Huit mois, huit longs mois que je la supportais. Huit longs mois que je me sentais étrangère dans ma propre maison. Titubante, les yeux encore gonflés par l’insomnie, je me heurtais à elle trônant, telle une statue de la victoire, au milieu de ma cuisine. Le parfum du café matinal, naguère tant apprécié, déclenchait à présent en moi une série de hauts- le- cœur incompressibles. J’exécrais alors l’air compatissant qu’elle arborait à la vue de mon malaise. Le matin où elle me dit d’un ton doucereux et complice :

 « Alors ça y est, ma fille, le polichinelle est enfin dans le tiroir ! ». Je pensai lui faire avaler ses complets hauts et bas. Je retins mon poing serré au fond de ma poche, des yeux fis le tour de ma cuisine, avisai le bol en porcelaine Kakiémon de mon mari, celui -là même qu’elle lui avait rapporté du Japon des années auparavant, pris une grande inspiration et le balayai d’un large geste de tout mon bras. Le bruit de son fracas sur le carrelage me procura un indicible soulagement. Mon calme brutalement retrouvé, je quittai la pièce avec la plus grande dignité, sans aucune compassion pour ses yeux écarquillés, sa lèvre inférieure tremblotante, sa pâleur inhabituelle.

J’entrai dans le salon et pris possession de la banquette qu’elle squattait durant une grande partie de ses journées. Après avoir jeté, en vrac, dans un coin, ses recueils de mots croisés, sa collection de « Notre temps », son tricot en cours enroulé dans une serviette éponge, je m’allongeai voluptueusement, cigarette et briquet en main, et me dis : « Ah là là qu’est-ce que je vais mieux maintenant quand même ! »   

Des cigarettes, je ne sais combien j’en fumai. Je gisais voluptueusement, en un état proche du rêve, fascinée par les volutes de fumée qui dessinaient d’improbables formes devant mes yeux mi-clos. C’est alors que m’apparut une sorte d’Auguste souriant flottant au-dessus de moi comme en état d’apesanteur. Il tenait au creux de ses bras un petit être, mi polichinelle, mi nouveau- né. Au moment où je tendais mes mains avides pour me saisir du bébé, la porte du salon claqua violemment m’arrachant à mon enchantement.

Mon mari furibond se dressait devant moi. Pour la première fois de notre vie commune, je percevais sa stature comme impressionnante pour ne pas dire menaçante. Ses yeux étincelants de rage me clouaient au fond de mon canapé. De sa bouche écumante sortait un flot de paroles dont le sens m’échappait. En état de sidération, je ne pouvais m’extraire de mes coussins, ni même n’en éprouvais le désir.

Je ne compris la raison de sa hargne que lorsqu’il me força à me lever et à le suivre dans la chambre, couleur pastel, destinée au « polichinelle » tellement espéré. Cette pièce était en fait occupée par ma belle-mère venue s’installer chez nous au soir des obsèques de son époux. En dépit de mon opposition à cette situation qui s’éternisait, mon mari se refusait à avoir une discussion avec sa mère. Jour après jour, il s’obstinait à prétendre que l’idée de regagner sa maison viendrait d’elle.

Tandis que je restais toujours sans voix devant le spectacle de la penderie et des tiroirs de commode grands ouverts, libérés de tous les vêtements, mon mari me brandit frénétiquement, sous le nez, une feuille posée en évidence au milieu du lit. Je reconnus immédiatement la grande écriture calligraphiée de ma belle-mère.

« Devenue indésirable dans la maison de mon propre fils, je ne m’imposerai pas plus longtemps. En aucune façon, ne cherchez à me joindre. »

Hébétée, je le regardai réduire la feuille en une boulette qu’il jeta par terre et quitter la pièce sans même me jeter un regard. Quelques instants plus tard, j’entendis claquer la porte d’entrée et les pneus de sa voiture crisser sur les gravillons de l’allée.

Je ne me réveillai que quelques heures plus tard, surprise de me trouver sur le lit déshabillé de ses draps et cependant encore tout imprégné du parfum d’eau de Cologne abondamment utilisée par ma belle-mère. Aucun bruit dans la maison envahie par la nuit. J’en fis le tour : mon mari n’était pas revenu. Ou plutôt était revenu puis reparti après avoir emporté ses objets de toilette et de nombreux vêtements. A quel moment, je ne saurais le dire.

Je souris en me surprenant, le cœur étonnamment léger, à paraphraser Camus : « Aujourd’hui, mon mari est parti. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

 

 

Renée-Claude

 Avanton novembre 2015

Ecriture en Je et distanciation