Il est allé baisser le rideau de fer - « - Pour ce qui vient de clients, tu sais ! Viens voir où j’habite. Nous y serons mieux pour bavarder ! » Une pièce encombrée de caisses, de livres, d’objets en tous genres qui donne sur une autre pièce, plus petite où l’on aperçoit un lit encombré d’édredons. Et maintenant ils ne savent plus quoi dire, il y en aurait tant à se raconter ! Il a posé une main sur la sienne qu’il caresse en la regardant dans les yeux et elle jouit éperdument, au plus profond d’elle-même, de ce contact qui fait remonter en elle des choses si anciennes et si intimes. Comment une peau, se dit-elle, peut garder pendant quarante ans le souvenir d’une autre peau ? Elle ferme les yeux et à cet instant plus rien d’autre ne compte que cet infini bonheur qu’elle ressent. Elle avait donc raison, c’était là le bout du chemin, il y avait donc un sens à cette expression « je n’ai plus rien à désirer » qu’elle regrette maintenant d’avoir prononcée tant de fois quand elle voulait se donner du courage, se dire qu’au fond elle n’avait pas si mal réussi, que sa vie était agréable. Tout cela balayé, renvoyé à l’insignifiance de ces mots en l’air qu’on prononce sans y penser. Elle rouvre les yeux, il n’a pas bougé, il la regarde. Est-il en train de la juger, de faire le détail de ses rides, de tous les hideux stigmates du temps qui se sont inscrits sur sa peau ? Elle préférerait mourir maintenant, disparaître aussi soudainement qu’elle est apparue pour qu’elle puisse ne garder que cette sensation du contact de sa peau qui la remplit entièrement. Mais hélas il est là devant elle qui la regarde et la juge et de nouveau elle ne se sent plus qu’une toute petite fille, timide et honteuse, comme celle qui jadis était montée pour la première fois dans sa chambre il y a plus de quarante ans. À quoi va-t-il l’initier cette fois ? à l’implacable loi du temps qui passe, à l’œuvre de la mort ? Oui, c’est cela, s’il pouvait tout simplement la tuer à cet instant !… mais au lieu de ça il reprend la bouteille. « - Je t’en ressers un petit coup ? – Si tu veux. - Alors, dis-moi, en quel honneur tu me tombes dessus comme ça ? » Elle hausse les épaules, fait semblant de ne pas savoir quoi répondre. « - C’est compliqué, tu sais. Toute une histoire. Tu as appris que Mathilde avait eu une attaque il y a deux ans… ou trois ans, je ne sais plus. Depuis elle est dans un état de semi inconscience, elle ne parle plus… – Ça ne doit pas la changer beaucoup. – Pourquoi dis-tu ça ? – Parce qu’elle n’a pas fait grand chose de sa vie, non, autant que je sache. – Ne sois pas méchant. - Je pensais qu’elle était déjà morte, insiste-t-il. Toi aussi du reste. Excuse-moi mais je croyais que tu étais morte. Enfin, en vérité, je ne me suis pas posé la question. – Tu n’as jamais eu le désir de nous revoir ? » Il part d’un grand rire qui découvre ses dents carnassières, ces dents qui étaient la chose de lui qui l’avait le plus frappée quand elle l’avait vu pour la première fois mais qui sont devenues jaunes aujourd’hui, comme du vieil ivoire, jaunes et déchaussées sur des gencives de plâtres comme on voit sur ces masques primitifs qui représentent des divinités effrayantes. Il vide son verre de cognac et une lueur d’ironie s’allume dans son regard : « Si, j’avoue que parfois j’ai pensé à toi quand j’avais de petites envies. – Idiot ! » Ils restent un moment sans parler tandis qu’il la dévisage longuement. Il doit être en train de se demander si je vaux toujours le coup, se dit-elle. Je le connais, c’est ce qu’il a dans la tête depuis le début… Comme c’est la première fois depuis bien longtemps qu’un homme la regarde ainsi elle en éprouve une