Changement à Lyon. Tous les trains se ressemblent. Les voyageurs qu’elle croise ont l’air d’y passer leur vie. Peut-être est-ce le cas, d’ailleurs. Peut-être sont-ils eux aussi à la recherche d’un destin qu’ils s’efforcent de comprendre inlassablement, peut-être y a-t-il ainsi toute une race d’humains condamnés à errer de train en train pour trouver un sens à leur existence, une race qu’elle ignorait jusqu’à présent et dont elle fait désormais partie. Elle aurait envie de leur demander si c’est le cas mais elle n’ose pas car personne ici ne se parle, chacun poursuit son chemin, trace sa route sans s’occuper des autres. Chaque recherche est solitaire et l’on ne s’entretient qu’avec soi-même en attendant la fin du voyage. Elle descend à Lyon pour reprendre un autre train identique au premier qui la dépose cette fois à Montluçon, la laissant sur le quai sa valise de cuir rouge à la main, celle qu’elle avait déjà à Dunkerque. Elle a réservé une chambre à l’hôtel Terminus en face de la gare mais elle a l’intention de n’y faire qu’un saut avant d’entreprendre toutes affaires cessantes sa tournée des bijouteries puisqu’elle n’est venue que pour ça. Il est seize heures, elle n’a pas tant de temps devant elle.
Il fait froid, une petite grisaille humide enveloppe la ville dont les toits gris se confondent avec le ciel. Grâce à un plan elle se dirige vers la rue piétonnière où se situent apparemment la plupart des commerces et en particulier trois des bijouteries qu’elle veut visiter. À cette heure-ci il y a une certaine animation en ville. Les gens font déjà leurs courses pour Noël. Il doit être dans sa boutique au milieu de ses clients. Soudain son sang se glace. Que dis-je !… Il est certainement à la retraite aujourd’hui !… Elle n’avait pas pensé à ça. Comment pourra-t-elle le retrouver s’il est à la retraite. Et de toutes façons il ne tient sûrement plus boutique lui-même. Elle n’aura affaire qu’à des vendeuses et elle passera à côté de lui sans même s’en douter ! Décidemment tout ceci est insensé !…
La première bijouterie dont elle a noté l’adresse s’appelle La Gerbe d’Or. Un magasin plutôt moderne, banal, avec deux vitrines de part et d’autre d’une porte vitrée. Elle entre sous prétexte de chercher une bague : « - Je voudrais quelque chose de tout simple comme celles que j’ai vues en vitrine… » La vendeuse, serrée dans une robe fuchsia, qui lui arrive à mi cuisse, ouvre le fond de la vitrine qui pivote sur ses gonds pour libérer les présentoirs (on voit la marque de sa culotte à travers sa robe), elle en extrait deux ou trois écrins. Je ne vais tout de même pas acheter une bague dans chacune des bijouteries que je visite ! se dit Lucie… Elle observe du coin de l’œil la vendeuse qui se penche en faisant jouer sur son index un petit anneau serti de brillants. Elle a des ongles soigneusement effilés. Peut-être que je suis tombé du premier coup sur la bonne adresse. Ça ne m’étonnerait pas si j’apprenais que cette vendeuse est sa maîtresse. Tel que je le connais !… L’a-t-il initiée à ses cochonneries, elle aussi ? C’est dégoûtant !… Elle regarde la vendeuse qui a des cheveux blonds tirant sur le roux et des joues un peu trop rondes, des yeux lourdement soulignés de noir et dans le sillon de sa gorge une petite croix en or. Plutôt sympathique au fond, elle doit être bonne fille… La vendeuse attend sans impatience que Lucie arrête son choix sur l’un des articles qu’elle lui présente. « - Celle-ci fait très chic sur vous, Madame. Vous avez des doigts fins. – Oui, vous croyez ?… » Elle sent son cœur cogner dans sa poitrine, elle a l’impression qu’il va surgir d’un moment à l’autre. Me reconnaîtra-t-il ? Comment réagira-t-il en voyant la vieille femme que je suis devenue ? Comment lui faire croire que je suis entré ici par hasard ? Il va penser que je suis venu dans l’intention de lui remettre le grappin dessus !