Elle ne parvient pas aujourd’hui à le croire. Pourtant ses souvenirs sont si fidèles ! Tout en écoutant d’une oreille les histoires de Mme Pons, elle revoit toute cette journée, qui devait lui être fatale. Elle la revoit avec une incroyable abondance de détails, image par image, comme un film qu’elle se serait projeté mentalement, se rappelant aussi chacune de ses émotions, des pensées qui lui traversaient l’esprit à ce moment-là. Mais en même temps c’est comme s’il ne s’agissait pas d’elle mais d’une autre dans la peau de laquelle elle aurait le pouvoir de se mettre mais qui lui demeurerait totalement étrangère. Car rien de ce qu’elle est aujourd’hui ne colle plus avec ce qu’elle était alors. Comment peut-on changer à ce point ? Pourtant ce dont elle se souvenait le mieux c’était de sa lucidité, de son détachement, et même d’une sorte de jubilation qui l’animait ce jour-là quand elle pliait cet homme à ses caprices, ce mélange de haine et de pitié qu’elle éprouvait pour lui.
« - Vous n’avez pas l’air bien ma chère Lucie. Ce sont toutes ces histoires qui vous bouleversent, n’est-ce-pas ? Pauvre Paolo ! je crois qu’il s’en souviendra longtemps de sa nuit d’hier. Et moi non plus, du reste, je ne suis pas prête de l’oublier. » Lucie fait un effort pour avoir l’air de s’y intéresser : « - Alors qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? dites-moi. Vous êtes allé voir l’amant de sa femme ? – Mais non, voyons ! puisque je vous dis que nous n’avions pas la moindre idée de l’endroit où il pouvait être. Vous ne m’écoutez pas décidemment ! De toutes façons il était trop tard. J’ai donc raccompagné Paolo chez lui et je lui ai conseillé d’essayer de dormir. Je lui ai dit que nous aurions tout le temps de reprendre nos recherches le lendemain, c’est-à-dire ce matin. Je lui ai offert de rester pour le soutenir. Il m’a proposé la chambre d’ami. Vous savez, l’appartement est immense, nous n’avions pas tout vu. Une chambre ravissante, d’ailleurs. Bref, nous avons mangé la soupe qu’il avait préparée pour sa femme, puisqu’elle devait rester à l’hôpital, et puis nous sommes allé nous coucher. J’étais éreintée. Je n’avais rien amené naturellement mais il m’a prêté les affaires de Marguerite. Dire qu’à mon âge c’était la première fois que je dormais chez un homme qui n’était pas mon mari, vous vous rendez compte !… Enfin c’était en tout bien tout honneur, évidemment. – Évidemment ! – Sauf qu’au bout d’un moment, vous me croirez si vous voulez, voilà que je l’entends gratter à ma porte ! Je dois dire que j’ai cru… mon Dieu ce qu’on peut être bête ! Non, il voulait simplement me parler de sa femme. Il s’est assis sur le bord de mon lit et là il s’est mis à me raconter la façon dont il l’avait rencontrée, leur bonheur au début, et puis l’arrivée de ce Walter, et son désespoir quand elle était partie à l’étage au dessus. Et maintenant, au fond, il savait qu’elle ne redescendrait plus mais ce qu’il voulait c’était sentir qu’elle était heureuse et puis avoir au moins le droit de la voir de temps en temps. Si Walter la quittait définitivement, elle se tuerait de nouveau et ça il ne le supporterait pas. Je l’ai consolé comme j’ai pu. Il a recommencé à me dire que si ça n’avait pas marché entre eux c’est parce qu’ils n’avaient pas eu d’enfants, et que c’était certainement de sa faute, ils avaient tout essayé, mais maintenant de toutes façons c’était trop tard. Je crois qu’à un moment il m’a parlé aussi de son collègue qui le hait, le second basson. Il m’a expliqué l’école française, l’école allemande… je n’y comprenais rien. Enfin je m’endormais pendant qu’il parlait, je ne me suis même pas aperçu quand il est sorti de ma chambre. Ce matin quand je me suis réveillée il était déjà parti pour aller à l’hôpital. Il m’avait laissé un mot sur la table de la cuisine en me disant qu’il me téléphonerait dès qu’il l’aurait vue et qu’en attendant je prenne le petit déjeuner sans lui. J’étais en train de faire chauffer le café quand le téléphone a sonné. C’était lui ! Elle est toujours dans le coma, m’a-t-il dit, mais elle continue à chanter. Cette fois elle chantait la mort d’Yseult. Il paraît que c’était magnifique, les infirmières pleuraient autour de son lit. Le médecin lui a expliqué qu’il fallait lui laisser le temps de récupérer et que ça pouvait prendre encore deux ou trois jours mais on ne pouvait pas pour l’instant savoir dans quel état elle serait à son réveil. Il m’a dit aussi qu’il avait rappelé l’ami de cette fille, Magali, qui avait pu lui donner un certain nombre d’autres numéros à appeler. C’est ce qu’il allait s’employer à faire. Voilà. Ensuite je suis repartie chez moi et je n’ai plus eu de nouvelles. J’espérais qu’il me rappellerait mais il ne l’a pas fait. Au fond, c’est plutôt bon signe. Il a peut-être réussi à retrouver son Walter. Il doit être en train de le convaincre de revenir ! Mon Dieu ! quelle histoire ! Enfin, si c’est le cas, je serai ravie pour lui. » (Elle dit cela mais en réalité elle est furieuse qu’il ne lui ait pas donné signe de vie, pense Lucie, elle l’a attendu en vain toute la journée et elle n’en peut plus de se sentir exclue).