sensation de chaleur qui lui fait monter le rouge aux joues, ainsi qu’un sentiment d’effroi dû à la peur de le décevoir. Machinalement elle passe sa main dans ses cheveux, fixant obstinément son verre pour échapper à son regard puis au contraire d’un seul coup lève les yeux sur lui. Il n’a pas cessé de la scruter et tout à coup lui pose cette surprenante question: « - Ce sont les autres qui t’envoient, n’est-ce-pas ? – Quels autres ? Philippe ? – Non, les autres, ceux qui me recherchent. Ce sont sûrement eux, sinon comment aurais-tu retrouvé ma trace ? – C’est grâce à Mathilde. – Tu m’as dit qu’elle ne parlait plus ! Ah ! tu vois, tu t’embrouilles. Je suis sûr que ce sont les autres. À moi on ne la fait pas. Mais ils n’obtiendront rien de moi, tu sais. Tu peux le leur dire. D’ailleurs ils ne peuvent plus rien contre moi. Il y a eu l’amnistie. Ah ! ah ! tu vois je suis au courant. L’amnistie ! effacé… blanc comme neige… Mais je sais bien ce qu’ils voudraient !…Tu pourras leur dire ça quand même, qu’ils ont raison de se méfier. Nous n’avons pas dit notre dernier mot. » Après avoir constaté que la bouteille de cognac était vide, il va en chercher une autre dans un gros bahut mauresque en bois d’ébène qui occupe toute une cloison au fond de la pièce et Lucie reconnaît tout à coup le bahut qui se trouvait autrefois dans la villa de ses parents et sur lequel elle posait son sac en arrivant quand elle venait le voir. Il faisait si bel effet là-bas quand il se détachait sur le grand mur blanc au dessous de la double petite fenêtre à colonnes torsadée ! Mais ici il paraît énorme, déplacé. Elle revoit aussi Richard, évoluant au milieu de son palais avec sa démarche en crabe, toujours un peu courbé, un peu oblique. Il a gardé la même bouche, tordue par cette grimace sardonique dont il se servait comme d’une protection contre les autres et qu’il conservait même dans les moments les plus intimes, et elle l’en plaint tout à coup comme si elle s’apercevait qu’il avait gardé le même costume depuis quarante ans. « - Et ta mère, lui demande-t-elle, qu’est-elle devenue ? – Elle n’a pas eu de chance, la pauvre. Elle est morte d’un cancer. Elle était allé s’installer au Brésil avec un homme d’affaires qu’elle avait rencontré quand mon père l’a laissé tomber. Il s’appelait Fernando et il était très amoureux d’elle. Je l’ai rejointe ensuite quand j’ai été libéré (et en disant cela il ricane) et puis après, à la mort de ma mère je suis revenu en France. Tu voudrais bien savoir où j’étais, n’est-ce-pas ? Mais ça se sont mes secrets. - Enfin pourquoi toutes ces cachotteries à la fin ? Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? – Tu as bien entendu parler de Lachaume tout de même ? – Qui ça ? - Le commandant Lachaume !… non ? et la Légion de l’Ordre Noir ?… Tout le monde connaît la Légion de l’Ordre Noir. C’est là-bas que tout a commencé, au moment de la débâcle. On a été un certain nombre à refuser de renoncer. On s’était fait avoir mais ils auraient eu tort de croire qu’on allait s’avouer vaincu. Il fallait récupérer nos positions. Alors nous avons commencé à nous organiser. Je ne peux pas te dire quel rang j’occupe dans le mouvement, mais bon, tu me comprends, ce n’est pas le dernier… C’est ça qu’ils voudraient savoir : la place que j’occupe, quels sont mes contacts… Mais tout est verrouillé, cloisonné de façon que même si je le voulais je ne pourrais rien dire. Chaque légionnaire ne possède qu’une partie des clés. Seul Lachaume a tout le trousseau. Il vit en France mais sous un autre nom, personne ne sait qui il est. Moi je le sais parce que je l’ai bien connu là-bas, au Brésil, mais j’ignore son adresse. Je