J’ai entendu le verrou se refermer. Je suis dehors, j’ai moins froid que tout à l’heure, moins faim aussi, les œufs c’est bon mais j’aime mieux le poulet, grand-mère Aissata faisait le yassa au poulet, c’est sa cousine de Casamance qui lui avait appris la recette.
Où je vais dormir ? La femme de la maison ne m’a pas gardé. Pourtant, elle était grande sa maison, j’aurais pu dormir sur le canapé, y’en avait un dans le salon, je l’ai vu, j’ai même eu envie de m’y allonger. Trois jours que je dors dans la rue, mais bon, faut pas exagérer. Elle était gentille la femme de la maison, même pas eu peur. Drôlement courageuse, à sa place j’aurais flippé. Non mais… imagine, en pleine nuit, un grand mec costaud, quoique…costaud, pas tant que ça mais plus qu’elle en tout cas, et black par-dessus le marché ! C’est ouf ce qui m’est arrivé ! Elle crie pas, elle appelle pas les keufs, je lui dis que j’ai faim et elle me fait deux œufs et même qu’elle précise qu’ils sont bios. Les œufs. J’ai failli me payer une barre de rire (ça au moins, j’en avais les moyens !) mais j’avais trop faim.
Et comme si son rire venait à retardement, Ali éclate de rire et son rire résonne dans la rue vide et l’éclair blanc de ses dents zèbre la nuit et il s’offre un court instant de répit barrant la route à l’angoissante question : où dormir ?
Ali avance maintenant le corps légèrement penché en avant, ses mains enfoncées dans les poches de la vieille parka trouvée hier sur le trottoir parmi les encombrants, la capuche rabattue sur son visage, un peu pour se protéger de cette bise sournoise qui vous cingle dès que vous quittez l’abri des hautes façades et beaucoup au cas où une maraude s’aviserait de s’intéresser à la haute silhouette qui erre à pas d’heure dans la vieille ville.
Deux phares apparaissent au bout de la rue, juste le temps de se rencogner dans l’ombre protectrice d’un hall d’immeuble, la porte est restée ouverte, sans doute cassée.
Ali a le temps de voir passer la voiture de police, au ralenti, comme dans un film, il peut même apercevoir le rougeoiement de la cigarette d’un des deux policiers.
Fumer pendant le service…c’est réglementaire ça ? Bon, je vais attendre avant de sortir au cas où ils seraient en embuscade au prochain carrefour.
Ali s’est accroupi, Ali a sommeil, Ali en a marre, Ali pense que demain c’est mardi et que c’est ce jour-là qu’il a rendez-vous à Pôle emploi. Faut que je me change si je veux faire bonne impression. Je me rappelle ce que m’a dit mon père quand j’ai quitté mon village, mon fils, dans le pays où tu vas, ils nous aiment pas trop, alors, sois toujours bien habillé et bien propre.
Ouais, je voudrais bien mais où prendre une douche ? Je pourrais peut-être retourner chez la femme de la grande maison…Ali caresse cette idée un instant, tout en sachant qu’il y a loin du rêve à la réalité. Ou bien, je retourne voir Soraya, après tout, c’est elle qui m’a foutu dehors. J’ai pas compris…trois ans…ça faisait trois ans qu’on était ensemble et tout à coup, elle me dit qu’elle en plein le dos d’entretenir un bon à rien, que squatter son canap’ pendant que moi figure-toi, je vais au taf tous les jours, tous les jours je me lève à 6 heures, tous les soirs je rentre rincée pendant que monsieur joue à la console. Casse-toi !
Elle hurlait, j’ai même pas pu lui dire que j’avais rendez-vous à Pôle emploi, elle voulait pas m’écouter, elle m’a fait peur, j’ai bien cru qu’elle allait me lancer à la figure la casserole qu’elle était en train d’essuyer. Puis, je me suis dit, laissons passer l’orage et je suis parti. J’ai entendu la porte se refermer avec rage. C’est une fois dans la rue que je me suis rendu compte que j’avais oublié de prendre mon blouson et que j’avais pas une thune sur moi. La journée risquait d’être longue. Je suis allé à la gare, j’aime bien les gares, les gens qui passent, je leur invente des vies, des vies plus funs que la mienne. Mais bon…il y a pire…je pourrais être « sans papiers » mais moi, des papiers…j’en ai. Ah merde, je les ai pas, ils sont dans ma poche de blouson.
Ali se sent tout à coup tout nu et inconsciemment il se ratatine sur le banc, l’œil rivé à la pendule de la salle d’attente, il va fixer les heures qui passent comme s’il avait le pouvoir d’accélérer le temps.
Je partirai vers 17 heures, je vais faire la route tranquillement, Soraya sera revenue du boulot et tout rentrera dans l’ordre.
Même pas en rêve aurait pu lui rétorquer Soraya car Ali eut beau sonner et re-sonner, la porte resta close. Il envisagea un instant de passer la nuit sur le palier, mais la crainte des voisins lui fit quitter l’immeuble. Et c’est ainsi qu’il passa sa première nuit dehors, puis la deuxième et la troisième, poussé par la faim, il commit l’irréparable d’entrer par effraction dans la maison d’autrui. Ce dont il n’était pas fier, car dans le fond Ali était un bon gars, un peu nonchalant certes, mais pas de quoi me laisser dehors comme un chien. Merde !
Tout en avançant, Ali réfléchissait au comment attendrir Soraya pour qu’elle lui épargne une quatrième nuit dehors. Soudain, la lumière jaillit. Des fleurs, toutes les femmes aiment les fleurs, je me rappelle l’an dernier, elle était trop contente quand, à la Saint Valentin, je lui avais offert un super bouquet. 9.99 € à Lidl, une promo, mais attention…une promo classe avec un ruban et un petit cœur.
Songeur, Ali suit le mur du cimetière, il tâte ses poches sans grande conviction. Et si je retournais dans la grande maison…il y a un jardin. Ouais…mais c’est pas la saison.
Et de ponctuer ce triste constat d’un gros soupir.
Pourtant, une petite heure plus tard, notre grand gaillard sonnait plein d’espoir à la porte de Soraya. Allait-elle ouvrir ? Obligé. Personne ne peut résister à un si beau bouquet. Merci M. Gratien Delporte 1928-2023.