Dans mon pays le printemps n'existait pas, on passait directement de l'hiver à l'été, les grandes chaleurs surgissaient soudain en l'espace de quelques orages et on allait manger la mouna dans la forêt de Baïnem. C'était l'occasion du premier bain de mer. Ici, le printemps était une éclosion. Un matin, sans que rien ne l'eût laissé prévoir, on sentait une douceur nouvelle dans l'air et les filles dans la rue étaient déjà toute bronzées comme si elle elles avaient été prévenues secrètement. Les cafés installaient leurs terrasses sur le trottoir et de grandes giclées de lumière enflammaient les tours de Notre Dame.
Aux Trois Masques on achevait les répétitions de Il ne faut jurer de rien. Jean-Marie s'affairait aux décors. Quant à moi, j'essayais de me vieillir pour jouer le rôle de l'oncle Van Buck, Paul nous ayant laissé en plan. Sans lui, sans le petit Bob, sans la délicieuse Françoise, la troupe avait beaucoup perdu de son âme mais il restait Christian, l'idéal jeune premier, la grosse Annie, toujours amoureuse de lui et toujours éconduite, et Danièle inlassablement dévoués à tous sans compter les nouvelles recrues. Nous continuions à sortir presque tous les soirs dans les lieux que nous avait fait connaître Paul. Claudie, qui délaissait décidément de plus en plus son fiancé corse, se serrait contre moi lorsque nous dansions. Elle portait, à la mode de cette année-là, une grande cape noire qui la faisait ressembler à un corbeau et je me demandais quelquefois si je n'aurais pas dû pousser mon avantage auprès elle mais voilà je ne la trouvais pas belle ! Je n’étais pas comme Jean-Marie qui poursuivait ses amours avec Danièle malgré sa laideur, des amours discrètes, presque invisibles, que je devais être seul à connaître et que je continuais à ne pas comprendre.
Avec le Théâtre Antique nous partîmes pour une grande tournée à Parme et à Berlin-Est. Parme, ce fut d’abord pour moi le bonheur de retrouver pour la première fois depuis que j’avais quitté mon pays une lumière semblable à celle que j’avais connue là-bas. Sur la piazza Garibaldi aux façades roses des groupes d'hommes vêtus de noir et coiffés de feutres poussiéreux discutaient par petits groupes. J'étais heureux, j'étais avec des gens que j'aimais. Nous parcourions la ville soudés les uns aux autres en chantant des chansons françaises. Philippe Léotard, plus charmant que jamais, se retournait sur les filles qui passaient en les apostrophant et elles lui répondaient en riant, ma ravissante blonde était radieuse, elle avait acheté des chaussures à talons comme on n’en trouve que là-bas et se tordait les chevilles sur les pavés en se rattrapant à mon bras. Claudine Collasse gesticulait, s'enthousiasmait, postillonnait. Nous étions jeunes, heureux d'être ensemble, nous nous aimions. Parme, ce fut comme une délivrance. À Paris j'avais été heureux également mais dans le tourbillon vertigineux des nuits blanches, des soirs de répétition et des cours à la Sorbonne. Le bonheur était une lutte frénétique et chaotique contre l'ennui qui restait toujours tapis quelque part. Ici c'était autre chose : une lumineuse vacuité.
Nous allâmes prendre possession du théâtre où nous devions jouer. Ce fut un choc. Le Teatro Reggio était une réplique de la Scala de Milan. À l'intérieur, on pénétrait dans un monde peuplé de fantômes : Les escaliers de marbre, les ors du foyer, les portières de velours, évoquaient les ombres de Mozart et de Cimarosa. Et comme des enfants soudain intimidés, nous admirions la grande porte de fer forgé, les enfilades de couloirs, la hauteur immense du rideau et les innombrables anfractuosités des loges qu’on discernait à peine dans la pénombre. Dans les coulisses c’était encore un tout autre monde. Comme jadis à l'Opéra d'Alger j'avais l'impression de m'enfoncer dans les strates d’un passé révolu. Dans un foyer qui semblait abandonné de grands canapés de velours défraîchis gardaient encore l'empreinte des divas qui avaient dû s’y étendre au temps de Stendhal ou de Lord Byron. De hautes glaces à moulures dorées piquées de moisissure couvraient la vétusté des murs. Et puis tout à coup c'était de grandes salles, hautes comme des cathédrales où de gigantesques panneaux figuraient les décors du Trouvère ou de la Traviata. Ailleurs des machinistes travaillaient à une architecture de bois, et on aurait pu croire, à les surprendre ainsi, qu'ils étaient les dieux souterrains en train de fabriquer le monde.
