Déjà tard (21), de Viviane Youx

http://ecritoire.chateaudavanton.com/public/images/.VY-14-12-24_t.jpg    5ème séance : Bonne résolution  et 6ème séance : La fragilité, le mouvant

Suite de Déjà tard (20) et des épisodes précédents

 

Une résolution. Accepter la main tendue. Arrêter de se réfugier dans une plainte intérieure qui la ronge. Géraldine a été super. Sa famille joue le jeu, entourer Juliette d’une délicate présence sans s’imposer. Comment peut-on être aussi sensible, prévenant, il y a des formations pour ça ? Peut-être bien que Géraldine pourrait vraiment être son amie, ce que Juliette imagine d’une amie… Celle qui tend la main sans demander, sans juger, qui écoute juste si tu as envie de parler, et se tait, ne t’accable pas de questions… Bon, c’est juste quelques jours, elle ne va pas s’imposer, le temps de se remettre sur pied, de faire le point, c’est si bon d’être entouré, mais elle ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette gentillesse qui l’entoure, un ordre des médecins à respecter, ne pas faire de vagues. Qu’est-ce qu’elle a pu dire à son mari et à ses enfants, Géraldine, comment a-t-elle pu la présenter ? Une dépressive qu’il ne faut pas brusquer, une collègue qui a pété les plombs et qu’il faut aider quelques jours, une déréglée mentalement, non, certainement pas, ça fait peur, ils ne seraient pas aussi gentils, des regards en coin marqueraient l’appréhension de se trouver mêlés à une histoire qui ne les regarde pas.

 

  • Coucou, et cette journée, correcte ? Tu arrives à te reposer, à récupérer ?
  • Oh oui, merci, j’ai l’impression d’être off, sur pause. Heureusement que tu es là, et ta famille, vous êtes vraiment super.
  • Écoute, c’est le moins qu’on puisse faire, si on se s’aide pas un peu, « le monde fond et flue à flots », rassure-toi, ce n’est pas de moi, j’ai entendu cette phrase à la radio ce matin, je l’ai trouvée belle, je te la ressers…
  • Le monde fond et flue à flots… en effet… c’est beau, et vrai… quand je pense à ces migrants sur lesquels on nous a construit une illusion, pour nous faire miroiter quoi derrière de poste bidon ? Qui s’est défilé au final, la boite ou la mairie ?
  • Ça, tu vois, je crois qu’on ne le saura jamais. Ou peut-être toi, par ton ex. Non, je blague, j’espère bien que tu es guérie. D’ailleurs, je voulais te dire, j’ai invité des amis à diner…
  • Ah non, tu ne me fais pas le coup de la copine à caser !
  • Non, je ne me permettrais pas ! Mais j’ai parlé de toi à un bon copain, ton histoire, ton craquage, il a été ému, voudrait bien échanger avec toi, je lui ai donné ton portable, tu ne m’en voudras pas j’espère, de toute façon si tu ne veux pas lui répondre, tu lui dis, ou tu gardes le silence, il n’insistera pas.
  • Comme tu y vas ! Mon portable… C’est vrai que j’ai vu qu’il y avait un message, je ne l’ai pas ouvert aujourd’hui, repos.
  • C’est comme tu veux. Aucun problème si tu veux le rembarrer. Mais ça peut t’aider, un mec c’est pas comme moi…

 

C’était donc ça qui clignotait sur son portable, qu’elle n’avait pas voulu ouvrir, tellement peur que ce soit encore l’autre, mais non, elle le connait, il va se tenir à carreau quelque temps, disparaitre, puis il réapparaitra au moment où elle s’y attendra le moins. Elle va devoir se blinder si elle ne veut pas retomber dans le panneau. Prendre la main tendue, lui a dit le médecin, ouvrir ce message, une main tendue peut-être.

 

Bingo, c’est bien le copain de Géraldine, qui se présente, Loïc, dit son intérêt pour elle, il aimerait bien passer un peu de temps à parler, ou plus peut-être, il lui envoie des photos, pour la mettre en confiance, qu’elle voie à qui elle a affaire, qu’elle le reconnaisse quand ils se rencontreront, il n’en doute pas, si elle peut aussi lui envoyer des photos, il aimerait bien mettre un visage sur la description de Géraldine. 

