La fin du voyage s’est passée sans encombre. J’étais, enfin nous étions complètement cuits, épuisés tant physiquement que moralement. Personnellement mon manque de condition physique et d’entrainement m’avait fait prendre conscience des limites de mes capacités.
Cette succession de séquences : la tempête qui nous avait frappés, en corollaire, un régime alimentaire d’ascète, sans compter les heures de barre, avaient balayé mes illusions. J’étais mentalement au bout du possible, un peu comme si mes batteries étaient à plat.
L’annonce de l’apparition de la première ile des Açores m’a réveillé en deux secondes, effacées fatigues et douleurs.
En souvenir je resterais désormais attaché au milieu marin et à ses aventures mais à cet instant de cette traversée je n’en pouvais plus et l’idée de retrouver la terre ferme me faisait le plus grand bien.
Nous avions réussi à sortir de France sans anicroche, restait à retrouver la terre ferme avec la même réussite.
Nous avions tout préparé avec minutie : une ambulance nous attendrait sur le quai avec un médecin. Après avoir transformé Naarhi en momie, son bras blessé solidement amarré sur sa poitrine, nous avions ajouté un épais pansement autour de sa tête et posé une attelle à l’un de ses genoux.
Je devais me charger de la blessée, et organiser l’évacuation avec l’ambulancier. Skip de son côté devait transférer nos affaires personnelles dans un taxi. En particulier le stock de billets de banque en ma possession. Deux sacs marins d’apparence anodine qui a une douane ordinaire auraient été immédiatement saisis.
Le port était magnifique avec une multitude de bateaux se berçant dans la houle au pied des bars et restaurants le long des quais.
Nous avions choisi l'ile de Faial en raison de sa petite taille et de sa position un peu hors du monde. Une autre de ses qualités, à un quart d’heure du port d’Horta se trouvait un aéroport sur lequel un avion privé était venu se positionner pour nous attendre et nous emmener vers la Suisse. Nous rallierions Lausanne, ville helvète dans laquelle j’avais trouvé une clinique disposant d’un service de pointe dans le traitement des problèmes d’épaule.
Dans mon esprit, c’était la moindre des choses que je puisse faire pour elle, toujours culpabilisé de ce qui lui était arrivé.
Le débarquement se déroula sans encombre, personne sur le quai juste notre ambulance, en cinq minutes tout était réglé, et nous roulions vers l’aéroport. Le médecin avait pris la tension de notre blessée, écouté son cœur et mis en place un goutte-à-goutte. Pour lui en dehors de ses blessures elle souffrait surtout d’une dénutrition et déshydratation sévères. Il jugea qu’en effet il était urgent de l’hospitaliser.
Mais il avait ajouté avec un sourire que du côté cardiaque tout fonctionnait très bien. Il l’accompagna jusque dans l’avion et veilla à ce que son installation soit des plus confortable.
Skip nous rejoignit et entreprit de disposer nos bagages dans la soute. Nous étions tous fébriles, moi parce que je savais ce que contenaient mes bagages, Naarhi car elle avait hâte de se retrouver dans la clinique où espérait-elle on lui rendrait l’usage de son bras, quant à Skip, notre départ semblait la chagriner.
Il est incroyable de constater comme la vie commune dans l’espace confiné d’une cabine de bateau resserrait les liens entre les personnes qui se trouvaient à bord. Nous fîmes cependant dans la sobriété, elle tint Naarhi un long moment dans ses bras en lui murmurant à l’oreille. Puis nous nous donnâmes l’accolade sans geste ni manifestation superflue. Elle ajouta juste : « j’espère que nous reprendrons vite la mer ensemble ». J’avais juste gardé la main un peu trop longtemps sur son épaule.
Le pilote vint nous saluer, il ressemblait plus à un pilote de brousse qu’à un pilote pour jet privé.
- Entre deux heures trente et trois heures seront nécessaires pour rallier Lausanne, il faudra contourner les Alpes où une grosse dépression provoque de violents orages.
Sur ce il gagna son poste de pilotage et les réacteurs commencèrent à hululer. Je n’étais pas fâché de ne pas survoler la France ; en cas de problème technique un atterrissage aurait pu compromettre tous mes projets.
Ce n’est qu’après une heure pendant laquelle elle sommeilla qu’elle commença à parler. Je n’ai pas réagi tout de suite, je pensais qu’elle rêvait, cependant j’ai vite compris qu’elle s’adressait à moi.
Elle parlait de sa vie au Liban, de sa vie là-bas avec sa famille, de la vie heureuse qui était alors la leur : famille chaleureuse, cultivée, aisée, la bonne bourgeoisie.
Progressivement la politique avait commencé à se dégrader. Basée sur une répartition des fonctions politiques sur une base religieuse ainsi chaque religion avait une fonction attribuée dans la vie du pays. Président de la république, premier ministre ainsi que de nombreuses fonctions avaient une attribution qui n’avait rien de démocratique, mais cela fonctionnait et il y avait la paix et notre pays était un vrai paradis. Les conflits entre les Palestiniens des camps de réfugiés et l’Etat d’Israël vinrent mettre à mal ce fragile équilibre. La Syrie qui n’avait pas accepté le découpage de son territoire à la fin du protectorat Français et ne rêvait que de récupérer le Liban n’a fait que précipiter la catastrophe et le fragile équilibre confessionnel a volé en éclats, le pays s’est embrasé !
