J'allais appartenir à cette fameuse communauté des "agrégatifs" dont nous avions tous rêvé de faire un jour partie. Cette fois j'étais vraiment parvenu au sommet. Et grâce à cette faculté inépuisable que j'avais de rebondir, par une sorte d'amour inépuisable de la vie, je repartais donc avec un enthousiasme intact vers cette nouvelle aventure.
J'avais lu tous les livres au programme pendant l'été, et cette activité intense avait produit en moi une surexcitation intellectuelle qui me donnait des ailes. J'avais hâte de commencer à faire des dissertations, des commentaires de texte, et surtout de reprendre le latin. Après le désastre que j’avais connu au lycée, ce serait pour moi une revanche. Mon père avait réussi à me persuader que j'étais « inapte au latin », (selon l'expression trouvée un jour sur mon bulletin scolaire et qui avait décidé de mon sort), cette fois on allait voir ce qu’on allait voir ! J'avais repris ma vieille grammaire, je m'étais remis aux déclinaisons, aux conjugaisons, je retrouvais les versions sur lesquelles j'avais buté autrefois et dont les difficultés m’avaient parues insurmontables. Elles me paraissaient dérisoires aujourd’hui. Je mesurais le chemin parcouru. J'arrivai donc à mon premier cours – il s’agissait d’un T.P. de littérature comparée - avec une émotion comparable à celle que j'avais éprouvée jadis la première fois que j’avais pénétré au cours Simon. C'était un lundi, la salle était pleine. Le professeur, un jeune et sémillant assistant d’une trentaine d’années que je n’avais encore jamais vu (il devait y avoir un corps professoral spécialement dévolu aux agrégatifs), avait l'air d'un acteur de théâtre : regard droit, chevelure brune, silhouette élégante. Il jouait d'ailleurs avec complaisance de son charme, distillant les mots d’esprits et les anecdotes piquantes en nous narrant la vie de Katherine Mansfield qui était l’un des auteurs au programme. Par les fenêtres le soleil entrait à flots.
Tout le long de la semaine, il y eut ainsi d'autres cours qui, pour être moins marquants que celui-là, n'en étaient pas moins passionnants. Nous étions une quarantaine d’agrégatifs, assidus, fidèles, passionnés, qui formèrent aussitôt un groupe uni et compact que l'on voyait courir de salle en salle, d’étage en étage, dans les escaliers et les couloirs de cet immense labyrinthe qu'était la Sorbonne. Car nous aimions la Sorbonne, nous aimions son odeur, le son du carillon qui rythmait nos journées, le contact des pavés de la cour sous nos pieds, entre la statue de Pasteur et celle de Victor Hugo, et nous allions de l'amphi Guizot à l'amphi Richelieu, du cours de Schérer au cours de Frappier, sans oublier le petit père Castex qui nous dispensait son inépuisable érudition sans lever les yeux de ses notes, s'arrêtant parfois, étonné d'entendre un murmure, et ne comprenant pas que l'on pût se désintéresser d'une chose aussi capitale à ses yeux que la date de la première rencontre entre Balzac et Mme Hanska qu’il fixait personnellement un dimanche contrairement à la tradition qui l’avait placée un lundi.
Le programme m’avait entièrement occupé, comme je l’ai dit, depuis plusieurs semaines : outre les nouvelles de Katherine Mansfield et celles de Pirandello, de Tchekov et de Maupassant, il y avait aussi les Rêveries de Rousseau, deux romans de Giono et surtout l'Éducation Sentimentale de Gustave Flaubert. Or il s'était passé pour moi jadis quelque chose d'extraordinaire avec Madame Bovary : Lorsque je l'avais lu la première fois, au lycée, je n'y avais vu qu'un roman banal, racontant une histoire banale et sans grand intérêt. Je l'avais relu quelques années plus tard et dès les premières pages, j’avais eu une révélation : c'était dans cette banalité même que se cachait l'essentiel, dans l'insignifiance des petits détails, dans l'absence d'événements qui laissait apparaître l’évidence de la seule chose qui comptait, à savoir l’écriture elle-même. Cette évidence était d'autant plus saisissante que le style fonctionnait à vide pour ainsi dire, au service de rien. Et il en ressortait une étrange beauté comme quelque chose d'inutile et de triste. Je me souviens que cette idée m'était venue précisément en lisant la description des carrioles qui s'en retournent au soir de la noce : "... et toute la nuit au clair de lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées, sautant par dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides." Le mouvement de cette phrase, dont l'élan se prolonge comme un plan cinématographique, l'image de ces femmes aspirant l'air de la nuit, emportées par la griserie d'un désir sans objet, devenaient pour moi la figure même de cette béance qui constituait l'essence de l'univers flaubertien.
