Longer la côte par beau temps, poussé par une brise légère en direction d’un soleil couchant embrasé est un vrai plaisir. Naarhi n’a pas voulu monter sur le pont elle a préféré s’allonger dans la cabine. 

Je profite de cette soirée pour m’initier aux techniques nautiques et barrer lorsque nous sommes au portant.

Je n’en revenais pas d’être à bord et au large des côtes françaises. J’avais craint un moment que nous ne parvenions pas à réaliser cette première étape. Comme quoi il faut renforcer son versant optimiste.

La skippeuse et moi avons beaucoup parlé pendant ces journées de navigation, d’abord pour nous apprivoiser, puis, petit à petit nous avons abordé des sujets plus importants.

Quand je lui ai demandé si elle pouvait nous conduire aux Açores, elle s’en est tenue à un long silence. Ce n’est que le lendemain qu’elle est revenue sur cette question. 

  • Vous envisageriez une croisière de combien de jours ?

J’ai hésité un instant, pour prendre la décision de l’ampleur de ce que j’allais lui révéler.

  • Ce serait pour que vous nous déposiez là-bas, nous ne ferions pas le voyage retour avec vous !

Cette fois, c’est elle qui a hésité avant de reprendre.

  • Et moi, je fais quoi avec le bateau.
  • Vous le gardez, je vous le confie, je vous fournirai tous les documents nécessaires. Vous n’aurez aucune obligation en dehors de le maintenir en état. Mais vous pourrez l’utiliser à votre guise.
  • Je pose une condition. 
  • Dites. 
  • Qu’il ne soit pas question de trafic quel qu’il soit, et que je ne coure pas le risque d’être poursuivie.

Le lendemain alors que je barrais, activité à laquelle je commençais à prendre plaisir, elle est venue me donner son accord.

Naarhi n’allait pas mieux, elle s’alimentait à peine et ne parlait toujours pas. Cette situation s’avérait inquiétante, car elle avait besoin de forces pour réussir sa cicatrisation. Alors que je remontais de la cabine le front soucieux devant un nouvel échec, Skip, c’est ainsi que j’avais surnommé notre capitaine me confia la barre.

  • Laissez-moi faire, entre femmes on devrait se comprendre !

La situation sembla se stabiliser, Naarhi accepta de s’alimenter, puis finit par monter se chauffer au soleil sur le pont. Nous pouvions désormais envisager la suite avec plus d’optimisme.

La mer n’est pas toujours ce lieu idyllique qui fait rêver, les navigateurs le savent bien. Lorsque nous décidâmes de prendre la route des Açores, Skip m’annonça que la météo n’était pas idéale et que nous courions le risque d’être un peu, voire beaucoup secoués, barattés précisa-t-elle.

  • Moi cela ne me fait pas peur.

Ce qui aurait dû m’alerter, mais je voulais à tout prix m’éloigner des côtes françaises.

  • Mais vous, qui n’avez pas l’expérience de ce genre de conditions de navigation, je crains que vous ne soyez malade !

Je n’ai pas écouté ses avertissements, et maintenant que le bateau semble à chaque instant prêt à se désintégrer, je le regrette amèrement.

Les bateaux modernes ont une coque en fibres de carbone résine qui leur donne de la résistance et de la souplesse. À l’inverse, lorsque vous vous tenez à l’intérieur, vous êtes peut-être en sécurité, mais c’est l’enfer, tous les chocs extérieurs vous donnent l’impression d’être installés au cœur d’une grosse caisse. Impossibilité de se reposer, de se parler, de se nourrir.

Préparer quoi que ce soit pour repas tenait du numéro de cirque. On faisait donc dans la survie, notre femme de barre avait besoin de se sustenter pour continuer à maitriser la bête.

Elle vient régulièrement nous retrouver, complétement trempée, et glacée jusqu’aux os. Se changer est acrobatique, car une fois sortie de sa combinaison de survie et de ses vêtements, réussir l’opération inverse est tout aussi sportif.

Un moment pour pouvoir récupérer un petit peu, elle m’a envoyé prendre la barre.

  • Prenez pas de risque, il faut juste le maintenir, ne rien brusquer, accompagner le mouvement, ne pas le laisser se mettre au travers des lames, il pourrait se coucher.

Je n’allais pas, enfin je n’avais pas le choix de dire non. La barre était protégée par un roof en Plexiglas sur lequel la mer se déchainait, une vague suivant l’autre et quelquefois plusieurs à la fois se percutant en feu d’artifice. J’espérais qu’il n’y aurait sur notre route, ni chalutier, ni cargo, ni baleine, enfin tout ce qui était susceptible de nous exploser.

L’eau s’infiltrait partout et dans la cabine plus rien n’était sec, alors à la barre cela tenait de la douche et du pédiluve. Devant un besoin pressant, j’ai hésité à m’accrocher à la ligne de vie pour sortir sur le pont, lorsqu’une voix m’a crié :

  • Pas de connerie vous pissez là, la mer fera le ménage.

