À compter de cet instant tout devint extraordinaire. Au fur et à mesure que nous descendions vers le sud par la fameuse nationale 7 (l’autoroute n’existait pas encore ! ) la lumière se faisait plus limpide ; passé Lyon, elle avait une transparence de cristal. Lorsque nous nous arrêtions sur le bord de la route, un souffle chaud nous montait au visage et le bruit des cigales donnait à l'air une densité particulière. Le paysage était peuplé de cyprès,. Il me semblait retrouver les odeurs, les couleurs de mon enfance, moins violentes pourtant, moins âpres, plus civilisées en quelque sorte.
Après une installation rapide au camping de Carpentras, lieu paisible et doux, ombragé de platanes, il ne nous restait plus qu'à attendre le lendemain pour entreprendre notre grande aventure. Nous avions une journée devant nous pour tout organiser, tout prévoir car pour l’instant nous ne savions absolument pas où nous nous engagions. Nous ressentions cette excitation qui précède les grandes batailles. Demain s'ouvrait à tous les possibles.
Le lendemain, ce fut la lumière de Provence qui nous réveilla. Tandis que les familles s'agitaient autour de nous dans un grand remuement de serviettes, nous entreprîmes de peaufiner notre plan. Ils était simple : aller à la Mairie et nous adresser au responsable des affaire culturelles pour lui exposer notre projet.
La Mairie de Carpentras était un bâtiment Second Empire qui disparaissait sous le feuillages des grands marronniers au centre d’une petite place. En face, des bazars sous une enfilade d'arcades étalaient leurs marchandises et donnaient à ces lieux un aspect insolite,vaguement oriental.
Et nous voici franchissant, un peu émus, le portail de la Mairie ! Il s'ouvre sur un grand hall de marbre dont la fraîcheur nous tombe dessus comme un drap humide. Un employé qui passait par là nous indique le bureau de M. Nicolet, l’adjoint au maire chargé de la culture. Son accent nous rappelle soudain aux grâces nonchalantes de ce pays. Nous le remercions avec effusion et gravissons les marches du grand escalier d’honneur.
Lorsque nous nous présentons devant le bureau de Monsieur Nicolet, on nous dit qu’il est en rendez-vous qu’il nous prie de l’attendre un moment. Nous l'entendons à travers la porte discuter tomates et melons avec un accent à la Pagnol. Au bout d’un moment enfin il sort de son bureau et vient nous chercher en s'excusant d'avoir été si long. Nouveaux remerciements, nouvelles effusions.
Et c’est là que tout commença ! Grâce soit rendue pour toujours à monsieur Nicolet ! Il fut notre cicérone dans ce pays magique, c'est lui qui nous en ouvrit les portes avec l'affabilité malicieuse d'un enchanteur et sans lui rien peut-être ne serait advenu de cette aventure qui détermina le destin de tant d’entre nous. C'était un petit homme rondouillard et sautillant. Nous lui exposâmes notre projet : organiser de village en village une tournée de théâtre qui rayonnerait autour de Carpentras. Nous prenions la parole alternativement pour lui exposer l'ingéniosité de nos décors de lumière, faire valoir notre qualité d'étudiants de la Sorbonne, énumérer nos activités parisiennes. Il fut tout de suite conquis et laissant là ce qui lui restait de travail, nous proposa de l’accompagner afin qu’il nous présente des gens qui pourraient nous être utiles.
C'est ainsi que nous partîmes sur les petites routes du Comtat Venaissin à travers vignes et vergers, champs de lavandes et chênes-lièges, et toujours quelques part, au fond du décor, la silhouette débonnaire du Mont Ventoux qui paraissait veiller sur nous. Nous nous arrêtâmes à Pernes, à Malemort, à Saint-Didier, à Méthamis, à Bédoin, à Ménerbe. Nous rencontrions ici le maire du village, qui nous proposait son estrade, là le patron d'un café, qui mettait ses chaises à notre disposition, tantôt le curé d'une petite église, que nous surprenions en train de pédaler sur son harmonium, tantôt une châtelaine qui se flattait de protéger les arts. Et chaque fois nous buvions un pastis en évoquant les charmes de la Sorbonne et de la vie d’étudiants à Paris. À Vénasque nous fîmes irruption chez une dame aux cheveux tirés en chignon qui était institutrice et secrétaire de mairie. Elle nous assura de son concours et de son dévouement. Nouveau pastis et nouvelles promesses. Ailleurs c'était un médecin, vieil érudit qui avait créé une société d'archéologie et une revue dont il s'étonnait que n'ayons pas connaissance à Paris. Nous pénétrions dans chacune de ces vies et c'étaient chaque fois tout un monde de rêves et d'ambitions tristement ensevelies dans ce tendre paysage par la grâce duquel tout se transformait en poésie. Et tous ces personnages se réveillaient à notre passage, ils parlaient d'eux, de leur jeunesse : Ah ! la Sorbonne ! c'était le mot magique ! Ils se mettaient à parler théâtre, des pièces qu'ils avaient vu jouer dans leur jeunesse. Monsieur Nicolet était fier de nous avoir amenés à eux : - Ces jeunes gens sont de la Sorbonne... Le pastis l'avait échauffé, il nous entraînait toujours plus loin. - Poussons jusqu'au Beaucet, il y a là un ancien maire... et nous le suivions ravis. À la fin de la journée nous étions complètement saouls et notre programme fixé jusqu'à la fin du mois.
