Nous sommes à Paris sur les quais de la Seine. Sous les ponts nous nous sommes caressés, nous nous sommes embrassés, frottés l'un contre l'autre. Nous marchons encore et je l’entoure de mon épaule…
C'est à cet instant que la catastrophe est arrivée : À un moment je jette machinalement un coup d'œil à mon pantalon (nous étions au printemps et je portais un costume clair). Une énorme tache , obscène, immonde, s’étale sur le lin candide dénonçant sans ambiguïté l’effet de mon désir ! Aussitôt une incoercible honte s’empare de moi. L'urgence absolue c’est de fuir, fuir n’importe où, par tous les moyens, sans égards pour les conséquences. Plus rien d'autre ne compte pourvu qu’elle ne voie pas, qu’elle ne se doute pas… Je me mets à parler sans m’arrêter en lui tournant le dos, je marche en oblique comme un crabe. Je lui dis n'importe quoi, qu'il faut qu'elle s'en aille, que d'ailleurs elle ne me plait pas, qu’elle ne m’a jamais plu, que je n'ai jamais eu aucune intention sur elle. Non ! mais qu'est-ce qu'elle est allé s’imaginer ! Elle se met en colère, me répond que je l'ai excitée exprès, par sadisme, pour me venger d’elle, mais que je ne peux pas la laisser tomber ainsi maintenant, que c’est trop cruel, dans l'état où je l’ai mise !… L’état où je l’ai mise ! quelles paroles vulgaires. D’ailleurs aucun argument ne peut m’atteindre. Pour moi il n’est qu’un seul impératif, qu’elle ne me démasque pas, qu’elle ne découvre pas cette horreur. Je lui tourne toujours obstinément le dos, plus elle me parle plus je la fuis. Elle me poursuit encore quelques temps, pleurant, jurant, tandis qu'inflexible comme la justice, je continue à marcher, à courir. Enfin, arrivée à la hauteur d’un pont elle tourne court et abandonne la partie. Le lendemain je trouve une lettre dans ma boîte, qu'elle est venu y déposer elle-même. Elle me supplie, me dit qu'elle ne comprend rien, qu'elle ne se laissera pas faire, qu'elle a l'intention de m'attendre en bas de chez moi aussi longtemps qu'il le faudra (je jette un coup d'oeil inquiet dans le café qui fait l’angle de la rue). Le soir, en rentrant, je m'attends à la voir surgir… Mais ni ce jour-là, ni les jours suivants elle ne se manifestera. J'ai gagné la partie !… mais en attendant je ne suis pas plus avancé qu’avant.
L'été approchait et bientôt j'allais retrouver la Provence, renouer avec l'état de grâce de l'année précédente. Je me réjouissais de revoir Monique et tous mes amis de Malemort, Robert et les autres. Les répétitions de la Nuit des Rois avaient donné des résultats intéressants. Jamais les acteurs n'avaient été si bons, jamais je n'avais eu autant d'idées de mise en scène. Nous partîmes pleins d'espérance, plus nombreux que l'année précédente, les voitures chargées de tout un matériel - costumes, projecteurs, accessoires - pour créer ce que nous avions orgueilleusement appelé « le premier Festival de Venasque », qui peut-être un jour concurrencerait celui d'Avignon ! Nos amis de Malemort s'étaient employés à préparer notre arrivée : Ils nous avaient trouvé des lieux d'hébergement dans le village et une chambre située juste derrière les murailles pour nous servir de loge. Pourtant dès mon arrivée je fus déçu : Monique n'était pas là, elle était en vacances et ne devait rentrer que quelques jours plus tard ; le groupe de Malemort lui-même avait changé. Certes Robert en était toujours l'animateur mais beaucoup d'autres étaient partis. Lorsque je proposai d'aller passer une soirée dans la maison où nous avions coutume de nous retrouver l’année précédente il y consentirent mais je compris que ce n'était plus dans leurs habitudes.
