je te dis qu’il est mûr ! »Elle lui serre le bras dans lequel elle imprime ses ongles et lui, hilare, plonge dans ses yeux un regard pétillant de convoitise. Dehors on voit des flocons blancs voltiger à travers les carreaux. Il neigeait ce soir-là à Montluçon. « - Tu es un génie si tu dis la vérité !… Et tu crois que sa fortune est si grosse que ça ? – Énorme, je te dis. Tu sais, il n’est pas de ces gens qui se vantent. Ce n’est pas son genre. Il s’en fiche totalement de son argent, il ne sait même pas combien il a. Mais tout l’immeuble où il habite lui appartient et quand il a besoin de sortir il téléphone pour louer une limousine, tu vois le genre ! – Je vois, je vois… » Richard se souvient de sa jeunesse. C’est drôle la richesse. Quelque chose qui lui paraissait normal à l’époque, et maintenant il vit dans cette soupente. On ne peut pas dire que ça lui manque, l’argent ne représente pour lui que la passibilité d’exercer sa haine. Et à l’idée qu’il pourrait capter toute cette fortune il en salive d’avance. Cette idée lui redonne sa jeunesse, et celle de Lucie du même coup. Il se souvient de la si belle jeune fille qu’elle était à l’époque, il y a plus de quarante ans, si farouche, si innocente ! Le plaisir qu’il avait pris à la pervertir ! il s’en était régalé. Et elle, de se voir ainsi regardée avec ces yeux-là, se sent belle à son tour et désirable. Leurs corps s’attirent. C’est drôle l’amour. « - Et alors c’est pour quand ? - Dès qu’on se sera débarrassé de l’épouse. – C’est-à-dire ? - Ne t’en fais pas. J’ai fait le nécessaire. »
Quand la Limousine est arrivée en vue du grand immeuble blanc au retour d’une journée de soleil et d’ivresse, Paolo a aperçu la voiture des pompiers qui stationnait devant sa porte derrière une ambulance, gyrophare allumé. Il a bondi de la voiture comme une bête blessée. « - Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Attendez-moi là. » Mme Pons, assise au fond de la voiture, ne sait que faire. Elle se contente de répéter : « - Mon Dieu ! mon Dieu ! » en le regardant courir sur le trottoir. Elle n’oubliera jamais cela : son costume blanc, son panama qu’il tenait d’une main, l’autre bras se balançant au rythme de sa course, le soleil déclinant sur l’horizon qui allonge les ombres des palmiers le long du front de mer. Elle se sentait encore grisée par la lumière de l’après-midi, elle avait encore dans la gorge le goût du vin qu’ils avaient bu. Ils avaient mangé sur une nappe blanche étalée au milieu des massifs de thym et pendant ce temps-là le chauffeur attendait dans la voiture en lisant un livre. C’est à ces détails qu’on voit qu’on est riche, se disait-elle. Décidemment ce Paolo, quel homme charmant ! Il avait toujours quelque nouvelle lubie. Aujourd’hui il lui avait parlé d’un complot qui viserait à renverser tous les régimes en place pour leur substituer un gouvernement mondial, il disait qu’il fallait se faire un devoir de participer à cette grande révolution qui donnerait naissance à une religion universelle. Mon Dieu, tout cela n’était pas bien sérieux mais diablement excitant… C’est inquiétant tout de même cette ambulance, il faut espérer que ce n’est pas pour sa femme. Il s’inquiète toujours pour un rien mais enfin on ne sait jamais… (au fond d’elle-même il n’est pas impossible de penser qu’elle ait conçu à cette seconde l’espoir que ce fût en effet pour sa femme). Soudain un cri de bête, un hurlement, une plainte qui ne s’arrête plus, impossible à contenir, impossible à supporter. Cette fois le chauffeur a coupé le moteur de la limousine comprenant qu’il va y en avoir pour un moment et elle se précipite à son tour hors de la voiture pour voir ce qui se passe. Sur le trottoir un groupe d’hommes en uniforme et en blouse blanche. Elle arrive au moment où l’on est en train de ceinturer Paolo qui se débat comme un possédé. À côté il y a un brancard sur lequel gît une forme recouverte d’un drap et à côté deux hommes relèvent différents indices par terre autour d’une tache de sang. Mme Pons lève les yeux et aperçoit au dessus d’elle les têtes qui dépassent de toutes les fenêtres de l’immeuble comme autant de gargouilles muettes. Elle rentre les épaules instinctivement tandis que de nouveaux les cris retentissent et qu’une brève bagarre se déclenche dans le groupe d’hommes. Paolo est parvenu à se dégager, il s’est précipité sur le brancard, s’emparant du corps qu’il étreint furieusement, l’entraînant avec lui dans une chute fracassante. Ils roulent ensemble sur le trottoir, Les hommes en uniforme se jettent sur les deux corps. Pendant un moment on ne voit plus que des dos, un casque de pompier va valdinguer dans le ruisseau. L’ambulance dont le gyrophare continuait à tourner imperturbablement depuis le début déclenche alors sa sirène comme pour calmer tout le monde. Elle y parvient en effet et bientôt force revient à la loi. On décolle doucement Paolo du corps de sa femme comme un vieux pansement et Mme Pons remarque que son costume est tout taché de sang. Il est vaincu, brisé. Ses gémissements lancinants sont plus insupportables que ses cris. Quant au corps, entièrement couvert d’un drap, il est tant bien que mal hissé de nouveau sur le brancard. Un infirmier ramasse une petite mule verte à pompon qui était restée sur le sol et ne sachant qu’en faire la dépose en offrande sur le cadavre qu’on enfourne dans l’ambulance. Tout va très vite maintenant, en un rien de temps celle-ci est repartie, suivie du véhicule des pompiers et la rue retrouve son aspect ordinaire. Le gardien de l’immeuble a entrepris de disperser de la sciure sur la tache de sang et son geste ressemble à celui du semeur. Mme Pons lui demande ce qui s’est passé. « - Moi, vous savez, je n’ai rien vu. Il paraît qu’elle s’est jetée par la fenêtre. Quand je suis arrivé elle était là, la tête à moitié arrachée. On m’a dit qu’elle avait rebondi sur le balcon du premier étage. »