correspond avec lui par des intermédiaires. C’est lui qui détient notre trésor de guerre. Nous lui faisons toute confiance. « Confiance et Dévouement » c’est notre devise. Au fil des années il a accumulé tous les dons des camarades. L’argent est le nerf de la guerre n’est-ce-pas ! (et en disant cela il frotte son pouce contre son index). C’est pour cela qu’ils ont gagné la première fois parce qu’ils avaient du dollar, mais aujourd’hui le dollar, ça ne vaut plus tripette. Nous avons des informations. L’économie américaine va s’effondrer. Tu n’as pas de dollars au moins ? sinon il faut me les confier, je te les échangerai contre des à valoir. Ça te permettra de récupérer ta mise après la victoire. » Lucie se demande s’il est vraiment devenu fou ou s’il joue la comédie. Déjà à l’époque il avait tendance à se raconter des histoires. C’était un peu comme cet amour pour Mathilde dont il faisait étalage et puis ces affaires louches dans lesquelles il avait trempé ensuite, à la faveur des événements, et qui lui avait valu d’aller en prison. C’était sans doute là que tout avait commencé : la fréquentation de quelques soldats perdus qui voulaient continuer la lutte et avec qui il s’entretenait encore dans l’illusion de la revanche. Elle ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une sorte d’admiration pour lui. Elle était prête à l’écouter avec d’autant plus de complaisance qu’elle savait qu’il avait trouvé en elle un exutoire providentiel pour se libérer de ce qu’il ne pouvait sans doute jamais confier à personne, parce que selon toute apparence il vivait dans la plus grande solitude. « - Je croyais que tu étais marié. On m’a dit que Mathilde t’avait rencontré un jour par hasard et que tu étais avec ta femme et tes enfants. » Il a l’air de ne pas s’en souvenir ou de ne pas avoir entendu. Il remplit les verres qui sont vides et murmure en vidant le sien : « - Ça ! on peut dire que ça a été leur meilleur coup. Ils ont bien failli m’avoir ce jour-là. J’avais dit à ma femme de prendre la voiture pour partir avec les enfants, que je les rejoindrais le lendemain, et le soir on m’a téléphoné qu’ils étaient morts. Dans le trou, directement, les freins qui avaient lâché. Travail de pro, hein ! Ils ont dû faire une de ces têtes quand ils ont vu que je n’étais pas dans la voiture avec eux !… Mais tu m’emmerdes à la fin de me faire raconter tout ça. Qu’est-ce que tu attends ? que je me mette à table ! Ne t’inquiète pas, même complètement saoul, je suis encore capable de tenir ma langue. Tu leur diras ça aussi, que je peux parler sans m’arrêter pendant trois jours et trois nuits sans rien balancer. Pas ça ! (et il fait cliquer l’ongle de son pouce sur ses incisives). » Et puis tout à coup comme tous les ivrognes, le silence… Il se noie dans ses pensées. Se souvient-il même qu’elle est là ? Il se ressert un verre, le vide et émet machinalement une sorte de grognement. Elle a l’impression qu’il est sur le point de s’endormir. Comment vit-il ? A-t-il tout ce qui lui faut ? Peut-elle l’aider ? elle ne sait pas quoi faire. Alors elle rebouche la bouteille et se lève pour aller la ranger dans le bahut tandis qu’il continue à dodeliner de la tête au dessus de la table. En revenant elle pose la main sur sa nuque : « - Bon, eh bien je crois que je vais repartir. » Il se redresse lentement, se lève, la regarde d’un air suppliant et tout à coup la prend dans ses bras et la serre contre lui. Elle sent tout son corps trembler contre le sien et une main se glisser entre ses fesses pour relever sa robe. Alors, sans plus penser à rien, elle se laisse tomber en arrière
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