c’est cette vie-là qu’elle aurait aimer lui raconter, qu’elle avait menée pendant des années comme une sainte laïque, s’obligeant sans bien comprendre pourquoi à un ascétisme, une austérité qui confinait parfois au masochisme : elle ne prenait que des douches froides afin de raffermir sa peau, elle ne mangeait qu’une pomme matin et soir pour conserver la ligne. Sans doute voulait-elle se punir de ce qu’elle avait été à une époque et de tout le mal qu’elle avait fait. Et le souvenir demeurait en elle de cette fille dont elle avait causé la mort, cette petite Patricia dont le visage l’obsédait, qui revenait toujours dans ses rêves les yeux fixés sur elle. Pourtant il n’y avait aucun mysticisme dans son comportement, la foi lui était de plus en plus étrangère. Elle ne croyait en rien sinon en la vanité définitive de toute chose. S’il y avait un paradis, il était à l’origine, la vie ne faisait que progressivement nous en éloigner. Les morts ne reviendraient jamais. Elle pensait de plus en plus souvent à son passé, à son enfance, à ce pays qu’elle avait dû quitter, elle essayait d’en retrouver les parfums grâce aux fleurs qu’elle cultivait dans son jardin. Et avec l’âge elle s’était peu à peu adoucie. La vestale effrayante s’était transformée en une femme plus douce, plus éteinte, sa beauté demeurait profonde, peut-être plus encore mais comme le reflet de ce qu’elle avait été et son absolue indifférence à l’égard des hommes faisait de cette beauté quelque chose de quintessenciée, comme une abstraction. Elle avait eu quarante ans, puis cinquante ans. À soixante elle était au sommet de son art. Il arrivait que l’une ou l’autre de ses élèves monte à Paris pour entreprendre une carrière qui parfois donnait au début quelques résultats, comme une fusée qui s’élève un moment dans le ciel, puis retombe inexorablement. Quand l’une d’elles était interviewée à la radio ou à la télévision elle célébrait les vertus de son professeur. Alors certains se souvenaient de son nom, se rappelait l’avoir vu jouer au théâtre. Mais elle était aussi indifférente à ces hommages qu’à la réussite de ses élèves. Elle faisait semblant de s’y intéresser pour leur plaire mais en réalité ces leçons commencèrent à lui peser. Dix ans, vingt ans maintenant qu’elle faisait répéter les mêmes phrases – Seigneur je ne vous puis déguiser ma surprise, j’allais voir Octavie et non pas l’Empereur - qu’elle entendait les mêmes intonations modulées par des bouches différentes, dans des timbres différents mais jamais à la hauteur de ce qu’elle avait atteint elle-même un jour quand André Gornès lui donnait la réplique sur la scène de l’Opéra dans la ville où elle était née : - Ma mère a ses desseins, Madame, et j’ai les miens ! et qu’on lui disait qu’elle serait l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger. Alors peu à peu elle s’était retirée, non pas par brusque décision mais le nombre de ses élèves diminuant progressivement elle ne chercha pas à les renouveler. Et c’est ainsi qu’elle s’était retrouvée dans la situation d’aujourd’hui. Voilà tout ce qu’elle aurait aimé dire à Richard, lui raconter, partager avec lui s’il avait pu l’écouter. Mais il était là à lui parler des vertus de la chasteté comme si elle avait été incapable de le comprendre. Elle retrouvait cette propension qu’il avait déjà autrefois, et qu’elle connaissait bien, à s’emballer, à se laisser griser par ses propres mots. Quand il était parti on ne pouvait plus l’arrêter. Il s’échauffait en parlant. « - Nous autres, pionniers d’un ordre nouveau, nous sommes comme des moines soldats, comprends-tu ? Nous n’avons pas le droit de nous laisser distraire de notre œuvre. Je veux bien croire