« Très bien, mais de quoi s’agit-il ? »
« Oh ! Trois fois rien, une petite tache de naissance que le médecin conseil a relevé sur mon coup de pied gauche, là vous voyez, fit Marc en baissant sa chaussette pour faire apparaître une marque café au lait de la grosseur d’une noix. »
« Ah ! Un naevus ! », Fit la dermatologue, une brune piquante, dans un bon sourire,
« Vous voyez, fit Marc en se rangeant tout naturellement à l’optimisme affiché de la praticienne, encore de la paperasse pour rien ! »
« Mouui! Détrompez vous, cher Monsieur, pour un naevus commun, peut-être mais le vôtre présente sur le pourtour certaines caractéristiques qui font penser à un naevus polymorphe, quoique seule une biopsie pourrait nous dire… »
« Et alors ? » s’enquit Marc d’une voix faible en s’enfonçant légèrement dans son fauteuil,
«Dans ce cas, c'est assez létal, voyez-vous. Une calamité pour la dermatologie ! Au décès du sujet, on constate que le naevus polymorphe est resté quasiment intact alors que la généralisation interne a été quasi foudroyante…Encore faut-il établir le lien, c’est pour cela que souvent seule l’ autopsie... » poursuivit-elle-t-elle d’une voix à peine audible comme si elle se parlait à elle-même…
Devant la mine défaite de Marc, elle ajouta, dans un éclat de rire : "Bon ! Pitié pour la sécu! On va laisser tomber la biopsie ! Je vais vous faire une fleur et remplir votre papier. »
Et tout en cochant machinalement les cases, elle poursuivit : « Vous savez, à tout prendre, il y a des fins plus tristes… Celui du naevus polymorphe est l’un des cancers les plus rapides et les moins douloureux du monde Pas de terreur inutile puisqu’ il est indécelable et que l’ hospitalisation ne dépasse pas une poignée d’heures. »
« Et quelles chances ai-je de…? », risqua Marc d’une voix blanche se remémorant avec effroi la leucémie foudroyante de Cheucheu, un bon copain de régiment liée, disait-on, à une surexposition enfantine au soleil d’Australie.
La dermatologue ne se départit pas de son air moqueur et prit tout son temps pour répondre. Elle semblait beaucoup s’amuser:
« Ah! Je savais bien que je réussirais à vous faire peur ! A peu près autant de chance d'en mourir que d' être assommé par une météorite !
A ce point de ma carrière, sur dix à quinze mille patients, j’ai vu quatre à cinq cas de naevus possiblement polymorphes comme le vôtre essentiellement pour les compagnies d’assurances, mais je n’en ai traité aucun pour la bonne et simple raison que, comme je vous l’ai dit, le mal ne prévient pas.
"Quand à savoir ce qu’il est advenu à ces assurés et s’ils en sont morts !
"Trop rare, trop rapide, pas rentable C’est plutôt du ressort des médecins légistes qui nous consultent à l’occasion. Vous savez on peut ranger ce type d’affection dans ces maladies orphelines qui n' interressent pas les laboratoires. Peut-être plusieurs cas dans le monde par an, juste de quoi alimenter les manuels de dermatologie pour que nos étudiants se fassent les dents.
Pour faire bref, sauf à pratiquer une biopsie par semaine, on ne peut pas davantage prévoir les risques encourus par un porteur de naevus polymorphe comme vous que , je ne sais pas moi … un accident d’avion, par exemple. En tous cas, demander une surprime pour ça, elles ne s’embêtent pas les assurances ! »



A quelques mois de là, pris en surnombre en raison de l’urgence, Marc Martin se retrouvait devant la piquante dermatologue et son air rieur :
«Ah ! Quelle journée, certains clients me feront mourir! Mais je vous ai déjà vu, il me semble. Ah oui ! Mr Martin, dit-elle en consultant sa fiche, une question d’assurance, alors ce prêt ?
« Bah, le prêt ! fit Marc, en retirant chaussures et pantalon, non, regardez plûtot… »
La dermatologue poussa un léger cri où la surprise se mêlait à l’admiration en découvrant la tache café au lait qui avait envahi à présent tout le bas du corps.
« Seigneur Dieu ! Très intéressant, c’est … fantastique, ajouta-t-elle entre ses dents pour elle-même. Permettez que je prenne une photo pour notre revue demanda –t-elle en sortant l’appareil du tiroir sans attendre la réponse.
Extraordinaire, inouï ! Et, naturellement vous ne souffrez pas ! Bon on va faire une batterie de tests, mais je suis convaincue que ça ne donnera rien.La dermatologue avait déjà retrouvé son sang-froid et ses gestes professionnels.Le liseré est net, ce n'est pas un polymorphe, c'est déjà ça! Sinon ne ne seriez pas là, d'ailleurs, suis-je bête!
Pour la biopsie, je fais un mot au professeur Chatel, de notre CHU, mon ancien « coach », comme on dit maintenant. Vous avez de la chance, c’est la référence française en dermatologie.
Je donne aussi des consignes à mon assistante pour qu’on vous passe en priorité à mon cabinet pour qu'on examine les résultats d'analyse. Extraordinaire, vraiment, très, très intéressant. A très bientôt, j’espère, Mr Martin ! »


