Que de temps il aura fallu pour en arriver là ! Mais cette fois il n’y aura pas de petit déjeuner dans le jardin, pas de mère pour lui faire des compliments sur sa fraîcheur de jeune fille. D’ailleurs pour ce qui est de la fraîcheur !… Elle n’ose pas se lever de peur qu’il la voie, reste pelotonnée sous le drap tandis que lui, déjà debout, est en train de trafiquer dans la pièce à côté. Elle l’entend. « - Qu’est-ce que tu fais ? – Le café. – Il y a longtemps que tu es levé ? » Il ricane sans répondre. Elle se lève à son tour, enroulée dans la literie, échevelée. « - Je dois être horrible, pardonne-moi. – Va prendre un douche. C’est là, à côté. » La salle de bain est minuscule comme le reste. En tout il n’y a que deux pièces, une petite cuisine et cette salle de bain. Les fenêtres donnent sur une petite cour. Cette nuit des voisins se sont plaint et leur ont demandé de faire moins de bruit. Comment l’énergie de vivre peut-elle ainsi rester tapie au fond d’un être et ressurgir des années plus tard comme si rien ne s’était passé ! Elle a retrouvé toutes ses sensations intactes, exactement comme lorsqu’elle allait le voir autrefois. Dans l’obscurité de la chambre, au milieu de la nuit, elle reconnaissait chacun de ses gestes, sa façon de respirer, la forme de ses muscles, le goût de son sexe. Si longtemps après rien, absolument rien n’avait changé. Elle voulait lui montrer quels progrès elle avait faits depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus et combien elle avait su profiter de ses leçons mais il l’avait interrompue en lui disant : « - Arrête, tu me fatigues. » Et elle avait compris alors qu’avec tous ces hommes qu’elle avait connus après lui c’est sa place à lui qu’elle voulait occuper et voilà que d’un seul coup il la remettait à la sienne, tout rentrait dans l’ordre, il recommençait à exiger d’elle des choses qui la scandalisait. Comment peut-on, à notre âge !… Mais une fois de plus elle sentait qu'une vérité se révélait dans ces actes ignobles et qu'une fois de plus il lui fallait le suivre, sans discuter. Comment disait-il déjà : « Confiance et Dévouement ». Elle serait un fidèle soldat. Car le plaisir de l’abjection est dans la soumission. Seulement il semblait préoccupé, jamais satisfait, trouvant toujours de nouvelles exigences à lui imposer, corrigeant avec une précision maniaque telle posture qui ne lui convenait pas, la maltraitant afin de parvenir à un plaisir qu’il n’atteignait jamais, l’insultant, la frappant même, inventant toujours de nouvelles positions, plus grotesques encore que les précédentes dont il espérait obtenir des résultats plus probants. Et ce matin encore, là, devant son café, il semble inquiet, insatisfait : « - Qu’est-ce que tu comptes faire aujourd’hui ? lui demande-t-il. - Je ne sais pas. De toutes façons il faut que j’aille à mon hôtel pour chercher mes affaires. – Tu sais, je ne peux pas t’héberger ici. - Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de t’encombrer. » Après avoir terminé son café il va rincer son bol dans l’évier. Tout indique chez lui des habitudes de vieux garçon. « - Tu es pressée que je m’en aille, n’est-ce-pas ? Tu te souviens, chez toi, tu me quittais toujours avant la fin de la nuit. Mais ici tu ne pouvais tout de même pas me mettre dehors. » Il ricane, cherche quelque chose, un vieux carnet qui était dans le tiroir de la table. « - J’ai plusieurs rendez-vous aujourd’hui. Nous sommes en train de préparer quelque chose, tu pourras leur dire ça, mais ce n’est pas encore pour tout de suite. Attends-moi à ton hôtel, je passerai te voir. – À quelle heure ? – Je ne peux pas te dire. - Et qu’est-ce que je vais faire toute la journée ? – Va voir les musées. » Elle lui promet de s’occuper en l’attendant. « - Alors disons vers six heures. Tâche tout de même de ne pas être trop en retard. »
Elle n’avait pas trop de la journée pour se remettre. Après être montée dans sa chambre elle s’est recouchée et a dormi jusqu’à midi. Elle était épuisée. Quand elle s’est réveillée elle ne savait plus où elle était et ressentait une sorte de relâchement de tout son corps dont elle ne parvenait pas à s’expliquer la cause avant de se ressouvenir de la nuit qu’elle venait de passer. Cette impression de plénitude qui l’envahissait ! cette lassitude voluptueuse… c’était donc cela ! Pourtant pas une fois elle n’avait atteint le plaisir. Ce fameux plaisir qui demeurerait toujours pour elle un mystère ! Quant à Richard, entre l’âge et la boisson !… Au fond, se dit-elle en riant, ce n’était que le coït abject de deux vieillards impuissants. Pourtant ce qu’elle venait de vivre était bien une histoire d’amour, une histoire par laquelle elle renouait avec sa jeunesse, comme si les choses s’amusaient à se déguiser en leur contraire : la laideur en beauté, l’abjection en pureté, le mensonge en vérité….