 

Bel homme sur les photos, brun, il a l’air mince, il aime bien prendre la pose visiblement, mais pourquoi pas, s’il est comme sur les photos, il pourrait lui redonner gout à la vie. Elle fait ce qu’elle n’a encore jamais fait, elle répond, un sms court, pas de photo, elle n’en a pas en stock, ne sait pas bien faire un selfie, elle s’y trouve toujours moche. Ils échangent, elle est surprise qu’il insiste sur ces photos, il lui en envoie d’autres, il doit aimer se prendre en photo, lui dit qu’elle peut demander à Géraldine de lui en faire une, c’est un peu gênant, mais après tout c’est elle qui l’a mise sur ce coup. Voilà, c’est fait, pas de question, aucune remarque, discrète, juste pris les photos et retournée à ce qu’elle faisait. 

 

Il la complimente, physique intéressant, il est séduit, mots doux d’usage, elle trouve que ça va vite, ils ne se connaissent pas, il est déjà conquis, il sait qu’il ne sera pas déçu. Elle lui dit peut-être, mais il faut qu’on se voie, je ne peux pas savoir avant, je ne peux pas être conquise seulement par des photos et des mots. C’est vrai, mais ils vont se voir vite, chez Géraldine, c’est prévu, elle l’a invité à un apéro-diner, une bonne occasion. 

 

Elle dit oui, c’est vrai, Géraldine lui a dit, demain, vendredi, c’est la fin de la semaine, les copains seront plus détendus, ça permettra de passer un bon moment. Ils se verront. Il a hâte, il est déjà séduit par leurs échanges, sa sincérité, ses photos, il attend qu’ils puissent se parler vraiment. Elle est plus réservée, ne se fie ni aux photos ni aux discussions par sms, mais pourquoi pas, puisque Géraldine les a mis en contact, elle sera contente de le voir, mettre une réalité sur ces images. Les échanges continuent, un bonsoir tendre, elle coupe son portable pour la nuit, demain est un autre jour, et sa bonne résolution ne doit pas non plus l’empêcher de dormir.

 

 

  • Tu veux que je fasse quelque chose pour ce soir ? C’est sympa d’avoir invité des gens…

Géraldine est partie tôt, elle ne l’a pas vue avant, s’est réveillée un peu tard, pas d’impératif, elle en profite pour récupérer le sommeil perdu. Son amie lui dit que non au téléphone, ça va, elle a décalé sa journée, plus tôt le matin plus tôt le soir, elles prépareront ensemble, et elle ne veut pas se prendre la tête, c’est juste des trucs à grignoter, elle a prévu des trucs tout prêts, et les boissons sont aussi déjà là, vin, apéro, jus de fruits. Qu’elle ne s’inquiète pas, elle est là pour se reposer, qu’elle en profite. Et Denis va aussi rentrer plus tôt, il prendra les enfants après leurs activités, ils n’auront pas besoin de ressortir, et elles auront le temps de bavarder un peu en préparant, elle est bien consciente de ne pas lui avoir accordé assez de temps ces derniers jours.

  • Mais enfin, Géraldine, tu fais déjà tellement…

 

 

Les sms ont continué, un bonjour, puis régulièrement, de petits messages courts, comment ça va, heureux de te voir ce soir, deux nouveaux selfies, des cadeaux pour toi, lui écrit-il, elle se demande bien en quoi ce sont des cadeaux, mais ce doit être une façon de parler. Elle répond, parfois, quelques mots, ne pas trop s’engager, il s’emballe vite, elle est plus réservée, ne sait pas pourquoi elle s’est embarquée là-dedans, ou plutôt laissé embarquer. Bon… Elle en aura le cœur net ce soir. Le ton devient de plus en plus empressé au fil de la journée, le beau brun ténébreux qui s’annonce commence à la titiller, serait-elle en train de craquer, elle ne se reconnait plus, il y a bien longtemps qu’elle n’avait plus pensé à l’amour. Depuis qu’elle avait croisé ce collègue, qui n’avait fait qu’un bref passage dans leur bureau, elle cherchait ses regards, ils s’étaient souri plusieurs fois, son cœur avait tremblé, un réveil, un espoir ? Ils n’avaient même pas pris un verre ensemble, juste le café à la machine, quelques mots, sensibles, entendus, un frôlement de mains. Et il était reparti comme il était venu, un mirage, elle gardait l’empreinte de son visage, de ses yeux verts, de ses cheveux bruns. La vie continue.

