Peut-être (23)

 

 

Chère et grande amie, si vous me le permettez, je serais fort honoré de vous rencontrer. Nos missives électroniques, dont la fréquence m’enchante, me font voir en vous cette muse lettrée que j’appelle de mes vœux depuis si longtemps. Soucieux de votre intimité, j’ai hésité à vous soumettre ma requête. À la condition que nous n’y voyiez aucune inélégante intrusion, j’aimerais faire votre connaissance au-delà des mots, et serais flatté que vous m’autorisiez à découvrir ce lieu enchanteur qui a la chance de vous abriter. Au plaisir de vous lire, votre bien dévoué Hubert de la Ferronnerie.

 

Figée, Emma, en ouvrant son portable. En voici un qui se lâche dans la flagornerie. Jusque-là il l’avait amusée, hidalgo maniéré, gardant toujours la juste mesure. Alors, elle se demande. Bonnes manières issues d’une éducation surannée qui refont surface ? Savoir-vivre à la baronne de Rothschild relooké à l’aune des textos ? Jamais elle n’avait reçu de tel texto. Un courrier, encore, sur un mode légèrement caustique, elle aurait au moins souri. Là, elle ne sait pas. En rire, le prendre au sérieux ? Faire connaissance, sortir du virtuel, c’est toujours ce qu’elle cherche quand les échanges prennent forme. Mais sur ce ton, et en lui demandant, avec force détours, de venir chez elle, chapeau, il est fort ! Le rire monte dans ses yeux, chiche, elle va le prendre au mot. L’attendre au tournant, franchement, il devra assurer, combien de temps va-t-il tenir avec ce langage ampoulé ? C’est là où elle va voir s’il agit par atavisme bien ancré, ou flatterie ordinaire…

 

Cher Hubert, votre message me saisit et me ravit, et je ne sais quel sentiment placer en premier. Vous osez me soumettre une requête originale, j’ose vous y répondre favorablement. Je vous attends ce samedi à 15h, le couvre-feu nous imposant d’avancer l’heure du thé. Amicalement vôtre, Emma.

 

Nerveuse. Impatiente plutôt. Pas l’habitude d’être aussi fébrile avant une rencontre. Ce passage de la communication à la confrontation, c’est ce qu’elle aime, Emma, ce petit pic d’adrénaline, ça passe ou ça casse. Mais là, elle le sent, elle est plus tendue qu’excitée, quelque chose irrigue son corps, dont elle n’a pas l’habitude. Veines de chaleur qui montent dans son dos, sa jambe gauche tremble, une profonde brûlure au creux de l’estomac, pas de celles que l’on appelle habituellement brûlures d’estomac, non, comme une boule de feu qui lui ronge le sternum, son visage se bloque, se glace. Bon, ma grande, assieds-toi, reprends-toi, un verre d’eau, respire… qu’est-ce qui te prend, franchement, qu’est-ce qu’il a de différent celui-là, ce Hubert machin chose, ce sont les mots qu’il emploie qui te figent ?  le pouvoir des mots… qui y aurait cru, tu y es préparée, pourtant, tu en as fait ton métier… calmos ! Assoupie sur le canapé du séjour, oublieuse de l’heure, elle est tirée brutalement des limbes par la sonnette, sursaute, lisse sa robe et ses cheveux en se remettant sur pied, jette un regard au miroir de l’entrée. 

 

Une silhouette étonnante se dessine derrière la porte. Manteau ample foncé, chapeau presque haut-de-forme, juste quelque chose d’un Houdini. Elle se retient d’éclater de rire. Nervosité envolée, déjà un bon point ! Qu’est-ce que cet hurluberlu ? Emma se redresse, reprend son allure des grands jours, improvise des manières de grande dame pour lui ouvrir la porte, le meilleur moyen qu’elle trouve pour réfréner son hilarité.

  • Entrez très cher, vous me voyez ravie de vous accueillir dans mon humble logis !
  • Pas si humble, très chère, puisqu’il abrite la merveille que la nature me fait l’honneur de découvrir, encore plus délicieuse que sur les photos que vous aviez eu la délicatesse de me faire parvenir !
  • Que d’exagération, je suis bien ordinaire et ne mérite pas tels compliments !
  • Ordinaire, certes non, extraordinaire, c’est le moindre des qualificatifs qui puisse vous être attribué. 
  • Nous verrons, nous verrons. Pour l’instant, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer…
  • Avec un immense plaisir…

 