Lucie et Mme Pons se quittent comme d’habitude devant la grille de la villa. Lucie ne lui a pas parlé de son projet de partir à la recherche de Richard. Elle ne lui a pas parlé non plus de Mathilde. Elle a simplement évoqué son voyage à Dunkerque en disant qu’elle avait trouvée son amie très malade et qu’elle allait sans doute mourir bientôt. C’était la deuxième fois, après Philippe, que Lucie évoquait devant elle la mort prochaine de quelqu’un, et une ombre de contrariété est passée sur le visage de Mme Pons comme si celle-ci pensait qu’elle allait lui jeter un mauvais sort à force de parler de ça. Alors elle s’est promis d’éviter le sujet à l’avenir.
Une fois chez elle, elle est allé fermer ses volets et procéder à ses ablutions habituelles, et maintenant elle se glisse dans son lit, rejointe aussitôt par Princesse qui se couche entre ses pieds, et voici que les images reviennent comme si elles avaient attendu tranquillement que le silence se fasse autour d’elle pour reprendre leur place, les images de cette nuit de Juin où il faisait si chaud sur la ville. À minuit les rues étaient désertes. La place de la Liberté se situait en effet juste derrière son hôtel comme il l’avait dit. Comment allait-il arriver ? à pieds ? en voiture ? Que lui proposerait-il ? d’aller chez lui selon toute vraisemblance. C’était encore ce qu’il y avait de plus discret. Et ce serait ensuite les grandes bacchanales dans le lit conjugal. Les hommes sont comme ça ! Au fond ils sont tous les mêmes, pensait-elle. On dirait qu’ils sont prêts à risquer leur vie pour quelques minutes d’extase et puis après ils n’ont rien de plus pressé que de s’endormir. Lui, au moins, il ne regretterait pas le voyage. Grâce à elle il vivrait des émotions uniques, incomparables. Il faudrait qu’elle lui en donne pour son argent, pour le prix qu’il ne savait pas encore qu’il aurait à payer, quelque chose qui ressemble à de l’amour… Tout le reste de la journée, depuis la scène de la loge, elle n’avait rien fait que de penser à lui. Elle était rentrée à son hôtel, elle avait dîné légèrement avec ses camarades et puis retour au théâtre, maquillage, coiffure… Elle se sentait dans un état particulier ce soir là, elle avait joué mécaniquement, sans penser à rien, l’entracte lui avait paru interminable. D’ailleurs le public était mauvais. C’était toujours comme ça les soirs de gala. Après le spectacle elle avait regagné son hôtel. Il était onze heures et demi. Elle avait encore eu le temps de téléphoner une nouvelle fois à Jean-Paul qui avait décroché aussitôt. « - Alors ? Tout est prêt ? – Tout est prêt. » À minuit exactement elle était descendue dans le hall, en oubliant complètement d’observer le petit quart d’heure de retard qu’il est d’usage de ménager en pareil cas. Elle imaginait la tête qu’il ferait quand il verrait les photos ensuite…

NB: Les épisodes déjà publiés sont rassemblés sous la rubrique " Rideau" roman de Pierre Danger, en haut à droite de l'écran.