 

 

 

  • Tiens, on va pousser la table sur le côté, mettre les chaises un peu à l’arrache, pour faire plus convivial. On posera tout sur la table, chacun viendra se servir. Ça change un peu d’un diner, c’est le concept…
  • Le concept ! Ouahhh… Un apéro avec des trucs à grignoter pour parler, faire connaissance, c’est ça… le concept apéritif dinatoire…
  • Eh bien, t’as retrouvé la forme on dirait, il y a belle lurette que tu plaisantes plus comme ça ! C’est la perspective d’une belle rencontre ?
  • Oh, là, on verra bien. Moi, tant que j’ai pas vu… 
  • Mais t’es partante ?
  • Pourquoi pas, disons que ça ferait partie de ma bonne résolution, accepter une main tendue, et j’ai bien besoin de recommencer à penser à moi.
  • J’te l’fais pas dire…

 

 

La table s’est remplie. Juliette harmonise la disposition de tous les petits plats qu’apporte son amie. Des trucs tout prêts, de traiteur, mais aussi pas mal de petites choses qu’elle a faites elle-même, elle dit qu’elle ne fait rien, ne veut pas se donner de peine, une manière de dire, comme beaucoup de maitresses de maison. Du coup, elle ne discerne pas bien ce qui est maison de ce qui est traiteur. Elle dispose bien au centre le guacamole, super appétissant avec son vert gazon parfait, autour les nachos, puis par cercles concentriques les crudités, les mousses de poisson, les saucissons et chorizos, les dés de fromage. Un peu de couleur, du rouge avec les radis et les tomates cerise placés juste où il faut pour répondre au vert, du blanc, du rose avec les mousses qui tranchent par leur délicatesse et leur couleur avec le brut des cochonnailles. Les verres maintenant, en corolle, elle se défoule, ne s’est pas occupée de préparer une table depuis si longtemps, et Géraldine lui laisse carte blanche, l’encourage chaque fois qu’elle revient apporter quelque chose. Maintenant les serviettes, en éventail, de petites assiettes et de petites fourchettes pour se servir et se déplacer à l’aise.

 

  • Mais nous serons combien, au fait, tu m’as pas dit.
  • On devrait être huit, si personne n’a d’empêchement. Mais à cette heure-ci ils auraient prévenu !
  • Tout ça pour huit…
  • Les enfants vont aussi venir un peu au début. Et puis, ça nous fera des restes. Tu sais jamais comment ça prend tournure dans une soirée, il peut te rester des tonnes sur les bras, ou tout peut s’envoler en un rien de temps. Faudrait pas manquer, ce serait un comble !

 

Denis apporte les boissons, une bouteille de whisky et une de porto, dans un rafraichisseur, du vin, rouge et blanc, lui aussi en rafraichisseur, de l’eau, du jus d’orange. Décidément, ils savent recevoir. Elle ne se serait pas imaginé, lors des longues soirées d’hiver qu’elle a passées seule dans sa maison isolée, qu’elle aurait pu être invitée à un apéro comme celui-ci en toute simplicité. Ses hôtes font dans la convivialité, on dirait.

 

  • Et, au fait, qui vient ? Je les connais ?
  • Deux couples de copains, je ne pense pas que tu les aies croisés, et Loïc, qui a hâte de te connaitre, c’est sûr…
  • Ah, c’est le célibataire que vous essayez régulièrement de caser… et ce soir c’est moi la bonne poire ?

Denis se mêle à la conversation.

