle. Dire qu’avec vingt centimètres de plus cet homme serait beau ! « - Vous sentez-vous mieux ? ajouta-t-il -« Elle répondit en gémissant : « - Pardonnez-moi mais quand je me retrouve comme ça dans une salle de théâtre vide, ça me fait toujours un drôle d’effet. Pas vous ? C’est comme une espèce d’excitation érotique, je ne sais pas pourquoi. » Elle leva son regard vers lui et s’aperçut qu’il louchait de plus belle. Elle eut un petit rire et baissa les yeux comme confuse de ce qu’elle venait d’avouer. D’instinct il avait croisé les mains sur son ventre et se tenait ainsi devant elle, tout près… Le silence autour d’eux s’épaississait. C’est le moment de lever le rideau, pensa-t-elle. Que le spectacle commence ! Elle n’avait pourtant pas le sentiment de jouer un rôle parce qu’en vérité elle était sincère. Il était exact que les salles vides produisaient toujours sur elle une charge érotique. Une salle vide c’est l’attente, le mystère, le lieu de tous les possibles au moment où rien n’est encore advenu. Je vais faire l’amour avec le fantôme de l’Opéra ! se dit-elle. À cet instant précis elle avait follement envie de lui et avec ce geste qu’elle avait déjà tant de fois pratiqué et dans lequel elle était passée experte, appuyant son front contre son ventre, elle glissa la main entre ses cuisses. Alors, sentant qu’il était prêt et que plus aucun retour en arrière ne serait possible, elle entreprit d’ouvrir le rideau, dévoilant d’un seul coup l’objet dont les hommes d’ordinaire sont si fiers et qui, comme un jeune acteur débutant, palpitait entre ses doigts… Halte-là, se dit-elle, n’allons pas plus loin sinon l’oiseau va s’envoler. Mais elle ne l’eut pas plus tôt pensé que le mal était fait. Se relevant alors et retirant la pochette qui dépassait de la veste du conseiller elle s’essuya lentement. Pendant ce temps il se tenait droit dans ses bottes, les mâchoires serrées. « - Pardonnez-moi, murmura-t-il, je n’ai pas pu me retenir. » Comme elle ne se souvenait plus de son prénom elle se contenta de soupirer : « - Mais non mon ami, ce n’est rien. La faute en est à mon impatience. Aurons-nous le bonheur de nous voir ce soir ? » Il reprit sa pochette pour essuyer son front qui transpirait abondamment, manifestant tous les signes du désarroi le plus complet. « - Attendez-moi après le spectacle, ce soir à minuit, place de la Liberté, derrière votre hôtel. »
« - Il m’a dit ce soir à minuit, place de la liberté. C’est la petite place qui est juste derrière mon hôtel. » Bachelet n’en revenait pas. Il jubilait au téléphone. « - C’est super-sympa ! Je vais prévenir mon ami. Ne t’occupe de rien. Essaye simplement de t’attarder un moment dans la rue avec lui, genre baiser brûlant sous porte cochère, tu vois ce que je veux dire ? – Tu sais, il doit être déjà terrorisé à l’idée qu’on le voie… - Eh bien, s’il veut rentrer tout de suite, arrange-toi pour que la porte reste déverrouillée. Dans le feu de l’action il ne remarquera rien. Après tout c’est à toi de lui faire tout oublier. Mets-y le paquet et ne t’inquiète pas du reste, vous ne vous rendrez compte de rien. » Elle congédia Bachelet en lui rappelant l’heure du rendez-vous et en attendant alla se faire couler un bain.

NB: Les épisodes déjà parus sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" en haut de l'écran à droite.