que tu ne sois pas venue ici dans l’intention délibérée de me trahir mais tôt ou tard tu l’aurais fait, c’est dans ta vocation de femme. » Elle lui répond en riant que s’il la prend pour Dalila le danger pour lui ne sera pas bien grand mais il la regarde sans comprendre l’allusion à son crâne chauve, en forme de vieille balle défoncée qu’il secoue devant elle en reflétant les lumières du bar. Il ne doit pas se voir tel qu’il est, pense-t-elle. Et curieusement plus il cherche à l’humilier, plus elle découvre sa fragilité et sent que sa place serait à ses côtés pour l’aider, le protéger, plus elle comprend qu’il incarne son destin et que nulle part ailleurs elle ne sera davantage chez elle qu’ici. Alors elle l’écoute en pensant « cause toujours », pendant qu’il lui parle de Richard Cœur de Lion et de Godefroy de Bouillon. Dans le café personne ne fait attention à lui. Les ouvriers accoudés au comptoir doivent être accoutumés à l’entendre pérorer ainsi. A-t-il l’habitude de venir tous les jours, y vient-il avec d’autres femmes ? des jeunes filles peut-être, qu’il subjugue grâce à son verbe comme il l’avait subjuguée elle, autrefois ? « - Dis-moi, Richard, lui demande-t-elle, comment as-tu échoué dans cette ville ? » Il la regarde un moment sans comprendre. Il en était à Godefroy de Bouillon. « - Ah oui !… Ma femme. Elle était originaire de Montluçon, ses parents vivaient ici. – Comment l’as-tu connue ? » Il sourit d’un sourire chargé de sous-entendus, se penche sur elle, à voix basse : « - Elle était venu passer un an au Brésil, pour ses études. C’est au moment où j’étais là-bas. Lachaume connaissait son père, Il avait un gros commerce ici, une bijouterie. Immense fortune. C’est lui qui me l’a présentée. – Lachaume ? – Oui, le commandant Lachaume, je t’en ai parlé. Sans me vanter, j’étais un de ses proches à l’époque, son fils spirituel pour ainsi dire. Nous avions fait des opérations ensemble là-bas, avec Susini, Lagaillarde, toute la bande. C’est lui qui nous a mariés. Mes deux enfants sont nés au Brésil. C’est à cette occasion que j’ai pu changer d’identité et que nous sommes rentrés en France. Mon beau-père a cédé son affaire à sa fille. – La boutique que j’ai vue ! – Non, non, bien sûr, une bijouterie magnifique ! – Et qu’est-elle devenu ? – Après sa mort nous en avons hérité, et puis il y a eu l’accident et quand je me suis retrouvé seul j’ai vendu. Lachaume avait besoin de fonds. - Tu lui as tout donné ! – Quand on croit en une cause on ne compte pas. – Au fond, pour que tu acceptes de continuer à me voir il faudrait que j’apporte ma dote moi aussi, que je consente à aider ta cause ? – Tu as de l’argent ? – Il faut voir… » Une idée vient de germer dans son cerveau. Elle vient de découvrir son point faible, le moyen par lequel elle pourrait s’assurer de lui. Quelque soit la part de réalité que contiennent ses fantasmes tout se passe comme si la fortune dont il avait hérité à une époque de sa vie lui avait donné l’occasion d’occuper une position décisive à l’intérieur d’un groupe qui constituait le cercle chimérique de son horizon personnel. On avait dû le presser comme un vieux citron jusqu’à la dernière goutte et maintenant il se retrouvait abandonné sur le bord du chemin, laissé pour compte, idée qui lui était insupportable. Il suffisait à Lucie d’observer le regard qu’il portait sur elle maintenant qu’elle lui avait mis cette idée dans la tête pour le vérifier : c’était un regard de drogué en manque, un regard entièrement différent de ce qu’il était encore quelques secondes encore auparavant. En un instant il avait retrouvé tout son lustre, tout son goût de la séduction. Instinctivement sa main s’était