  • Célibataire, oui, mais il mérite mieux que ça, un peu coureur jusque-là, il s’est dispersé, essaie de revenir à une vie plus rangée, il a un peu raté le coche alors que nous, ses copains, on se casait…
  • Parce que c’est ce que vous êtes, casés ? Sympa…
  • Private joke !

Géraldine est piquée au vif.

  • Mais c’est un peu vrai, quand même, on est casés, si on se compare à Juliette, ou à Loïc. Par moments, ça fait réfléchir.
  • Désolée, Géraldine, je ne voudrais pas être l’empêcheuse de tourner en rond. Tu m’invites gentiment après ma crise et mon passage à l’hôpital, et je viens saccager ta vie, je te l’envierais bien, moi. 
  • Simple réponse à Denis, ne t’inquiète pas, tu n’y es pour rien. Mais tu sais, dans un couple, pour durer, il faut bien se remettre en question, sinon ça peut déraper vite…

 

 

La sonnette les réveille. Ils n’ont pas vu l’heure, pris par leurs préparatifs et leur conversation. Denis se précipite à la porte. Visiblement ils sont tous là, arrivés en même temps sinon ensemble, comme s’ils s’étaient donné le mot. Juliette observe, les hommes surtout. Difficile de déterminer les couples, tant ils ont l’air à l’aise tous ensemble. Les deux femmes sont plutôt jolies, l’une habillée un peu classe, une robe légèrement moulante, l’autre en pantalon, plus ordinaire, mais un côté chic quand même. Les trois hommes s’approchent, après avoir embrassé Denis et lui avoir abondamment tapé sur l’épaule. Un grand brun ténébreux, aux yeux clairs, une belle gueule, lui rappelle le collègue pour lequel elle avait craqué, il a du chien, et une voix douce quand il parle aux autres. 

 

Les femmes se sont déjà avancées pour embrasser Géraldine, et Juliette par la même occasion. Sympas, sans chichis. Les hommes s’attardent un peu à parler entre eux. À côté du beau brun, un blond, baraqué, pas mal, un peu trop massif peut-être, et un autre brun plus ordinaire, un physique passe-partout, un peu trapu, une chemise à carreaux, le style bucheron retravaillé en streetwear, souriant, visiblement sûr de lui. Elle essaie de matcher les photos avec les trois spécimens qu’elle a devant elle, rien ne colle, le blond, non, les deux bruns… le grand a une forme de visage plus anguleuse que son souvenir des photos, le plus petit ne ressemble pas du tout, un visage presque poupin, un buste corpulent, les photos montraient un visage long et un corps mince. Peut-être qu’il n’est pas encore arrivé, Juliette lui a peut-être fait la surprise de deux inconnus pour le prix d’un…

 

  • Bonjour Juliette, tu ne me reconnais pas ?

 

Panique, c’est le petit brun sans charme. Enfin, petit non, mais un physique bien loin de ce qu’il lui a montré en photos. Pour le coup, lui, il est doué en selfies ; dans le genre je me mets en valeur, il se pose là. Panique, il faut qu’elle se ressaisisse, ne montre rien.

 

  • Si, si, désolée, tu es Loïc ?
  • Évidemment, t’as bien vu les photos. Je suis vraiment content de te rencontrer, tu es vraiment jolie, comme sur les photos, chapeau Géraldine. Tu viens prendre un verre ? Qu’est-ce que tu prends ? Un verre de vin, un porto ?
  • Vaudrait mieux pas, peut-être un verre plus tard, mais là je vais me contenter d’eau, je prends des médicaments…
  • Mais tu as l’air de te porter comme un charme, ta pension t’a requinquée… Cela dit, je ne te connaissais pas avant. Alors, tu succombes ? Les photos n’ont pas menti ?
  • Excuse-moi, un petit souci, un léger vertige, je vais revenir, mais là il faut que je me rafraichisse un peu et que je me pose… 
  • Tu veux que je t’accompagne ?
  • Non, je te remercie, je reviens bientôt, mais avec Juliette nous avons juste fini quand vous êtes arrivés, je suis encore un peu fatiguée, c’est pour ça que je suis « en pension ». Va avec les autres, je reviens.

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