Le soir, après la représentation, il y eut un bal en notre honneur. Notre arrivée y fit sensation : toutes ces jolies françaises dont nous étions entourés attiraient les regards : non seulement ma ravissante blonde montée sur ses échasses et qui balançait plus que jamais sa démarche nonchalante en se suspendant aux épaules de ses chevaliers servants, mais aussi toutes les petites amies des anciens, Marie-France, au visage délicat comme celui d’un enfant, Barbara, superbe rousse aux yeux verts, Nicole, blonde mystérieuse et diaphane. Je ne parvenais pas à percer totalement le réseau de relations compliquées qui existait entre elles et les anciens auxquelles elles appartenaient indifféremment. Le soir, par exemple, en regagnant ma chambre d’hôtel, je surpris la diaphane Nicole en grande conversation avec Jean-Pierre Miquel. Ils s'arrêtèrent de parler en me voyant mais je vis qu'elle avait les yeux mouillés de larmes. J'enviais ces intrigues souterraines, moi qui n'avais pour seule perspective que Claudine Collasse pour qui j'éprouvais toujours une réelle amitié mais irrémédiablement mêlé à un sentiment de répulsion. Elle était bonne fille pourtant et avec elle je savais que je pourrais coucher quand je le désirerais car elle l’avait déjà fait avec presque tous les garçons du groupe et ils en parlaient entre eux sur le ton de la plaisanterie. Mais savoir que cette possibilité existait me dispensait de la mettre en acte. Alors elle s'émerveillait de ce que je sois le seul à ne pas l’avoir sautée et j'en avais acquis à ses yeux une sorte de prestige.
Durant le bal chacun s'efforça de tirer son épingle du jeu. Michel Favart, l’un des nouveaux comme moi, un brun charbonneux, du genre cinéphile obsessionnel, qui préparait l'IDHEC et passait son temps dans les salles obscures, apparut soudain en compagnie d'une ravissante italienne suspendue à son bras. Et moi qui ne le trouvais pas spécialement beau je me demandais comment il s’y était pris. Décidément le monde recelait des mystères qui me dépassaient !…
Quelques jours après le retour de Parme nous repartions pour Berlin-Est. C’était de nouveaux des heures de train. Dans une gare où nous avions dû nous arrêter pour une heure ou deux, Max, l’un des anciens, qui ressemblait à Paul Newman, réalisa un exploit qui me laissa pantois. Il parvint à séduire une voyageuse qui se trouvait seule dans le compartiment d’un train stationnant sur une voie parallèle au nôtre. Il lui fit des signes par la fenêtre, elle sourit, alors il descendit précipitamment et nous le vîmes au bout d’un moment réapparaître de l'autre côté, dans le compartiment de la voyageuse solitaire dont il baissa le rideau pour se dérober à nos regards. Cinq minutes avant l’heure où nous devions repartir le rideau se releva comme au théâtre et ils réapparurent tous les deux tendrement enlacés, échangeant des baisers avant de se quitter !…
Berlin ! Je revois une photo de notre groupe prise à notre arrivée. Ma ravissante blonde porte un chignon par dessus lequel elle a noué un foulard noir. Avec ses lunettes de soleil elle a l’air d’une star. Marie-France est coiffée à la Jean Seberg comme ça se faisait beaucoup à l’époque. Autour de nous s'affairent les étudiants locaux venus nous accueillir.
Il y avait parmi nous un communiste convaincu pour qui ce voyage était un pèlerinage. Depuis que nous étions arrivés, il n'était pas très à l'aise : Berlin-Est en effet était une ville sinistre et parsemée de ruines. Lorsque nous nous promenions dans ces rues désertes c'est lui que nous en accusions : les carcasses d'immeubles, les terrains vagues, les patrouilles de vopos à chaque carrefour, c'était lui ! Il s'excusait comme il pouvait : les maisons en ruine, nous expliquait-il, avaient été conservées pour perpétuer le souvenir de la guerre, les patrouilles de vopos étaient indispensables pour se défendre contre les ennemis de classe qui ne renonçaient pas à détruire le socialisme. Mais on voyait bien qu’il était de moins en moins convaincu de ce qu’il disait. Nous découvrîmes la gigantesque Staline-allée, vide, inhumaine. L'après-midi, à notre grande surprise, on nous distribua des marks que nous bourrâmes dans nos poches par liasses entières. Mais hélas ! il nous fallut bien vite déchanter. Rien à vendre dans les magasins. L’un de nous acheta un saucisson qui avait le goût de savon et notre communiste une médaille à l'effigie de Lénine. Le jour du départ nous décidâmes de distribuer l’argent qui nous restait aux femmes de ménage qui balayaient les quais de la gare mais elles refusaient de peur de se faire attraper.
