Elle marche depuis cet instant, au début ce fut difficile, puis au fil des heures elle a pris son rythme et le monde s’est fondu en elle, ou bien c’est elle qui s’est fondue dans le monde, qu’importe si elle ne le sait pas encore. Pour elle le temps n’existe plus, ni la faim, ni la soif, et de seconde en seconde elle devient minérale ne sachant pas que cette voie sera irréversible.

   C’était un été, au mois d’août, ils passaient leurs vacances à Saint Jean Pied de Port, un été un vrai, avec un ciel de nuit que l’on ne découvrait que rarement comme ici, une splendeur naturelle qui vous laissait sans voix, et les yeux éblouis. Les promenades dans les prairies d’altitude les laissant ébahis devant les champs de fleurs qu’ils y découvraient.

   Il avait des yeux rieurs, des yeux bleus qui viraient au mauve quand le ciel était gris. Quand elle lui disait ça, il se mettait à rire et ce rire aurait certainement brisé le cristal le plus pur pour peu qu’on en ait fait l’expérience. Ce qu’elle ne lui disait pas, c’est qu’il savait aussi prendre un air grave et se réfugier là où il était inaccessible.

   Ces promenades enchanteresses demandaient beaucoup d’efforts, les paysages étaient somptueux, mais ils n’avaient pas imaginé que les pentes de montagnes puissent être aussi fatigantes à escalader. Lui, semblait délivré des lois de l’apesanteur, quand eux faisaient un kilomètre, lui en faisait trois sans jamais se départir de son sourire et de son énergie.

   Il calait comme ça brusquement, son visage se fermait, ses yeux perdaient de leur éclat et sa bouche faisait silence. C’en était fini de ses cavalcades et de ses courses en avant, il s’arrêtait sur le bord du chemin attendant qu’ils le rattrapent, et le recueillent tout couvert de sueur, le souffle court, très heureux qu’on veuille bien le prendre dans les bras.

   Il vous pesait au creux de l’épaule, vous mouillant joue et cheveux de sa transpiration au parfum de lait, jouant à faire crisser ses dents, jusqu’à l’instant où on lui demandait de cesser car on ne percevait plus les battements de son cœur. Il se « frougnait » un peu plus contre vous en vous murmurant au creux de l’oreille un « Je t’aime » qui vous faisait fondre comme un caramel.

   Ses pieds la font souffrir, elle marche depuis si longtemps qu’elle en a oublié le but, elle a oublié tout ce qui n’est pas marcher, elle a perdu le Nord, puis les autres points cardinaux. Elle ne réalise pas qu’il fera bientôt nuit, se répétant sans arrêt : « Il faut que j’arrive ou bien que j’y arrive » Mais qu’importe, ce qu’elle ratiocine, elle ne le murmure que pour elle-même.

   Un après midi à la piscine, il était resté au fond, très longtemps, pour battre un record devait-il leur expliquer. On l’avait repêché tout mou, les yeux révulsés, et pendant de longues minutes il avait fallut attendre que les sauveteurs le ramènent à la vie, sa tête dodelinant à chaque pression sur son petit corps pour que le rythme cardiaque se fasse à nouveau entendre.

   Pourquoi est-elle partie, comme ça sans un mot, on doit s’inquiéter, se demander où elle est passée. Elle aurait pu appeler, ou laisser un message. Elle n’y a pas pensé, et puis son portable n’avait plus de batterie, et puis à qui aurait-elle pu parler ? Un message pour dire quoi ? C’était de sa faute, elle le lui avait dit, il n’en faisait qu’à sa tête. Pourtant il allait falloir qu’ils parlent.

   Son doigt qui suit la ligne, ses lèvres qui tentent d’épeler les mots, il grogne, se fâche devant ces lettres qui refusent de devenir des sons. Elle tient le livre, lui caressant la tête pour qu’il se calme. Par instant il tourne le regard vers elle prenant son petit air de martyre demandant grâce de la souffrance qu’on lui impose, elle, impitoyable lui demande de poursuivre et sourit.

   La photo, cette première photo, celle de cette petite boule rose. Nu comme un petit chat écorché qui pousse des cris à fendre l’âme et qui ne s’apaiseront qu’une fois collé contre la peau de sa mère, il a les yeux ouverts, mais il ne perçoit pas encore le monde. Elle a peur de refermer les bras sur lui de crainte de l’écraser et l’infirmière qui pose sur eux une couverture.

   Elle a soif, se mordille la langue pour essayer de faire revenir la salive, mais n’y parvient pas, elle cherche un point d’eau, pour, en désespoir de cause, cueillir des brins d’herbe qu’elle se met à mâcher. Elle y trouve une sorte d’apaisement, mais très vite un goût amer lui emplit la bouche la contraignant à cracher. Elle voudrait vomir mais n’y parvient pas.

