Vingt heures ! Presque simultanément les fenêtres s'ouvrent, on se met au balcon et c'est un concert d’applaudissements pour les infirmières, les aides-soignantes, les caissières, les travailleurs de l'ombre qui prennent soin de nous ou pourvoient à notre confort.

 

Rue des Boulets à Paris onzième, c'est une petite rue étroite où le soleil a beaucoup de mérite pour à se faufiler entre les immeubles, une rue calme où il ne se passe rien. Au numéro 10 au troisième étage vivent trois jeunes en colocation. Arthur finit sa formation d'éducateur sportif tout en encadrant des enfants dans un centre de loisirs, pour survivre en attendant. Pas très grand il est toujours en mouvement, monté sur des ressorts, son dynamisme est contagieux. Eliott, le plus grand, avec un air plus intellectuel, figure ronde avec des lunettes, tempes dégarnies, un air un peu perdu, fait de la musique. Dès ses cinq ans, il est entré au conservatoire de Poitiers, depuis qu'il est à Paris, il joue régulièrement avec un groupe de copains et quelquefois dans un orchestre. Il a fait de la clarinette mais il aime bien la trompette, plus sonore et plus festive. Enfin Estelle, une brune aux cheveux longs, l'air calme, toujours souriante fait des piges mal payées dans plusieurs journaux. Plutôt fauchés, ils sont fondamentalement optimistes, ils aiment faire la fête, s'amuser, ils ont beaucoup d'amis, boivent de bières en refaisant le monde.

Le coronavirus était de toutes les actualités. Une crise, ça fait réfléchir, c'est une chance pour changer le monde, cela allait sauver la planète, on allait tous devenir écolo, manger bio, manger local, finie la société de consommation. Ils s'enthousiasment pour tous ces élans de solidarité, de générosité qui se manifestent un peu partout. C'est sûr, plus rien ne sera comme avant, on reconnaitra le travail des travailleurs de l'ombre, sous-payés, finies les grandes et scandaleuses inégalités. C'est eux, les premiers qui, à vingt heures, sont sortis sur leur balcon pour applaudir les soignants, avec des casseroles pour mieux se faire entendre et encourager les voisins. Puis Eliott a sorti sa trompette. Très vite, tous les habitants se sont joints à eux, tous ont ouvert leur fenêtre ou sont sortis sur leur balcon ou dans la rue.

Rapidement, ils imaginent poursuivre au-delà de huit heures par une animation. On habite la même rue, le même immeuble et personne ne se connaît, tout juste un signe de tête quand on se croise, ça aussi, il faut que ça change. Il faut s'amuser, faire la fête, se rencontrer, échanger, créer.

Eliott joue à la clarinette des airs de chansons françaises et tous reprennent le refrain en chœur. Arthur sort une écritoire où il explique qu'il se propose de faire des courses pour qui en a besoin. Un autre soir Estelle organise un jeu, le côté pair contre le côté impair, qui trouvera l'énigme, elle imite le jeu des milles euros, pose des charades :

  • Mon premier est à plume sans poil,
  • Mon second est à poil sans plume
  • Mon troisième est à plume sans poil
  • Mon quatrième est à poil sans plume
  • Mon tout est une fleur de balcon.

 

Elle propose une grille de mots croisés :

  • Ennuis en onze lettres ?
  • Obligation actuelle en onze lettres ?

 

Un autre jour elle lit des haïkus :

 « Pêcheur du dimanche

sandwichs et verre de vin

il soigne sa ligne »

 

« Oh une luciole, je voulais crier regarde, mais j'étais seule »

 

À la fin de la semaine, d'autres voisins proposent des jeux, lisent un conte, on chante frère Jacques en canon. Ensemble, on s'amuse, on rit, on crée, on échange. C'est simple, spontané. « Y a de la joie, bonjour bonjour les hirondelles. »

Peut-être que c'est possible de vivre ensemble, peut-être que c'est possible d'être heureux tout simplement.

 

Le dé-confinnement

 

Les applaudissements ont cessé. Certains ont repris le travail ou ses occupations. Arthur, Eliott et Estelle ont du plaisir à rencontrer leurs voisins, dans les couloirs, l'ascenseur, ils demandent des nouvelles, proposent de partager un apéro, on se connaît par son nom, on se rend de menus services.

 

Mais quelques semaines après, ils mettent du temps pour se rendre compte d'un changement : les bonjours sont plus discrets, leurs questions restent sans réponse, les portes se ferment.

Progressivement des signes d'incivilité sont perceptibles, dans le local poubelle, des sacs sont déposés en vrac. Nos trois colocataires reçoivent des lettres anonymes, « vous n'allez pas imposer votre loi » « on ne vivra pas comme des Amish » Il leur est reproché d'être bruyants.

 

La réunion du syndic de copropriété doit se dérouler dans trois semaines et les tensions sont de plus en plus palpables. Estelle décide de mener discrètement son enquête. C'est grâce à Marguerite, une petite personne âgée à qui elle rend régulièrement visite et avec qui elle s'est liée d'amitié depuis longtemps, qu'elle apprend que le président du syndic de copropriété a fait courir le bruit qu'ils voulaient prendre sa place et imposer leurs principes écologiques. Il a été expliqué aux habitants de l'immeuble qu'ils voulaient réduire le chauffage, imposer le principe zéro déchets. Des consignes ont été données qu'il ne fallait surtout pas voter pour eux, que la vie dans l'immeuble serait un enfer.

De retour à l'appartement Estelle essaie de créer un air de fête, elle prépare un apéro pour Arthur et Eliott. Il faut bien ça pour leur annoncer l'existence de ce complot. C'est alors qu'Arthur bondit et s'exclame :  « Le changement c'est maintenant ! On y a cru, il faut y croire.