… Elle a envie de fuir tout à coup, repose la bague sur le présentoir : « - Non, excusez-moi, je crois que finalement… » La blonde, vaguement inquiète, perçoit que quelque chose n’est pas tout à fait normal chez cette cliente. Une voleuse ? une malade mentale ? cela fait partie de son métier de voir venir les embrouilles. Elle jette un coup d’œil à sa collègue, une grande brune de l’autre côté du comptoir. Échange de regards. Elles vont se moquer de moi quand je serai partie, se dit Lucie « - Tu as vu cette vieille toquée ! » Et avec ça, je ne suis pas plus avancée qu’avant. Qu’est-ce qui peut me laisser croire après tout… Alors elle prend son courage à deux mains et au moment d’ouvrir la porte pour s’en aller : « - À propos, pardonnez-moi… Est-ce que votre patron sera là tout à l’heure ? – Quel patron ? – Le propriétaire du magasin, j’ai quelque chose à lui dire… de la part d’une amie. » La blonde regarde sa collègue qui pouffe de rire. « - Ah ! Mademoiselle Arouët, vous voulez dire ? Mais elle n’est jamais là. – Oh ! alors j’ai dû me tromper, excusez-moi. Mas il n’y a pas une autre bijouterie dans le quartier, dont le propriétaire est un homme ?… un homme qui doit avoir à peu près mon âge… marié avec deux enfants… enfin, je veux dire au moins deux. – Comment s’appelle-t-il ? – C’est-à-dire… » Elles ne se retiennent plus de rire maintenant toutes les deux. Elle est carrément piquée décidemment la vieille. Tout à coup elles se croient dans un film, toutes excitées, prêtes à se mettre en quatre pour l’aider. « - C’est peut-être le père Lazare, dont vous voulez parler ? - Il a des enfants le père Lazare ? demande la blonde à la brune (mimique éloquente) - Je ne crois pas (elles pouffent de rire de nouveau) - Allez toujours y voir. Il a sa boutique juste après la place Kléber, par là, en continuant tout droit. » La blonde est sortie sur le trottoir pour lui indiquer la direction. « – C’est loin ? – Non, à cinq minutes ! – Merci beaucoup. »
Elles riaient en parlant du « père Lazare ». Pourquoi riaient-elles ? Il y avait des sous-entendus dans leur rire. Elles ont voulu lui faire une farce. Le Père Lazare !… ce doit être un vieux fou. Elles se sont dit : le fou avec la folle !… Mais enfin, sait-on jamais ? La bijouterie s’appelle Les Temps Anciens, elle n’était pas sur sa liste. Quand elle arrive elle s’aperçoit qu’il s’agit plutôt d’une sorte d’antiquaire qui présente aussi dans sa devanture de l’argenterie et divers bibelots précieux, montres à gousset, boules de cristal décorées de filets de couleur, éventails et pince-nez en écaille. L’intérieur est profond et sombre. Si ces jeunes filles ne me l’avaient pas indiqué, se dit-elle, je ne serais jamais venue ici. Est-ce un signe du destin ?… Elle entre en faisant tinter un carillon dont le son cristallin se prolonge interminablement. L’intérieur de la boutique lui paraît vide tout d’abord, jusqu’à ce qu’une tête apparaisse tout au fond, derrière un vieux cartel posé sur une table, comme une lune qui se lèverait à l’horizon, une tête toute ronde, entièrement dépourvue de cheveux, à laquelle est ajustée une paire de lunettes en acier que l’homme remonte sur son front en la fixant d’un regard dont l’intensité soudain se concentre de plus en plus tandis que divers sentiments y passent comme les écrans d’un disque rotatif. Elle le regarde aussi… sa tête lui tourne comme si elle allait s’évanouir… et ils restent ainsi se fixant sans bouger pendant un long moment. Puis Lucie s’avance tandis que ses yeux se brouillent de larmes, du même mouvement que l’homme s’est levé de derrière sa petite table et le cartel, au moment où ils vont se rejoindre, se met à sonner trois coups nostalgiques et implacables. Ils éclatent de rire en même temps : « - Voilà ce qui s’appelle de la mise en scène ! s’exclame-t-il. - Tu m’as reconnue ? – Ben voyons ! »

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" roman de Pierre Danger en haut à droite de l'écran.