Dans la scène suivante, lorsque le professeur Châtel suivi d’un aréopage de blouses blanches fit irruption dans la chambre où Marc se réveillait de l’anesthésie, il resta bouche bée pendant plusieurs secondes …Puis il leva ses grands bras au ciel en signe d’impuissance et se tournant vers une interne lui demanda de sa belle voix grave :
« Mademoiselle, auriez vous l’obligeance de prendre quelques clichés pour nos archives, pendant qu’il est encore temps. »Et, tendant la main, « Le dossier, s’il vous plait, Merci ! »
« Tous les examens sont normaux » fit le professeur en tournant les pages, « et je vous donne en mille que la biopsie le sera aussi. Stupéfiant ! »
Dans une demi conscience, Marc, dont la tache café au lait s’étendait à présent sur l’ensemble du corps à l’exception de la tête et des mains, sentit qu’on rabattait le drap sur lui puis il entendit la voix de stentor du professeur le bercer dans une suite de mots sans queue ni tête : « Vous en verrez de plus en plus, les jeunes, de plus en plus… réchauffement...repigmentation…oh, moi, je pars en retraite l'année prochaine...chaos génétique… ogm… barrière des espèces…. » Une fois disparu l’essaim médical, Marc replongea dans ce sommeil cauchemardesque qui accompagne presque toujours les sorties d’anesthésie.


IL rêva qu’à présent la tache avait non seulement envahi tout son corps mais s'était revêtue d'une couche de poils épais, pieds, mains et visages compris.Puis son rêve l’entraîna dans une rue grouillante de véhicules de pompiers et de police, toutes sirènes hurlantes avec, en boucle, le bruit assourdissant des annonces de haut-parleurs : « Le zoo brûle. Attention aux animaux ! Rentrez chez vous ! »
Marc, lui, n’en eut pas le temps car ne vit pas le gigantesque filet que trois pompiers avaient jeté sur lui avant de le cagouler, le ligoter et le plaquer au fond d’un camion dans les vapeurs de gas-oil.
Lorsqu’on lui retira sa cagoule, il était accroupi sur un sol en ciment, à coté d’un demi régime de bananes déchiquetées. Une bande d' enfants, parmi lesquels il reconnut la fille de son voisin divorcé, le regardait d’un air étonné en lui jetant des sortes de graines à travers des barreaux.
Soudain, une sonnerie retentit et un vieil homme manchot à casquette passa en criant « On ferme ! »
A la seconde sonnerie, Marc tâtonna jusqu’à son portable programmé en mode réveil.
En ouvrant les volets de son coquet pavillon d’Epernay, il constata que le temps était splendide. Il se sentait reposé, plein d’énergie, « prêt à escalader la journée par la face nord », comme il avait coutume de plaisanter.
Il s amusa de constater que ses jambes de sportif étaient indemnes de la tache café au lait qu’on trouvait sur le haut de la cuisse gauche de sa femme. La découverte sur la table du salon de la lettre-type d’un certain professeur Châtel, directeur du service d’ophtalmologie du CHU, adressée à sa femme pour reporter un rendez-vous lui laissa une vague impression de déjà vu.
Par contre, le spectacle, sur la table de la cuisine, d’un demi régime de bananes déchiquetées au milieu de cacahuètes éparpillées lui arracha un cri. Alors qu’il s' apprêtait à glisser le tout dans la poubelle, il entendit depuis la salle bains la voix inquiète de sa femme:« C'est toi, Marc? Qu ’est ce qui se passe ? »
Sa réponse tint en un mot « rien ! ».

Meschers, le 17 aout 2007