Auparavant nous avions été invités à assister à une répétition au Berliner Ensemble où Hélène Weigel jouait la Mère. Pour nous c'était pénétrer dans un temple, aller à la rencontre de ce qui représentait à nos yeux le mythe absolu du théâtre du XXème siècle. Nous étions intimidés comme des premiers communiants. Dans un autre coin de la salle, un petit groupe se tenait silencieux lui aussi, tout aussi ému, c'était la troupe de Roger Planchon qui était en tournée au même moment à Berlin-Ouest et avait été admises elle aussi dans le saint des saints. Comme nous voulions voir le spectacle de Planchon, nous proposâmes aux étudiants allemands qui nous accompagnaient de nous accompagner (c’était avant la construction du mur) mais ils refusèrent, embarrassés, en nous expliquant qu'il n'était pas convenable pour eux d'aller passer une soirée à l'Ouest, bien que cela ne leur fût pas à proprement parler interdit mais il était préférable qu’ils s’en abstiennent s’ils voulaient avoir leurs examens à la fin de l’année. Nous étions horrifiés. À deux stations de métro Berlin-Ouest était un autre monde, une ville rutilante et neuve. Nos yeux avaient du mal à soutenir l'éclat de toutes ces lumières après les quelques jours passés dans la grisaille de l'est. Une grande avenue bordée de larges trottoirs menait jusqu'à une église au clocher tronqué. Les petites voitures de sport se croisaient le long du trottoir comme jadis chez moi, rue Michelet. Aux terrasses des cafés une foule élégante dégustait des sirops et des glaces. Lorsque vint le jour du départ, nos inlassables cicérones étaient sur le quai pour nous dire au revoir. Quelques idylles s'étaient ébauchées entre temps, il y eut de furtifs mouchoirs. Le train partit. Il devait s'arrêter quelques minutes plus tard en gare de Berlin-Ouest et quelle ne fut notre surprise de les voir tous à nouveau là sur le quai, à nous attendre essoufflés et ravis. Ils avaient pris le métro, bravant cette fois les interdits, pour nous rejoindre et nous adresser un ultime adieu. Comment pouvaient-ils rester prisonniers ainsi ? Nous tentions de les convaincre de nous suivre. Deux ou trois, en effet le firent au bout de quelques jours et nous nous chargeâmes de les héberger à leur arrivée à Paris. Notre communiste quant à lui déchira sa carte. Quelques semaines plus tard nous apprenions la construction du mur.
Après cette tournée la troupe se dispersa jusqu'à l'hiver suivant. Je n’avais pas fait la conquête de ma ravissante blonde et je continuai à me demander si je me déciderais jamais à coucher avec Claudine Collasse. En attendant je me hâtais de passer mes examens. Je voyais avec terreur arriver la fin de mes études Que pourrais-je faire ensuite ? Je n’en avais pas la moindre idée. Pour échapper au problème je me consacrai à la préparation de la tournée des Trois Masques que nous avions décidé de faire en Juillet. Nous avions choisi, un peu par hasard, d'aller en Provence et il avait été convenu que je partirais avec Danièle trois jours avant les autres afin de prendre les contacts nécessaires. Nous nous retrouverions tous ensuite au camping de Carpentras. L'organisation était des plus sommaires. La grande trouvaille de Jean-Marie, qui faisait fonction de régisseur, avait été de remplacer les décors, trop lourds à transporter, par des projections d'images peintes sur des plaques de verre. Il construisit pour cela un échafaudage de roseaux afin de supporter l'écran et trouva aux Puces une sorte de lanterne magique dont nous étions très fiers. Pour les projecteurs nous avions prévus deux pots de confitures, montés sur des tréteaux dans lesquels des lampes avaient été fixées. La précarité de notre organisation n’avait d’égal que notre ambition. Afin de faire face aux dépenses quotidiennes nous comptions passer un chapeau à l'entracte parmi les spectateurs et j'avais demandé une participation financière à chacun afin d'engager les frais de location d'une seconde voiture, nécessaire, avec celle de Danièle, au transport de la troupe. Ainsi commença l'aventure qui devait être la plus belle de ma vie.


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