Gérald n’en croit pas ses yeux. Lui qui à midi encore avait insisté auprès de sa femme pour qu’elle se tienne prête à vingt heures précises, lui qui a demandé à sa secrétaire de le lui rappeler par téléphone à dix-huit heures, la retrouve en panty et soutien-gorge, certes infiniment sexy comme toujours, devant une partie de sa garde-robe étalée sur leur lit.

Alors qu’il s’apprête à clamer haut et fort son indignation, Sylvie, des larmes rageuses au bord des cils, le devance :

- Ah surtout, ne viens pas me dire que nous sommes en retard, je le sais, ce n’est pas un scoop ! Depuis plus de deux heures, je tente de trouver quelque chose de mettable au milieu de cette collection de…de vieilleries !

- Des vieilleries toutes ces tenues qui n’ont pas plus de deux ans ? Bref, enfile n’importe laquelle de celles-là qui, de toute façon, t’ira à merveille et partons ! Bobby a terriblement insisté pour que nous nous retrouvions tous, devant son perron, à vingt-et-une heures précises. Il tient à ce que toute la bande découvre en même temps la surprise qu’il nous réserve.

Tout en enfilant un fourreau en mousseline pêche presque transparent, Sylvie se lamente de ne pas trouver un haut susceptible de s’assortir ou, au contraire, de trancher effrontément. Elle s’en veut d’avoir gaspillé son après-midi au téléphone plutôt que d’aller en boutique s’acheter une tenue un peu originale.

Entendre le pas d’un Gérald fulminant tournant comme un lion en cage devant la porte de leur chambre à coucher met le comble à son énervement et engendre une succession de gestes maladroits. L’un de ses bas résille s’accroche avec entêtement au chaton de sa bague, ses doigts tremblants ne parviennent pas à attacher son collier tandis que son portable en mode silencieux affiche le nième message de sa mère qu’elle a omis de rappeler.

A présent c’est le cliquetis incessant du trousseau de clés que Gérald agite fébrilement dans l’entrée qui finit de l’agacer. Elle réussit néanmoins à replacer adroitement quelques mèches rebelles et à redessiner le contour de ses lèvres mordues par l’énervement avant d’apparaître ondulante telle Maryline devant JFK. Peine perdue ! Son conjoint, imperturbable, se précipite vers sa Land Rover garée juste devant leur portail.

 Elle ose un timide embryon de question : « pourquoi pas ma voiture ? », jugeant que celle-ci serait davantage en harmonie avec sa tenue vestimentaire. Un ricanement lui répond tandis qu’ils s’installent et que le moteur vrombit.

- Tu as sans doute oublié, aussi, que notre ami Bobby habite à présent une ancienne ferme fortifiée.

- Non, et alors ?

- Alors ? Elle est perchée au bout d’un chemin de terre défoncé plus adapté aux tracteurs qu’à ton cabriolet.

Le dialogue rétabli, Sylvie ose la question qui a alimenté toutes les conversations téléphoniques de l’après-midi entre amies :

-Tu as une idée de la surprise qu’il nous réserve ?

- Aucune ! Avec Bobby, tout est possible !

- Nous en avons parlé avec Sarah, Julie et Lise : nous sommes toutes tombées d’accord : mégalo comme on le connait, il va nous nous accueillir sous un feu d’artifice géant à moins qu’il nous présente son dernier top-modèle. Qu’en penses-tu ?

Un haussement d’épaule est la seule réponse, Gérald est retombé dans son mutisme. Il ne veut pas confier sa crainte à sa femme, c’est que Bobby vende ses parts d’association et abandonne la chirurgie. Depuis qu’il multiplie les greffes cardiaques, il semble toujours préoccupé et soupire de plus en plus souvent en sortant, éreinté, du bloc : je vais me reconvertir dans l’élevage de brebis !

 Il en est tout à fait capable, pense Gérald, il a déjà liquidé du jour au lendemain sa maison bourgeoise du centre ville de Toulouse pour une ferme fortifiée paumée dans le Tarn. S’il s’arrête, c’est la cata pour moi, je n’arriverai pas à faire face à la demande.

- Nelly, elle, a une toute autre idée. Bobby se sent très concerné par le problème des très jeunes migrants, il milite activement au sein d’une association.

- Oui, et quel est le rapport avec la surprise ?

- Peut-être qu’il a acheté cette ferme pour en héberger en toute discrétion.

- Je crois surtout que vous manquiez de sujets de conversations pour justifier un après-midi au téléphone et que là, vous avez trouvé un thème inépuisable. De toutes façons, nous arrivons et nous allons être fixés, vu le nombre de voitures, tout le monde est arrivé.

La totalité des bâtiments de la ferme est plongée dans l’obscurité mais un brouhaha confus de voix se fait entendre. Gérald se presse d’avancer tandis que Sylvie maudit ses talons aiguilles qui se coincent entre les pavés disjoints, elle commence à douter du bon choix de sa tenue vestimentaire certainement peu en harmonie avec la rusticité des lieux.  

L’ensemble de la façade en grès rose s’illumine brutalement tandis que la porte d’entrée s’ouvre au son de la marche nuptiale de Mendelssohn livrant passage à un Bobby en redingote noire et nœud papillon, chapeau haut de forme dans la main droite, tenant par le bras une jeune femme à l’étincelante chevelure rousse revêtue d’une robe longue en satin gris perle.

Durant quelques instants règne un épais silence parmi l’assemblée serrée devant le perron, silence vite interrompu par des exclamations d’étonnement :

- Mais on dirait…Mais elle ressemble comme deux gouttes d’eau à…Mais c’est… Oui, c’est Anne-Caroline…Ce n’est pas possible…Cela faisait au moins trois ans qu’ils s’étaient séparés…Plus que cela…Il ne pouvait plus la souffrir…Ne voulait plus en entendre parler…Elle l’avait ridiculisé devant tous ses confrères durant le congrès au Japon…Elle n’avait d’yeux que pour le patron de la réa…

- D’yeux et de tout le reste, s’exclame à mi-voix Jean Loup

- Comme quoi tout finit toujours par s’oublier ! soupire Gérald néanmoins songeur.