Je n'avais plus rien lu ensuite de Flaubert et lorsque je pris l'Éducation Sentimentale, j'en attendais des joies du même genre. Mais ce fut mieux encore ! Le milieu décrit étant plus proche de moi, j'y retrouvais toutes les images et les sensations qui m'habitaient depuis que j'étais arrivé à Paris : le Quartier latin, ses cafés, les Boulevards, la solitude des longues journées d'été, les camarades, les grands rêves, les entreprises qui échouent et le temps qui recommence toujours saison après saison, et puis l'amour bien sûr, l'amour toujours espéré, toujours entrevu, et qui par une fatalité étrange ne se réalise jamais. Car je lus ce roman d'une façon naïve et passionnée. Mon grand problème c’était de savoir si Frédéric et Mme Arnoux allaient enfin se décider à coucher ensemble. Ou plutôt je savais bien qu'ils le feraient puisque telle est la loi du genre, mais où et comment ? Mais quand, arrivé à la fin, je m’aperçus qu’il ne s’était rien passé et qu’il ne se passerait plus rien, je compris que je m'étais fait flouer. Frédéric regarde Mme Arnoux s'éloigner dans la rue... « Et ce fut tout. » Phrase admirable ! Une dernière fois le lecteur est tombé dans le piège, une dernière fois il a cru que leur amour allait se conclure, en fonction d'une certaine idée qu'il se faisait du roman, il a attendu jusqu'au bout un événement qui n'arriverait jamais, comme si, conduit de vestibules en antichambres et de préliminaires en prolégomènes, il se retrouvait soudain conduit vers la sortie avec le sentiment de s’être fait avoir. Et la vie n'était-elle pas ainsi ? ma propre vie, cette attente d'un événement toujours différé, où le temps s'abîme dans une succession d'instants peuplés de vacuité et d'ennui...
Je m'identifiais totalement au héros du livre, à son mépris de l'action, de la politique, à cette constante amertume dont cependant le préserve une curiosité invétérée à l'égard des bizarreries de l'existence, qui l'empêche de sombrer définitivement dans le désespoir. À partir de ce jour, l'horizon de la littérature resta fixé à jamais pour moi sur Flaubert. Et je n'étais pas le seul d'ailleurs, car nous étions tous semblables, au fond, toute cette génération d'agrégatifs, au personnage de Frédéric Moreau en qui nous nous reconnaissions.
Cependant ma vie continuait en dehors de la Sorbonne, sur les voies déjà tracées l'année précédente. Le Théâtre Antique avait décidé d'étendre son répertoire au Moyen-Âge et de monter un spectacle qui se composerait - outre l'inévitable Farce de Maître Pathelin - d'un acte intitulée Pauvre Jouhan,. Une grande surprise m'attendait lorsqu'on commença à en établir la distribution. Il y avait trois personnages dans cette pièce : un savetier, brave et naïf, dont le rôle revenait tout naturellement à Henri Czarniak qui avait parfaitement la tête de l'emploi ; le rôle de sa femme, une coquette le menant par le bout du nez, qui fut attribué à une nouvelle venue et enfin l'amant, un jeune beau, infatué de lui-même, qui abandonnait cette femme après l'avoir séduite. Le rôle ne pouvait échapper selon moi à l’un de ces « anciens » qui représentaient toujours à mes yeux les parangons de la virilité. Mais, contre toute attente, Miquel se tourna vers moi et me demanda si je voulais bien jouer ce rôle. Je crus d’abord qu’il voulait se moquer de moi ! Comment pouvait-on prétendre que j’étais capable d’incarner un tel personnage ! Après lecture cependant il conclut qu'il m'allait comme un gant.
Le travail des répétitions commença, et il fallut bien me rendre à l'évidence il m’allait comme un gant en effet - mais pas de la façon que je pensais : je faisais rire ! Je faisais rire du début à la fin. Le personnage était ridicule et odieux et j'étais ridicule et odieux. Alors j'en pris mon parti et les gestes grotesques, les intonations ridicules de ce séducteur vaniteux assurèrent le succès de la pièce, succès qui ne se démentit jamais, tant auprès de mes camarades pendant les répétitions qu'auprès du public ensuite lorsque nous jouâmes au théâtre Récamier puis dans différentes villes de province et même à l’étranger, au Festival de Parme, où je retrouvai le fameux Teatro Reggio et sa magnifique salle, réplique de la Scala de Milan.
Pendant ce temps les Trois masques survivaient tant bien que mal.

NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)