rapproché d’elle. Mais il n’osait plus parler d’agent maintenant : surtout ne pas l’effaroucher, ne pas paraître intéressé, mais s’efforcer de lui plaire, corriger le mauvais effet qu’avait pu faire sur elle ses premières paroles. Quel con je fais ! doit-il se dire. Il commande deux autres cognac. Il lui demande maintenant comment elle vit et où elle vit (au fait, c’est vrai, il ne le lui avait pas encore demandé), s’inquiète de ses loisirs, de ses fréquentations (façon de pouvoir procéder à une première estimation de ses espérances). Et au fond, se dit Lucie, il doit même être en train de se demander s’il n’y aurait pas un moyen de m’épouser. Il se voit déjà parti pour un nouvel héritage ! Le délicieux parfum de la canaillerie flatte ses narines. Elle l’adore encore davantage à cet instant, elle le retrouve tout à fait. Et peu importe qu’elle soit la victime potentielle de cette canaillerie-là, l’important est dans cette complicité qui les lie dans à instant, allez comprendre pourquoi ! Par ses réponses elle s’arrange pour maintenir le doute dans son esprit et en même temps pour entretenir ses espérances, elle laisse entendre que la vie ne l’a pas laissée sans ressources et que ce dont elle souffre est l’absence de but, de projets, d’engagement dans laquelle l’âge vous conduit peu à peu sans même que nous vous en doutiez. « - À qui me consacrer désormais, je ne suis plus bonne à personne, plus utile à rien, et je me rends bien compte que ce n’est pas à toi que je vais pouvoir venir m’accrocher. Je suis un wagon trop lourd à traîner. Je me sens si vieille maintenant, mon pauvre ami !… » Il affirme alors que lui ne se sent pas vieux du tout, qu’il ne s’est jamais senti si jeune au contraire. Que ce qui donne la jeunesse c’est la foi, c’est la force des convictions qui vous font tendre vers un but. Elle se montre presque convaincue, lui fait compliment de son éloquence. « - C’est ce que j’admirais chez toi, autrefois. Tu te souviens ? Lorsque tu nous parlais du surréalisme, ou de la beauté de Mathilde (il n’aime pas beaucoup qu’on lui rappelle ces souvenirs), quand tu me parlais du sexe… tu te souviens de notre grotte ? Tu l’appelais le confessionnal… »
Quelques heures plus tard ils sont de nouveau dans l’entresol de sa boutique. Et cette fois il va y mettre la gomme. Ça se mérite un héritage ! Et le plus drôle est que chacun y prend un plaisir qu’il croit être seulement celui de berner l’autre alors qu’il ne fait peut-être que se berner lui-même. Ils se livrent avec délice à leurs habituelles petites cochonneries, heureux comme des gamins parce qu’il n’y a rien de plus innocent que le vice. Et une fois de plus Lucie retrouve l’odeur de sa peau et ces petits gestes par lesquels il fouille son corps et qui sont demeurés inchangés à travers le temps. Il lui suffit de fermer les yeux pour se retrouver transportée là-bas et qu’elle redécouvre l’audace de ce qui s’accomplit À la fin elle lui dit qu’elle va rentrer à son hôtel : « - Cette fois je vais te laisser seul. Je sais que tu n’aimes pas que ces choses-là se prolongent. – Veux-tu que je te raccompagne ? – Mais non, je commence à connaître le chemin. – Et… quand te reverrai-je ? - Quand je pourrai te donner des précisions sur ce que sera le montant de ma participation. – Tu comprends, conclut-il, l’expérience nous a appris que l’engagement financier de nos fidèles est le seul gage de leur sincérité. Tu ne m’en veux pas, n’est-ce-pas de te parler ainsi ? C’est malheureusement comme ça et pas autrement. Mais tu verras, il y a place pour tout le monde dans notre lutte. »
NB: Les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique "Rideau" en haut de l'écran à droite.