Le centre de notre vie désormais n’était plus Malemort mais Venasque et le moulin de Guy Arnoux où Julos Beaucarne avait chanté la première fois et où il devait revenir donner une série de récitals car il s’était enraciné dans la région et voulait y acheter une maison. Guy Arnoux avait invité aussi un autre artiste, un joueur de vielle qui chantait en s'accompagnant de son instrument. Il avait des cheveux longs, un visage aux mâchoires carré avec de fines lunettes métalliques et une voix aussi grinçante que le son de son instrument. Guy Arnoux du reste m'agaçait. Il vivait maintenant avec une femme énorme et indolente pour qui Robert avait une admiration sans borne qu’il tentait en vain de me faire partager, et, toujours aussi malin, nerveux, avec ses petits gilets à fleurs, il ne prêtait guère attention à moi et préférait Jean-Marie, plus débrouillard que moi et dont la femme, la panthère noire, visiblement ne le laissait pas indifférent. Ce qu’il ignorait c’est qu’elle venait de m’apprendre qu’elle attendait un enfant. Je m’en réjouissait intérieurement. Quant au vielleux il avait entrepris - avec succès évidemment - de séduire Danièle. Je me retrouvais donc dans un certain isolement. L'ambiance du groupe, sans que je puisse dire exactement pourquoi, me paraissait malsaine. Ce n'était plus la splendide innocence de l'année précédente.
Le premier événement qui marqua de façon décisive ce revirement fut une tentative de prise pouvoir par Adrien, ce grand escogriffe qui était le dernier, avec sa réjouissante stupidité, dont j’aurais attendu ce genre de choses. Il se servit pour cela de la complicité d'Annie, trop heureuse d'assouvir sa vieille haine contre moi, et à ma grande surprise là encore de Camille et René qui se rangèrent sous sa bannière. Je les retrouvai un jour tous les quatre sur l'estrade où nous devions jouer, en train de répéter sans moi. Cela certes n’avait rien de criminel en soi, mais Adrien avait installé une table devant la scène et le plus sérieusement du monde jouait au metteur en scène. Le pire c’est que les autres l’écoutaient et lui obéissaient ! J'en fus profondément humilié. Je ne comprenais pas comment des gens comme René et Camille pouvaient prendre au sérieux un être aussi stupide que lui ! Rien n'allait donc plus. Peut-être m’étais-je montré indigne de ma tâche, peut-être avais-je été un mauvais metteur en scène sans que personne jusqu’ici n’ait osé me le dire. Et maintenant il s’agissait pour eux de sauver les meubles. De nouveau je me sentais démasqué. On avait fini par s’apercevoir que j’étais un imposteur. Même Adrien pouvait être meilleur que moi ! J’étais en train de perdre la partie. Là dessus, un des acteurs, qui ne jouait heureusement qu’un petit rôle et devait arriver après les autres, n’était toujours pas là la veille de la première. Je finis par parvenir à le joindre à Saint-Tropez où il était en vacances. Il avait tout simplement changé ses projets et décidé de prolonger son séjour là-bas sans daigner m’en prévenir. Je dus demander à Robert d'apprendre son rôle à la hâte et le pauvre Robert, qui n'était jamais monté sur une scène, était complètement affolé à cette idée.
Mais je n'avais encore rien vu. La complicité entre Adrien et Annie se transforma bientôt en une relation amoureuse. Évidemment Adrien était moins difficile que moi ! Et c'était un spectacle pitoyable que de voir cette lourde femelle, toute empêtrée de ses désirs, tourner autour de cet échalas pour qui elle déployait ses charmes. Et lui faisait le glorieux, tout surpris de son succès. Leur amour s'épanouissait comme une fleur obscène. On les voyait partout, dans les chambres, dans la loge et jusque dans la rue. Je les surpris un jour au lit. Adrien se leva pour me parler, il était tout nu, et ne fit rien pour dissimuler son anatomie, ce qui me parut une façon de me marquer son mépris. Mais l'âme la plus noire se révéla être celle que je soupçonnais le moins : la pure et lumineuse Camille. Il s'avéra que ses relations avec son mari étaient fondée sur le plaisir pervers qu'elle prenait à l'humilier. Et pour cela elle eut l'idée de se servir d'Annie. La séduire n'était pas chose bien difficile, Annie n'aimait rien tant que de se faire courtiser. Par un homme ou par une femme qu’importe ! tout ce qui rentre fait ventre, comme on dit. L'une et l'autre reproduisaient ainsi la situation qu'elles jouaient par ailleurs sur la scène lorsque Viola, travestie en homme, séduisait Olivia. Cet effet de miroir me rendait le spectacle de leur amour insupportable. Camille ne négligeait rien, ni en coulisse ni sur scène, aucun compliment si fade fût-il, aucune caresse, aucun baiser, pour rouler dans la farine la grosse Annie qui se laissait faire en roucoulant sous les yeux du mari complaisant. Le lieu privilégié de leurs ébats était la loge dans laquelle nous étions bien contraints de nous retrouver tout ensemble chaque soir. Dans l'intimité de cette petite pièce où chacun se déshabillait devant les autres, il y avait des scènes écoeurantes. Le mari de Camille observait sa femme et jouissait sans rien dire de son humiliation. Il me prit un jour à part pour essayer de m’expliquer les subtilités de la relation qu’il entretenait avec sa femme. Quant à Adrien, il ne souffrait pas, lui non plus, de cette rivalité, bien au contraire, car il se sentait flatté du succès d’Annie dont l’effet rejaillissait indirectement sur lui. D'ailleurs, au sommet de sa virilité, il trouvait d’autres satisfactions avec une petite jeune fille du village que s’était proposée comme souffleuse et montrait complaisamment son nombril dans des tenues provocantes.