Lucie l’a appris en revenant. Elle n’a jamais revu Richard. Elle n’a même pas osé l’appeler pour lui raconter ce qui s’était passé. C’est lui qui a téléphoné quelques jours plus tard. Il était pressé de savoir où elle en était. Elle l’a mis au courant du drame et lui a dit qu’il ne fallait plus compter sur ce dont elle lui avait parlé parce que Paolo avait été hospitalisé dans un établissement psychiatrique. Il n’a rien répondu, elle l’entendait respirer à l’autre bout du fil. « - J’ai eu tort, n’est-ce-pas ? Pourquoi ne parles-tu pas ? Tu me soupçonnes de l’avoir fait exprès ? Peut-être même que tu crois encore à un complot, n’est-ce-pas ! Mais enfin rends-toi compte que tu deviens complètement fou ! Toutes tes histoires c’est du bidon, mon pauvre ami, et d’ailleurs je suis sûre que tu le sais comme moi et que tu fais semblant d’y croire pour te donner de l’importance, mais tu n’en as aucune d’importance, tu n’es qu’un pauvre type, un minable. Tu es aussi minable que ta façon de baiser. Tu n’es même pas été capable de bander correctement une seule fois dans ta vie… » Elle a continué à parler comme ça pendant des heures sans s’apercevoir qu’il avait raccroché ou alors si elle s’en était aperçu elle s’en fichait, parce que ce n’était pas pour lui qu’elle parlait, c’était pour elle, pour déverser une fois pour toutes ce qu’elle avait sur le cœur, tout ce qu’elle avait charrié, porté toute une vie, tous ces mots grossiers qu’elle n’avait jamais prononcé, elle s’en lavait pour ainsi dire. Elle s’aperçut, quand elle eut vidé tout son sac, qu’elle n’avait même pas pleuré. Tout cela n’existait pas, tout cela n’avait jamais existé, c’était comme un mauvais rêve. Dans un coin de la pièce Princesse la regardait avec des yeux ronds, complètement effrayée. Elle mit beaucoup de temps à la rassurer, à la convaincre de revenir et d’accepter de se laisser à nouveau caresser. « - Ma pauvre petite chatte, tu es choquée n’est-ce-pas, de m’entendre parler ainsi ? Ne t’inquiète pas, je te promets que ça ne se reproduira plus. »
Le soir Mme Pons est venu la chercher comme d’habitude et elle sont allées à la Marquise où leur théière les attendait sur la table. Mme Pons était passé voir Paolo l’après-midi à la clinique où il avait été admis. « - C’est très joli, il y a un parc avec des orangers et les malades peuvent s’y promener. Il donne à manger aux pigeons… Non, il ne reparle pas de ce qui s’est passé. Le médecin a même l’impression qu’il l’a oublié. Mais ce doit être à cause des médicaments. On m’a dit qu’il ne sortira pas avant longtemps. Quel malheur quand on y pense ! Aussi était-ce raisonnable de garder ces lettres dans son instrument ! Enfin, on ne saura jamais ce qui s’est passé dans la tête de sa femme quand elle les a découvertes. Vous savez, mon mari disait toujours que la cervelle des gens est comme un coffre-fort dont personne d’autre ne possède la clé et qu’il ne faut pas essayer de forcer. Mon mari préférait contempler ses montagnes. Ses montagnes, toujours ses montagnes !… Moi, qu’est-ce que vous voulez, je préfère la mer … » Lucie l’écoute sans l’entendre, se laisse bercer par la musique de sa voix. La mer, oui… là-bas, à Sidi Ferruch, à Bains Romains, à la Madrague… la mer était parfois épaisse comme de l’huile et elle déposait une croûte de sel sur les rochers, dure et grumeleuse qu’on pouvait crever en y enfonçant le doigt et dessous il y avait un liquide brûlant qu’elle s’amusait à lécher. Tu te souviens Mathilde, tu te tartinais toujours le bout du nez avec de la crème parce qu’il devenait tout rouge et tu me disais que tu ne pouvais pas comprendre comment avec une peau si blanche je ne prenais jamais de coup de soleil. Philippe, lui, on ne pouvait pas le décoller de l’ombre. Il allait se réfugier derrière les rochers. Nous avions, quoi, quinze ans ? seize ans ? J’allais avec Richard cueillir des arapèdes … « - Ma chère Lucie vous ne m’écoutez pas ! Je vous disais que je suis très inquiète au sujet de Paolo, on dirait qu’il ne fait aucun effort pour revenir à la vie. Ce qui lui faudrait c’est une femme solide, une femme de caractère, vous comprenez, qui le prenne en main. Je ne voudrais pas dire du mal de la sienne, mais enfin je ne crois pas qu’elle était tout à fait faite pour lui… » Les deux femmes continuent à papoter tandis que Jean, le serveur, les regarde de loin et que dehors le rideau tombe lentement.


FIN


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