Débarrassé de son accoutrement, au final plus baroque que grand seigneur, c’est un regard perçant que Hubert darde sur elle, perçant et enjôleur. Emma l’évite quelques secondes, le séducteur invétéré, très peu pour elle, puis se ravise. L’examine plus attentivement. Bel homme. Très bel homme. Port altier, allure d’hidalgo de grande taille, le cheveu encore épais rejeté en arrière, des yeux d’un vert aqueux très émouvants. Silhouette alerte, soit il est sportif, soit un capital génétique de premier choix le préserve des aléas du temps. Elle ne se souvient plus de son âge, qu’il avait dû noter sur son profil de contact – même s’il peut y avoir de la triche – il doit avoir la soixantaine, mais une soixantaine bien conservée, qui laisse présager encore de belles années. Elle qui avait cru ouvrir la porte à un paillasse, voici qu’elle se retrouve avec un homme charmant, qui mérite l’attention qu’il revendique ! Belle prestance, de ces physiques d’acteur, visage aux traits affirmés, comme soulignés par un trait de crayon gras, un corps à la fois élancé et solide. Son envie de rire, Emma l’a fait valser loin, c’est plus une envie de se précipiter dans ses bras qui la prendrait maintenant. Se retenir. Ne pas se jeter si vite dans la gueule du loup, il va la prendre pour une délurée, une gourgandine pour user d’un mot qu’elle entendrait bien dans sa bouche.

 

  • Vous me laissez béat ! Pardonnez mon incivilité… j’en perds la parole… je bégaie… je m’attendais à rencontrer une femme plutôt jolie et cultivée… voici que je me trouve devant la belle Ferronnière, la grâce incarnée, mais une belle Ferronnière avec le sourire… votre visage me bouleverse, votre silhouette, votre port… oh voila que je ne sais plus dire que des sottises, des banalités… je ferais mieux de me taire.
  • N’exagérez pas, j’ai connu pires sottises ! Et pires injures que d’être traitée de belle Ferronnière ! Que diriezvous de faire le tour du jardin et de ma bibliothèque pour reprendre vos esprits ?
  • Avec grand plaisir, je vous suis.
  • Nous prendrons le thé ensuite, suivezmoi.

 

Il obtempère sans sourciller. La suit sans manteau ni chapeau dans le jardin. La tonnelle dont la glycine et la vigne vierge sont encore bien maigres. L’arche que les clématites ont entourée, envahie, mais sans fleurs encore. Le coin des orangers et citronniers, rentrés pour l’hiver. Les rosiers, avec leurs noms poétiques. La terrasse d’été avec ses tables, ses chaises, ses fauteuils, repliés pour l’hiver, que les beaux jours verront refleurir bientôt. 

  • Je ne suis pas jardinier, chère amie, mais votre petit paradis révèle une âme bienveillante et poétique.
  • Oh, vous ne le voyez pas au meilleur moment. Vous n’avez qu’une ébauche de ce qu’il est réellement…
  • Ébauche prometteuse !

Elle l’entraine ensuite vers sa bibliothèque. Et l’observe. Discrètement. Va jauger sa culture aux rayons sur lesquels il va poser son regard. Histoire. Romans classiques. Ne s’attarde pas sur la poésie. Ni sur les romans contemporains. Logique, il est bien dans son personnage.

 

  • Et si nous le prenions, ce thé ?

Emma s’aperçoit du ton fort relâché qu’elle emploie. Va-t-il réagir ? Faire comme s’il n’avait rien perçu de choquant dans sa formulation ? Il ne dit rien. Est-il plus simplement revenu à un naturel qu’il dissimulait par affectation, et qui lui demande moins d’efforts ? 

Elle l’invite à s’assoir au salon, lui indique un fauteuil confortable, disparait quelques instants dans la cuisine pour faire le thé. Elle pose la théière sur le plateau qu’elle avait déjà préparé, avec deux tasses de porcelaine jolies plus que grand siècle, et une corbeille de biscuits et madeleines piochés dans les boites en fer de sa réserve. 

  • Un délice…
  • Ah, c’est du sencha, j’avais peur que vous n’aimiez pas, c’est une saveur particulière, mais dans l’aprèsmidi je privilégie le thé vert. Les sources d’énervement sont déjà bien assez nombreuses en cette période si compliquée, ce n’est pas nécessaire d’y ajouter l’excitation d’un thé noir.
  • Tout à fait… Et les biscuits, et les madeleines, il faut que vous m’indiquiez votre pâtisserie, sublimes…
  • La pâtissière est devant vous. J’évite les produits manufacturés, j’aime cuisiner et les biscuits maison sont ma grande passion.
  • Oh, que j’aime partager cette passion avec vous, au moins pour la dégustation, en cuisine je ne suis pas sûr de pouvoir concourir dignement…

 

Un silence s’installe. Ils sirotent leur sencha, et Hubert goute les différents biscuits sans réserve, il se régale sans un mot, un gourmand jouisseur, capable de se laisser aller après le numéro de haute voltige auquel elle a eu droit avant, un bon point ! Elle déteste les spartiates qui font semblant de goûter du bout des lèvres pour le regretter aussitôt après, souvent avares de leur corps, et peu aptes à s’engager dans une relation partagée et égalitaire.