Et le temps passait ainsi. Dans la journée nous évitions de nous rencontrer, mais la perspective de les retrouver le soir me gâchait l'après-midi. Une atmosphère de haine s’était, je ne sais pourquoi, développée contre moi. Je n’avais qu’une seule alliée sûre, la femme de Jean-Marie (d'autant que son mari louchait lui aussi sur le nombril de la souffleuse). Elle avait trouvé en moi un confident à qui dire sa souffrance, sa jalousie, et le désarroi qu’elle partageait avec moi. Elle se sentait elle aussi oppressée par l’atmosphère délétère et perverse qui régnait dans la troupe, au point même qu’elle m’annonça un jour qu’elle venait de faire une fausse couche. Nos liens en devinrent plus étroit. Danièle, de son côté, filait le parfait amour, sans s’occuper de rien, avec son vielleux qui me prit un jour à part pour m'expliquer que tous mes malheurs venaient de ce que je « manquais d'autorité ». De quoi se mêlait-il ce vielleux mielleux ! Je lui dis que je dirigeais ma troupe comme je l’entendais et qu’il n’avait pas à se mêler de mes affaires. Jacques nous fit une courte visite, il séjournait à Roussillon, chez Nathalie et Dorothée, où il achevait son roman commencé l’été précédent. Ce fut pour moi l'occasion de lui raconter nos histoires. Il me plaignit puis retourna à Roussillon. Dans cette ruine définitive de toute mon entreprise, j'attendais comme une délivrance le retour de Monique. Avec elle je pourrais enfin m'isoler, moi aussi connaître la douceur d'un sentiment partagé. Elle arriva en effet au bout de quelques jours. Elle était toujours aussi mignonne, aussi gracieuse. Nous passâmes ensemble un après-midi à l'écart des autres, mimant les gestes qui nous avaient enflammés l'année précédente, de nouveau elle me caressa, sa peau était toujours aussi fraîche, mais je sentis qu'elle n'avait plus de désir pour moi. Par une sorte d'accord tacite et sans nous être rien dit nous nous quittâmes ce jour-là en sachant que nous ne nous reverrions plus.
Les représentations continuèrent ainsi. Et chaque soir dans les coulisses on pouvait voir Annie et Camille se caresser dans un coin sous l'oeil du mari tandis qu'Adrien et la souffleuse se tripotaient dans un autre et que Robert révisait son texte pour tenter, une fois au moins, de ne pas rater sa scène.
Je revins à Paris à bout de force. J'avais été une marionnette ridicule et l'évidence de mon incompétence me crevait les yeux. À mon retour, il y eut encore une tournée à Zagreb avec le Théâtre Antique durant laquelle François tomba amoureux d'une merveilleuse Croate qui se prénommait Daniela et dont le souvenir anima toutes nos conversations l'hiver suivant. À la Sorbonne il ne me restait plus qu'une seule étape à franchir : après avoir passé mon D.E.S. je devais préparer l'agrégation. Je m'inscrivis aux cours, achetai les livres que je commençai aussitôt à  lire avec avidité. Je savais que la vie est toujours plus inventive que tout ce que le découragement peut faire craindre et que ce nouvel hiver, le troisième que je passerais à Paris, allait m'apporter d'autres amis, d'autres amours, et engager mon existence dans une nouvelle phase dont je pouvais pas avoir encore idée.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)