Lorsque les autres arrivèrent le lendemain, nous les accueillîmes triomphalement et ils écoutèrent ravi l'exposé de la situation. Ils n’en attendaient pas tant ! La première représentation aurait lieu le soir même au camping, ce qui nous permettrait d'une part de roder notre spectacle et d'autre part de remercier ces gens qui nous accueillaient si gentiment (car déjà tout le monde dans le camping nous connaissait).
La première représentation était donc pour nous l'épreuve de vérité. Nous avions convoqué la presse locale, Monsieur Nicolet, notre ange gardien, serait là bien entendu, nous étions assurés aussi de la présence de tout le camping, où cette représentation faisait figure d'événement. Jusqu'au dernier moment, on nous vit nous démener avec nos boites de conserve qui n’éclairaient rien du tout, avec le drap qui devait nous servir d'écran, et qui se gonflait sous l'effet du mistral. Ultimes essais, ultimes catastrophes ! l'image sur l'écran ne devenait visible qu'à condition de plonger les acteurs dans le noir. Atroce dilemme : c'était les décors ou nous ! Il fallut sacrifier les décors. Ils n'apparaîtraient qu'un court instant au début de chaque acte - à charge pour les spectateurs de les garder ensuite en mémoire pour le reste de la représentation : plus fort que Shakespeare ! to suggest not to deceive ! Mais nos tempéraments d'acteur suffiraient à tout emporter.
Nous l'emportâmes en effet. Bien sûr la grosse Annie en faisait des tonnes dans le rôle de Cécile. Elle minaudait de façon insupportable et sa robuste silhouette convenait aussi peu que possible au personnage, bien sûr le fiancé corse de Claudie était aussi souple qu’un balai dans le rôle du maître à danser mais enfin ce n'était qu'un personnage secondaire, et puis les Boulingrins, un acte de Courteline que nous avions décidé de jouer en baisser de rideau, furent enlevés dans un rythme si étourdissant qu'ils sauvèrent l'ensemble. Au moment du salut la grosse Annie tomba dans un trou et disparut sous l’estrade d’où nous ne pûmes l’extraire à son grand désespoir qu’après le dernier rappel.
Dès la fin du spectacle monsieur Nicolet et quelques journalistes locaux vinrent nous entourer et nous féliciter. Nous n’étions pas peu fiers, nous nous laissions caresser en ronronnant. Ils nous proposèrent de nous emmener dans un café de la ville qui s'appelait la Galerie Michel, où nous attendait une petite réception pour terminer la soirée.
La Galerie Michel, située dans une ruelle de la vieille ville, n'avait que l'apparence d'un café, c'était en réalité, grâce à son propriétaire, un des hauts lieux de la vie culturelle de Carpentras. Monsieur Michel était un homme tout en rondeur, jovial, affable qui avait transformé son bar en galerie de peinture où il exposait les oeuvres d’artistes locaux et à l'occasion de chaque vernissage organisait des soirées où il invitait non seulement la presse mais tout ce que la région comptait de personnages pittoresques : vieux poètes, obscurs érudits - ceux-là mêmes que nous avions rencontrés la veille. Ils étaient là en effet, tout heureux de nous retrouver, tout heureux à l'idée qu'ils figureraient le lendemain sur les photos des journaux, que monsieur Michel collerait ensuite dans son livre d'or.
Nous étions de nouveaux venus, fiers d'être introduits dans ce cercle, et eux-mêmes étaient tout émoustillés de cet air frais qui venait souffler sur eux. On avait bien fait les choses, des pyramides de sandwichs nous attendaient (et Dieu sait que nous avions faim ! ) les flashs des journalistes crépitaient. Jean-Marie avait gardé sa redingote des Boulingrins. Je le revois sur la photo jaunie d'un journal de l'époque, son oeil pétille derrière ses lunettes. Il a l'air tellement heureux ! Christian prit sa guitare et chanta quelques chansons. Je retraçais aux journalistes, avec une complaisance inlassable, les détails de sa carrière dans les cabarets parisiens ( « - Vous savez, c’est le neveu de Boris Vian ! ) et les journalistes prenaient des notes. Monsieur Michel était ravi de ce nouvel élan donné à sa galerie, Monsieur Nicolet ravi de ne pas s’être trompé en nous accueillant. Décidément notre tournée commençait sous les meilleurs auspices.