 

  • Estce indiscret de vous demander, cher Hubert, quelle est votre occupation, votre travail, à quoi vous vous intéressez ?
  • Aucunement très chère, je n’ai en effet pas pris la peine de me présenter. J’ai manqué à tous mes devoirs. Hubert de la Ferronnerie, Général de brigade aérienne, j’ai fait ma carrière dans l’Armée de l’air, dont je suis maintenant réserviste, ce qui me laisse un peu de temps.
  • Ah, vous aimez l’ordre et la discipline ?
  • Je les ai appris au fil du temps, mais ce n’était pas ma motivation première.
  • Carrière familiale, héritage d’une période où les fils de famille épousaient chacun un ordre différent…
  • Vous raillez, je le sens bien, mais vous êtes loin, très loin. Ma famille ne m’a laissé qu’un nom, pas toujours facile à porter, je vous l’accorde. Mes parents ont disparu quand j’étais enfant, accident probablement, mes grandsparents qui m’ont élevé ont été ensuite rappelés à Dieu comme on dit dans ce milieu, et mes oncles et tantes ont tous fui aux quatre coins du monde ou de France, je ne sais pas.
  • Vous n’avez plus de nouvelles de personne ?
  • Non, je suis désormais seul au monde, à porter un nom bizarre, partagé avec une famille lointaine qui m’a renié. Alors, bon, ce nom ou un autre, du moins il me donne un peu d’originalité.
  • Et alors, pourquoi l’armée de l’air ?
  • Un engagement qui me permettait de vivre, mes grandsparents, en fin de vie, ne pouvaient plus grand-chose pour moi, et de fortune ils n’avaient que le nom.
  • Vous auriez pu être boursier dans un autre domaine.
  • J’ai bien pensé à des études dans l’aéronautique, mais une longue période de vaches maigres s’ouvrait devant moi, sans aucune certitude d’une bourse suffisante, ni de réussite. L’armée me donnait la sécurité. Mais surtout l’opportunité de me livrer à ma passion, l’aéronautique ! Dès mon enfance, je ne vivais que pour les avions, dans les livres, dans les expositions que mon grandpère m’emmenait voir, et je lui en serai toujours reconnaissant. Je n’ai jamais pu imaginer m’intéresser à autre chose qu’aux avions.
  • Histoire de retrouver vos parents, votre famille… 
  • Peutêtre, je me le suis demandé, psychologie à la petite semaine. Je n’ai jamais su comment mes parents étaient morts, si c’était dans un accident d’avion, et je ne sais pas qui pourrait me le dire maintenant. Je n’ai jamais compris non plus pourquoi la famille a éclaté. Il m’est resté les avions. Passion dévorante. Aujourd’hui c’est facile, vous avez des simulateurs de vol qui vous permettent de voler depuis votre ordinateur, mais quand j’étais plus jeune c’était nettement plus compliqué.
  • Passionnant. Racontezmoi s’il vous plait.

 

L’après-midi s’allonge, le thé est froid, et les biscuits dans la corbeille n’intéressent plus personne. Emma écoute bouche bée, jamais elle n’a entendu parler des avions de cette façon, jamais elle n’a entendu une telle passion pour un domaine qu’elle ne connait pas, et se prend à aimer. Il en est aux différents modèles de réacteurs, la différence entre le Concorde et les autres avions, la bataille entre Airbus et Boeing, les exigences de sécurité, le crash de Rio encore difficile à comprendre, qui a plombé la compagnie comme il l’appelle, les luttes entre AirFrance et les low-cost, le danger que font courir certaines de ces petites compagnies sur la sécurité, la pression constante de la rentabilité qui casse les prix, sans respecter les coûts inhérents au trafic aérien…

 

  • Oups, savezvous, cher Hubert, que l’heure a tourné. J’ai eu tant de plaisir à vous écouter. Il est presque dix-neuf heures. Je ne vais pas pouvoir vous laisser partir sans vous faire encourir une amende. Puis-je vous offrir l’hospitalité ? Rassurez-vous, j’ai une chambre d’amis…
  • Je vous prie de m’excuser. Quand je commence à parler… Cela dit, en tant qu’officier, je ne serais probablement pas très ennuyé par la maréchaussée. Mais j’accepte malgré tout votre hospitalité avec une grande reconnaissance.
  • Nous trouverons bien de quoi diner correctement, et j’ai toujours des brosses à dent de secours.
  • Oh, ce ne sera pas nécessaire. J’ai une petite valise dans ma voiture. L’habitude des déplacements.

 

 

 

 

 

 

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