   Ah ! Ce premier prix ramené de la maternelle, le prix du meilleur mangeur à la cantine, tout le monde avait beaucoup ri, lui en était très fier et chaque fois que quelqu’un venait à la maison il leur exhibait son trophée. Il s’était produit comme un déclic et désormais il aimait pouvoir être fier de lui et démontrer aux autres ses capacités.

   Elle avait assisté impuissante à cette sortie progressive de la petite enfance puis de l’enfance, regrettant lorsqu’elle en prenait conscience de ne pas avoir goûté toute la richesse de ces moments. Ces instants privilégiés où il venait poser sa tête sur ses genoux pour s’y endormir, puis ses paupières s’agitaient signe qu’il était en plein rêve et que déjà il lui échappait.

   Ils avaient mis longtemps à venir la voir, car bien sur elle était seule, lui était parti terrassé par sa responsabilité. Elle avait les yeux pleins de larmes ce qui rendait son regard flou, quand tout à coup elle avait perçu les trois silhouettes qui s’avançaient au bout du couloir, elle s’était dit que c’était comme dans un mirage, donc pour de faux.

   Depuis qu’elle est arrivé là, elle se dit qu’il ne faut pas bouger, ne rien dire ne rien faire qui puisse tenter Dieu où le Diable d’intervenir, là où elle en était il n’y avait plus de différence, elle vivait l’enfer. Elle avait les yeux brûlés par le sel d’avoir tant pleuré et la gorge déchirée par ses cris de louve blessée, abasourdie par la peur.

   Elle a cru comprendre qu’ils lui disaient de les accompagner à la salle des familles. Elle s’est levée comme un automate, a suivi le geste de la main qu’avait fait le plus âgé des trois, Les pas ne font aucun bruit sur le revêtement plastic. Il est là courant devant elle, il va rentrer dans la cours de récréation, il se retourne pour lui dire au revoir avant de disparaître. - Cest ici.

   Si vous saviez comme il est gentil a-t-elle pris l’habitude de dire depuis qu’il était arrivé avec des fleurs : « C’est pour toi » avait-il dit en courant vers elle, se serrant contre ses jambes il avait ramassé toutes les fleurs qu’il avait pu cueillir sur le chemin de retour de l’école, il était fier de lui, l’homme qui l’accompagnait beaucoup moins.

   Résister, se rappeler des moments de bonheur, même si aujourd’hui cela n’était plus que des petits éclats de miroirs brisés. Là elle a commencé à craquer et à négocier avec Dieu, lui qui parait-il pouvait tout, j’ai vu ce qui lui est arrivé, je comprendrais qu’il soit blessé, même grièvement mais je vous supplie votre rôle à vous c’est qu’il ne soit pas mort.

   Résister, c’est bien le mot qu’il faut employer, elle aurait dû s’opposer aux velléités du Père qui voulait en faire un homme et qui avait décidé de lui offrir une moto pour ses seize ans déjà que pendant les sessions d’apprentissage du vélo il s’étai offert quelques beaux vol planés, là avec cette moto le risque était multiplié par elle ne savait combien.

   Nous sommes désolés, malgré tous nos efforts nous n’avons rien pu faire et votre fils est décédé. Le traumatisme crânien était trop important et l’hémorragie a été massive. Elle n’écoute plus, essaie de comprendre ce qu’on vient de lui dire. De qui parle t-on ? Qui est la personne décédée ? En quoi cela la concerne. Pas de soucis mon chéri, Maman veille sur toi.

  Une infirmière lui a pris la main, la masse doucement tout en lui parlant à voix basse. Un plateau est posé sur la table et contient une seringue. Le plus vieux des trois, qui semble le plus calme, lui pose la main sur l’épaule, de ses explications il ressort qu’on lui demande si elle serait d’accord pour qu’on prélève des organes sur le corps de son fils.

   Ils sont à Méribel, la station est fort agréable en cette période hivernale, de la terrasse de l’hôtel elle peut le voir dévaler les pentes neigeuses uniformément blanches, il a le bonnet rouge qu’il met pour qu’elle le reconnaisse. Tout à coup, elle a l’impression que l’image s’efface doucement comme une photo couleur restée trop longtemps exposée à la lumière.

   Elle se rappelle pourquoi elle marche, elle veut remonter le temps, celui d’avant celui ou sa moto s’envolait comme un oiseau après avoir passé la bosse. Arrêter le bruit du choc, éteindre les sirènes. Les faire taire lorsqu’ils l’ont remerciée pour son courage d’avoir répondu « OUI » à leur sollicitation.

   Alors elle marche, elle marche en essayant d’oublier le temps.