Et maintenant la voici qui erre au hasard dans les rues de Montluçon. Il fait froid, elle ne voit personne, marche droit devant elle. À un moment il y a une rivière, un pont qu’elle traverse, des faubourgs… et puis elle revient sur ses pas, entre dans un magasin de vêtements où elle regarde des robes suspendues à des tringles : une robe de mousseline noire avec une ceinture de soie. Elle la trouve ridicule mais l’essaye tout de même et se contemple dans la glace comme si elle était une autre qu’elle reconnaît à peine. Elle décide de la garder bien qu’elle lui déplaise, simplement pour acheter le droit de s’apparaître ainsi étrangère à elle-même. Ce qu’elle achète c’est l’apparence en laquelle elle s’incarnera pour disparaître. Une actrice en somme ! Si je ne peux exister que dans un rôle, jouons-le jusqu’au bout et ne demandons à la vie que ce qu’elle peut nous donner : un reflet de soi dans un miroir. Il y a foule dans le magasin. Des femmes essentiellement. La frénésie des achats de Noël. Chacune court après quelque chose, l’une après la beauté, l’autre après le désir d’être riche et il suffit de les regarder pour connaître leur envie. Elles la portent comme un écriteau suspendu à leur cou. Moi je voudrais tant qu’on me croie plus jeune que je ne suis ! moi je voudrais que les hommes me désirent. Chacune tirant le meilleur parti de ce qu’elles ont à mettre en valeur, qui une chevelure, qui une paire de seins, qui une jolie cuisse. Pas une qui n’appelle de toutes ses forces le regard des autres, en prenant bien soin, naturellement, de faire semblant de rien. On affecte de rester retirée en soi-même. On ne consent à s’ouvrir qu’avec la vendeuse qui fait fonction de miroir enchanté : « – Cette robe vous va à ravir. Sur vous elle est d’un chic ! » Miroir, mon beau miroir… Brefs échanges où se joue la comédie d’une intimité qui n’est que le piège de Narcisse. Lucie, elle, a le sentiment d’avoir échappé à cette incomplétude, un peu comme si elle était enceinte. Le doit-elle à Richard ? C’est ridicule, à son âge. Richard est fou, Richard est vieux et laid. Elle retrouve la ferveur avec laquelle elle attendait ses lettres jadis, rue Villedeau, quand elle descendait chaque matin interroger le gardien de l’hôtel ! Les choses finissent donc toujours par s’arranger. Il suffisait d’attendre. En ressortant du magasin elle se retrouve dans la rue où elle était hier et repasse devant la première bijouterie dans laquelle elle était entrée. Les deux vendeuses, la brune et la blonde, sont toujours là et quand elles l’aperçoivent elles échangent quelques mots entre elles en la regardant. La blonde a une robe bleu saphir et la brune est encore en noir. Elles doivent se moquer de moi, se dit-elle, ou bien me prendre pour une folle… Lucie passe son chemin, remonte en direction des « Temps Anciens », la boutique de Richard. Espoir de le revoir avant l’heure de leur rendez-vous ? Non, il ne le lui pardonnerait pas. Il a dit : pas avant ce soir. Mais de loin elle aperçoit que le rideau de la boutique est baissé. Elle s’approche. Il y a une feuille de papier mal collé sur la porte, écrite à la main : « Fermeture Provisoire ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle est saisie d’une vague inquiétude : Et s’il s’était enfui, s’il était malade ? Avec lui, comment savoir ? Elle continue cependant son errance, mais l’œil aux aguets comme si à chaque instant quelque chose pouvait surgir qui viendrait lui signifier la fin de cette état qui ressemble tant au bonheur et qu’elle veut à tout prix préserver en elle. La journée se passe ainsi, de rues en jardins publics. Elle s’arrête un moment dans un café pour se réchauffer car le froid dehors devient insupportable. Elle pense à tous ceux qui n’ont pas de domicilie fixe, les errants, les clochards. Et elle, avec sa robe de mousseline noire qu’elle n’a pas quittée depuis qu’elle est ressortie du magasin, à quoi ressemble-t-elle ?

NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" en haut de l'écran à droite