Magnifique. Il faut dire que la lettre reçue de cette femme il y a quelques semaines m’a interloqué. Oups, voilà que je me mets à parler comme elle ! Elle m’a piqué, la guêpe avec cette définition pleine page de « magnifique » tirée du Larousse encyclopédique : « se dit de quelqu'un qui est extrêmement bien, qui est remarquable par quelque aspect, qui convient parfaitement, qui suscite l'admiration, la joie, le contentement ; formidable, fantastique, merveilleux ». Évidemment que j’ai été flatté, titillé par autant d’éloges – indirects, certes, enfin, pas si indirects que ça. Comment résister à de telles avances insistantes sans passer pour un goujat ? Une invitation à déjeuner s’imposait.
- Déjeuner avec vous dans ce divin restaurant m’honore, mon cher Augustin. Je ne peux que vous redire l’aveuglant éblouissement que je vous exposais dans ma dernière missive. Vous rencontrer m’a plongée dans un puits d’admiration sans fond.
- Vous me flattez !
- Croyez-vous ? Et le hasard ? Je n’avais pas prévu de venir à cette petite sauterie dans le château de la famille de ma future belle-sœur, car mon frère, voyez-vous, change aussi souvent de compagne que de voiture. Alors, une belle-sœur de plus ou de moins… Mais ma vie a sombré dans la vacuité depuis mon divorce, et me redonner une vie sociale, en faisant plaisir à mon frère, m’a semblé un bon compromis. Et alors je vous ai vu, flamboyant, l’éloquence posée et sure d’elle… Merveilleuse m’a semblé cette coïncidence qui me faisait vous côtoyer, vous frôler.
- Vous allez un peu vite, ma chère Jacqueline, nous étions nombreux à cette soirée chez mes vieux amis…
Et là attention, je suis tapé ! si je me mets à lui donner du « ma chère », je ne suis pas sorti de l’auberge, ou du château. J’ai tout fait pour ne pas répondre à ses deux lettres amidonnées à l’envi, deux lettres, oui, envoyées par la poste. Qui fait encore ça de nos jours ? Avec demandes de réponse fort appuyées, mendiant même un simple sms…
- Nous étions nombreux, dites-vous ? Mais je n’ai vu que vous, mon cher, mon bel Augustin, qui éclipsiez tous les autres, si on me demandait le nom d’une seule autre personne présente, je ne saurais en dire la première syllabe, sauf votre ami, bien sûr, que je n’oublierai jamais, et sa gentillesse à me donner vos coordonnées le lendemain. J’ai dû insister, il devait demander votre autorisation, que vous avez donnée, et cette minute où je les ai reçues m’a comblée d’un bonheur que je n’avais connu depuis longtemps. J’en aurais presque supplié mon frère de poursuivre assidument avec sa nouvelle compagne, pour avoir l’occasion de vous revoir, fortuitement. J’avais si peur que vous ne me répondiez jamais, que vous coupiez court. Moi qui rêvais nuit et jour de vous déclamer mon admiration, le jour je rendais hommage à votre esprit dont j’avais perçu l’immensité, la nuit à votre corps dont je rêvais qu’il m’enveloppe. Mais je vous choque, sûrement…
Nous y voilà. Je subodorais juste.
Une fois évacué le fou rire, ses deux lettres m’avaient entrainé dans un torrent de perplexité !
La première me posait une équation que même les humoristes chevronnés n’ont jamais osée : « Vous savez que sur terre et en France en particulier, il y a plus de femmes que d'hommes. Soit, si on calcule (je peux me tromper), 1,7 femmes/1 homme, par exemple. Ceci conduit à dire qu'un homme « moyen» doit réussir à faire le bonheur d’une femme et demie, et que les femmes ne doivent plus être jalouses tandis que les hommes doivent tendre à être un peu plus altruistes et prodigues. Il faudrait que ces êtres d'exception fassent preuve d'un peu plus de dévouement pour accepter de venir au secours de quelqu'une ».
Là je suis resté scotché. Comme moyen de drague, je n’ai jamais connu plus rationnel ! Quant à l’efficacité, j’ai des doutes…
- Oh vous savez, Jacqueline… [j’ai enlevé le Ma chère, ça vaut mieux]… il en faut plus pour me choquer. Je vous écoute, j’essaie de comprendre.
- Comprendre, mais je vous l’ai écrit, mon éblouissement, mon admiration, la fascination que vous exercez sur moi, bel Augustin. Ce prénom du Grand Meaulnes que vous portez si magnifiquement. Car c’est bien de magnifique qu’il s’agit, ce mot dont je vous ai joint la définition du Grand Larousse encyclopédique. Mais l’avez-vous seulement lue ? Ma définition, pas le Grand Larousse…
Si je l’ai lue… nous ne devons pas avoir la même version de son cher dictionnaire.