Quatre jours de ce brassage et nous étions éreintés, le manque de nourriture, de sommeil et le travail harassant avaient eu raison de nos résistances. En particulier les interventions sur la voilure. Enfiler une combinaison de survie, ne pas oublier de s’amarrer à une ligne de vie, sortir dans le coup de tabac avait quelque chose d’effrayant. Une fois à la manœuvre, il n’était plus temps d’avoir des états d’âme, il fallait être opérationnel. Comme pour sauver une voile qui prenait des libertés avec notre sécurité. Crocheter dedans à s’en arracher les ongles, se coucher dessus pour l’empêcher de s’envoler, la faire entrer dans la soute avant d’en extraire la remplaçante.

Passé un certain seuil, il n’y a plus de peur, ni de faim, ni besoin de sommeil, tous les sens sont affutés, à l’écoute de la moindre variation de bruit. On devient une composante de la machine.

Trois jours de ce régime et nous étions flapis, amaigris et affamés. Le vent s’était calmé et nous nous sommes endormis en vrac au milieu du capharnaüm.

J’ai réussi à atteindre le réchaud, trouvé du café et battu le rappel, le réveil allait être difficile. Eh bien non, j’ai été accueilli par des grognements de joie.

Après cet intermède nous sommes repartis dans le sommeil non sans que Skip n’ait fait une tournée de sécurité, or le bateau avait bien encaissé la tempête, mais il y aurait beaucoup de remise en état et de réglages à faire.

Lessive, nettoyage de la cabine, remise en ordre du pont et du poste de barre nous prirent un certain temps. 

Quelqu’un qui nous aurait croisés à cet instant aurait pensé que nous avions hissé le grand pavois. Nos vêtements, équipements de survie, couchages, tout je dis bien tout avait été accroché et hissé le long du mât, nous étions nus comme des vers. Les cinq premières minutes avaient été silencieuses mais une fois nues et allongés sur le filet entre les deux coques, nous avons laissé le soleil nous cuire la peau. Au-dessus de nos têtes le ciel était d’un bleu qui ravissait les cœurs et vous lavait l’esprit de vos angoisses. Ce baptême de mer nous laisserait de grands souvenirs, et nous y avions survécu !

Skip nous dit qu’elle nous décernait notre diplôme d’amarinage et discrètement indiqué qu’il serait bon que nous fassions du sport car la voile avait besoin que l’on soit musculeux. Je ne parle pas pour vous Naarhi, on verra cela lorsque vous aurez récupéré votre bras, à cette occasion je vous offrirai une transat. Elles étaient maigres comme deux panthères et je pense qu’à elles deux, elles ne pesaient pas mon poids.

L’ordinateur de bord indiquait que nous n’avions que très peu dévié de notre route le trajet en serait prolongé d’une demi, voire d’une journée fallait-il encore que le vent revienne, après ses excès il devait avoir la gueule de bois et nous nous retrouvions dans la pétole. Il n’y avait plus qu’à attendre son retour et se faire bronzer en regardant filer les nuages.

Mes rapports avec Naarhi demeurant distants voire fuyants, un après-midi où nous étions seuls sur le pont j’ai senti que Skip attendait des explications. J’ai fait mon possible pour la rassurer sans lui donner plus d’informations qu’il n’était nécessaire.

Elle avait envie de savoir ce que nous faisions ensemble Naarhi et moi. Mon récit l’a fait rire jusqu’au moment je lui ai raconté l’attentat. J’ai précisé que si elle ne m’avait pas rencontré elle serait encore chez elle, intacte, alors que là Dieu seul savait si elle retrouverait l’usage de ce membre.

  • Mais vous êtes en fuite, pourquoi si vous êtes les victimes ?

J’ai juste tenu à lui dire qu’il ne fallait pas qu’elle en sache plus au risque de se mettre en péril !

  • Mais là que pouvez-vous faire pour elle ?
  • D’une part lui permettre d’attendre que cette histoire s’apaise en France, d’autre part lui trouver une équipe chirurgicale capable de réparer son épaule.
  • Au début, j’ai pensé que c’était votre compagne. Mais au regard de vos relations j’ai compris qu’il y avait un hic.
  • Vous êtes plutôt beau mec, je vais vous regretter !

J’ai senti la chaleur de son épaule contre la mienne, puis de ses lèvres dans mon cou !

Naarhi nous a rejoints, nous avons tendu une toile pour bronzer sans être totalement frits. En bloquant ce qui circulait dans nos têtes nous pouvions nous croire en vacances : il y avait le ciel, le soleil et la mer.

« Sea sex and Sun », après un moment en présence de ces deux corps dorés comme des abricots et adorables ma libido a commencé à me jouer des tours…et les paroles de Serge me sont revenues en mémoire.

Je suis retourné à la barre, sans jeu de mots je vous en prie !