Elle a marqué un temps de silence et j’ai cru entendre qu’elle pleurait. Je n’osais rien dire ni rien faire qui puisse la faire retourner au silence, c’est elle qui m’a demandé de prendre sa main qu’elle a serré à m’en briser les os.
Elle a encore gardé le silence un moment je sentais bien au bruit de sa respiration qu’elle essayait de reprendre le contrôle sur ses émotions. Puis sa voix a resurgi – ma famille était catholique, mes parents ne pratiquaient pas mais c’est ainsi nous faisions partie de cette catégorie d’habitants, et d’ailleurs nous vivions dans un quartier chrétien. Au début nous avions l’impression d’être loin des zones de conflit, mais le temps passant de proche en proche Beyrouth s’est embrasée massacres et prises d’otages ont commencé. Elle avait posé sa joue contre ma main et je sentais ses larmes qui coulaient sans discontinuer. Nous devions approcher de l’instant crucial.
- Un soir que mes parents étaient sortis chez des amis nous nous sommes inquiétés de ne pas les voir rentrer. À un barrage il semble que mon père ait pris peur, il a dû croire qu’il pourrait échapper à ceux qui voulaient les enlever. Il a accéléré et passé le barrage en trombe ; un homme porteur d’un lance-roquette a pris la voiture pour cible. Au dire ceux qui ont vu ce qui restait de la voiture et de mes parents, ils n’ont pas soufferts disaient-il, mais pour nous ils étaient morts.
Sur ces mots elle s’est endormie en mordillant mes doigts pour ne se réveiller qu’à Lausanne après l’atterrissage.
Après cette narration tragique, ma tête s’était mise à bouillonner, au début je me trouvais dans un tel état qu’il me semblait que mon cerveau avait subi un court-circuit. J’étais dans l’impossibilité de le bloquer sur une idée sur un sujet particulier. J’ai dû moi aussi somnoler car je me suis retrouvé allongé sur le sol, un peu courbatu, mais le cerveau ayant retrouvé son calme.
Qu’est-ce que je foutais là dans cet avion avec une inconnue qui venait de me secouer comme un arbre pris dans une violente tempête peut l’être. Une partie de mon innocence avait volé en éclats si l’on peut parler d’innocence pour quelqu’un qui venait de réussir un hold-up, un braquage, un casse. Moi un père tranquille tendance dépressif.
C’est Skip qui m’avait injecté le venin du doute en me demandant ce que je fuyais et pourquoi ?
Bonne question, merci de me l’avoir posée, mais quid de la réponse, il me restait une heure avant l’atterrissage pour essayer de lui apporter une réponse. Si j’avais pu bouger j’aurais été tendre mon nez dans le poste de pilotage pour assouvir ma curiosité.
Jusqu’à cette nuit de nouvel an au déroulement étrange, j’avais eu une vie morne mais tranquille. Mes parents avaient leur logique et le plan de carrière qui devait l’accompagner. Faire de bonnes études, et peu importe la filière pourvu qu’elle vous permette d’avoir une bonne, voire très bonne rémunération.
Jusque-là leur plan était bon, bien qu’ayant effectué un parcours quelconque, enfin selon leurs critères.
J’avais décroché un diplôme d’ingénieur, suivi d’une formation complémentaire de gestionnaire de projet. Au cours de mes stages j’avais bien accroché avec celui qui allait devenir mon patron.
Je commence aujourd’hui à comprendre ce qui avait motivé son choix, il lui fallait un homme de paille, un type efficace mais effacé sans trop d’ambitions. Fidèle à sa boite et ne posant pas trop de questions. Tout mon profil, il avait cependant dû penser que j’avais un côté un peu couillon, et à partir de là m’avait sous-estimé.
La conjoncture l’avait poussé à me lancer dans l’arène en me faisant jouer un rôle primordial d’homme de paille dans ses combines. Ce qui est étonnant, c’est qu’en posant l’hypothèse qu’il m’ait mis dans leurs combines, j’étais certain que j’aurais refusé.
Rien n’était prémédité, mais devant leur duplicité, la blessure que j’ai ressentie a calciné une partie de ma morale et de ma retenue. J’avais fait un saut dans le vide digne d’un best jumper de première classe. Cependant il faut bien reconnaitre que depuis cet instant je ne maitrisais plus grand-chose.
Moi qui jusque-là avais été très en retrait avec les femmes me donnant toutes les bonnes raisons de ne pas avoir de relation suivie, cette soirée de nouvel an m’avait plongé dans un mouvement dont je ne distinguais pas très bien les contours.
Au moment où la situation commençait à prendre sens, cette rafale de Kalachnikov était venue m’arrêter tout net dans mes élans.
Désormais ma culpabilité effaçait tout le reste et me laissait pantois.
J’ai commandé le troisième café de la matinée.