Le mien, en 12 volumes, donne une tout autre définition, étymologique, qui peut-être donne sens à ma largesse du jour. « Du latin magnificus, qui fait de grandes dépenses, fastueux, somptueux, grandiose, de magnus, grand, noble, important, et de facere, faire. » Les dictionnaires plus récents confirment à la fois la généreuse prodigalité et la grandiose somptuosité.
Avait-elle occulté ce sens, pour me flatter et me pousser à cette invitation, un restaurant que je ne dirais pas somptueux, mais plutôt bon. Quitte à passer un moment difficile, autant flatter son palais !
- Et comment trouvez-vous le déjeuner ? étiez-vous déjà venue ?
- Vous savez, je suis arrivée récemment, et ma vie sociale a été bien pauvre. Le déjeuner est magnifique, comme le cadre, comme vous, je bois vos paroles, certes rares, et me noie dans vos yeux. Magnifique, forcément magnifique !
- Ressusciter Duras en la parodiant, est-ce encore possible avec ce procès qui fait l’actualité internationale, et si près de nous ?
- Les violeurs de Mazan… ce mari ignoble… comment des hommes peuvent-ils faire cela ? Ce n’est pas vous, mon cher Augustin, que nous aurions pu retrouver sur le banc des accusés. Vous êtes bien trop noble et merveilleux !
- Certes non, n’ayez aucune crainte, je suis aussi choqué que vous par cette affaire innommable. Mais méfiez-vous, ces hommes sont partout, de partout, ils sont comme moi, j’aurais pu être l’un des leurs si, depuis longtemps, je n’avais fait du respect des femmes mon mantra suprême.
- Je le savais, je savais que vous êtes un homme admirable, au-dessus de ces monsieur tout le monde. Vous êtes éblouissant, je vous l’ai écrit, et redit, je vous le répète. Et j’ai été littéralement éblouie, je ne ferai pas affront à votre intelligence en laissant croire que vous ne l’avez pas compris.
L’éblouissement prend des voies imprévisibles ! La revoir, est-ce vraiment ce que j’ai souhaité ? Nous avions bavardé, si peu, lors de cette fameuse soirée, j’ai dû faire mon bourreau des cœurs, ça m’arrive, sentir le pouvoir de ma séduction. Mais de là à entrainer un tel tumulte d’adoration, stop là. Elle n’est pas laide, mais pas tout à fait mon genre, un physique banal, sans rien qui dépasse, en tout cas pas cette lueur torride dans les yeux qui m’entraine, pas ce corps langoureux qui se laisse deviner sous des vêtements subtilement choisis, pas de trace de cette fièvre soigneusement cachée qui me gagne par capillarité. Alors, après ses supplications épistolaires j’ai opté pour un déjeuner au restaurant, terrain neutre. Car il va bien falloir que je lui parle. Si elle m’en laisse l’occasion…
- Et cet article, Équations conjugales, que je vous ai joint, vous l’avez lu, bien sûr. Vous faites l’indifférent, mais je sais bien. Plutôt amusant sur les motifs des rencontres, les couples qui durent, ou non. J’ai connu un échec. Mais tout le monde devrait avoir droit à une seconde chance, non ?
- Jacqueline, certes, vous y avez droit… personne ne veut vous en empêcher…
- Mais vous…
- Et si d’abord vous me parliez de ce dessert, que vous semblez déguster avec grand plaisir, vous allez me faire regretter...
- C’est une tuerie, mes sens sont en émoi, ma langue ne sait plus où donner de la tête, je suis damnée, Augustin, je suis emportée par le plaisir, ne peux plus résister à rien…
- Une tuerie, vous faites dans l'hyperbole !
- Une tuerie, j’insiste. Je vous fais gouter, une cuiller…
- Franchement, le chocolat, non, j’ai beau fouiller dans mes archives, non.
- Oh vous êtes trop raisonnable, mon cher Augustin, moi qui rêve de vous entrainer dans un tourbillon de plaisir.
L’alcool l’enfièvre. Deux verres de vin et elle va m’entrainer dans son lit. Dans quel bazar je me suis fourré ! Alors que je pouvais rester tranquille, ne pas répondre à ses lettres, l’évincer poliment. Il a fallu que je me jette tête baissée dans ce guêpier, alors que c’est à d’autres guêpières que je rêverais plutôt, en ce moment.
À suivre…