Il manquait pourtant une chose à mon bonheur, c'était toujours la même : je refoulais en moi un sentiment de frustration et de honte, je n'avais toujours pas de petite amie ! J'entretenais avec Danièle une complicité amicale mais l'idée même d'une relation sentimentale avec elle m'aurait parue inconcevable pour la seule raison qu’elle était laide. Claudie m'aurait bien tenté, mais elle avait un fiancé et il faut bien dire que je ne la trouvais pas très jolie non plus, Annie vivait dans ses rêves, totalement habitée par sa passion exclusive et malheureuse pour Christian et d'ailleurs elle ne me plaisait pas non plus : elle avait un assez beau visage mais une silhouette épaisse et des membres trop courts. Dans l'euphorie joyeuse de cette soirée je me sentais donc seul, compensant ce sentiment par l'idée que tout ce qui était en train de se passer l’était grâce à moi, que c’était mon œuvre, ma création en quelque sorte, et cette idée suffisait à me remplir d'orgueil.
Dès le lendemain nous devions commencer notre périple. Chaque soir dans mon souvenir se confond avec les autres. Pour fixer ma mémoire je consulte la feuille sur laquelle je notais chaque jour le lieu de la représentation et la recette. Un jour nous jouions sur une petite place où se dressait déjà l'estrade du quatorze juillet, un autre dans une salle des fêtes qui nous semblait merveilleuse parce qu'elle ressemblait à un vrai théâtre, un autre encore sur le parvis d'une église. Chaque jour le public était différent et nous n'avions jamais fini d'en reparler ensuite et de commenter les réactions du public : aujourd'hui le maire avait honoré la représentation de sa présence (et il avait fallu attendre une demi heure qu'il vienne occuper sa place ! ) mais, juste récompense, il avait déposé un billet de mille francs dans notre chapeau ; un autre jour le public avait été particulièrement nombreux et chaleureux et les pièces de monnaie que nous avions recueillies nous avaient permis d’acheter un cageot de melons (nous ne mangions guère mais nous ne nous en apercevions même pas). Cependant le véritable événement arriva le quatrième ou cinquième jour lorsque nous jouâmes à Malemort.
Malemort était un petit village sur la route de Méthamis à l’entrée des gorges de la Nesque et nous nous étions installés sur la place. Des guirlandes de lampes multicolores éclairaient un grand café qui avait disposé des tables sous les arbres en vue du 14 Juillet. Nous y avions déjà bu force pastis afin de nous concilier les bonnes grâces du patron. Après le spectacle nous avions comme d'habitude accueilli les questions des enfants, reçu notre lot de compliments, que nous dégustions avec gourmandise, une vieille dame était venu nous remercier de "servir les beaux textes", et nous commencions à replier notre drap et à ranger nos pots de confiture, quand un groupe de jeunes gens s'approcha de nous respectueusement. L'un d'eux, qui paraissait être leur chef, nous adressa la parole au nom de tous et après les compliments d'usage nous demanda si nous accepterions de venir passer la soirée avec eux, dans une maison qu'ils possédaient non loin de là et où ils avaient coutume de se réunir. Ravis d'une telle aubaine nous partîmes à leur suite.
Les voitures s'enfoncèrent dans la nuit à travers vergers et cyprès. Parfois on apercevait de grandes bastides aux murs épais. Nous formions ainsi un cortège insolite brinquebalant dans ce dédale de petits chemins. Plus nous nous enfoncions plus nous dérapions sur des cailloux et cela donnait à cette aventure un parfum de mystère. Nous nous arrêtâmes enfin sur une sorte de terre-plein dans une grande confusion de manœuvres et entrecroisements de phares qui faisaient apparaître fugitivement la figure de notre guide nous indiquant les mouvements à opérer. Enfin les moteurs s'arrêtèrent, nous rendant soudain à la nuit, aux cigales qui sciaient tranquillement le silence et au parfum du thym et de la marjolaine.
Nos hôtes nous dirigèrent vers une petite maison dont la clé était dissimulée sous une pierre et nous pûmes enfin nous introduire dans une modeste pièce que l'on éclaira à l'aide d'une lanterne posée sur la cheminée car, nous expliqua-t-on, il n’y avait ici ni eau ni électricité. Au milieu de la pièce on avait disposée une vieille table en bois massif et des chaises dépareillées et dans un coin un vieux sommier qui servait de divan ; partout, des objets, rustiques ou insolites, des instruments anciens accrochés au mur, des ferronneries, une panetière en osier enjolivaient le décor.
Que fut cette première veillée à Malemort ? Je ne le sais plus très bien car elle se confond pour moi avec toutes celles qui suivirent : nous venions de rencontrer ce soir-là ce qui allait devenir, pour le reste de notre séjour et pour bien des années encore, le foyer de notre troupe et le lieu sans doute où, de toute ma vie, je fus le plus heureux. Dès le premier instant je sentis que nous étions en train de vivre un de ces moments comme il y en a peu dans une existence où les choses atteignent à une sorte de perfection.


NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)