Elles se sont perdues dans le quartier

 

Une affiche, mi format 21x29.7, scotchée sur la porte vitrée de la boulangerie.

DISPARUE : Roxane 3 ans

Aidez moi à la retrouver.

La photo d’une femme d’une quarantaine d’années tenant Roxane dans ses bras. La femme porte un jean bleu et une chemisette à carreaux.

La qualité d’impression est médiocre.

Tout au bas de l’affiche un numéro de téléphone, inscrit en rouge et en  gros caractères :

06 20 40 69 43

et en plus petit, une adresse :  Mme Diane CANISARES, 20 rue des Tanneurs.

Une date : 25 juin.

L’image se déplace  de gauche à droite, au rythme des clients qui pénètrent dans la boutique.

Je reste un moment à contempler la petite photo calée dans le coin supérieur gauche de l’affiche puis je poursuis mon chemin en longeant l’enceinte de la sous-préfecture.

De loin en loin des affichettes surgissent fixées sur les arbres de l’avenue de la République.

Par habitude, je m’arrête devant le plus gros des platanes et tout en contemplant la feuille qui se ride au contact de l’écorce de l’arbre, je me dis que c’est une chance que Roxane ait disparu en été. En hiver, la pluie aurait tout décollé et le drame se serait dilué sous la semelle des passants.

Comme chaque jour, je suis parti pour une petite promenade, dans quelques minutes, je quitterai l’avenue, je tournerai à gauche dans la ruelle des Cinq cents.

Il parait que ce nom est une allusion aux 500 hommes qui auraient rejoint Napoléon  pour sa campagne de Russie ?… 500 hommes dans une si petite rue ?… Je suis perplexe…Et puis, pour le résultat…. Bref, au bout de cette ruelle je rejoindrai le quartier piétonnier où j’aime flâner.

Je suis passé de l’ombre des arbres à celle des murs de la ruelle. Les affichettes se sont espacées, soit envolées, soit déchirées comme celle-ci où n’apparaît plus que le visage de Diane CANISARES.

Elle est seule désormais.

Quand elle rentre, c’est le silence, un silence  sans attente, seulement plein de l’absence.

Magali est partie, il y a 2 mois, 3 jours et…je regarde ma montre, 37 minutes.

Je suis rentré un soir et c’est ce silence qui m’a troublé, il n’y avait rien d’anormal à ce qu’elle ne fût pas là et pourtant,  avant même d’avoir retiré mon blouson pour l’accrocher comme d’habitude à la patère de l’entrée, je me suis dirigé vers le salon.

Sur la table basse, un mot, sur une feuille pliée en deux : je pars, n’essaie pas de me retrouver. Magali.

J’avance vers la rue St Jean, les vitrines colorées des magasins m’attirent. Je m’arrête devant l’unique librairie de la ville. Modiano me sourit timidement sur la jaquette de son dernier livre. Je m’apprête à pousser la porte pour aller l’acheter.  Pour Magali. Elle est folle de Modiano, elle l’adore, elle le trouve « sexy ». Sexy !…Comment peut-on aimer un écrivain parce qu’il est …sexy ?

Au moment où je franchis le seuil de la boutique, la réalité m’accable, Magali est partie, je ne pourrai pas lui faire ce cadeau. Mais, comme pour conjurer le sort, je me dirige vers la vendeuse et lui désigne le livre du doigt.

-       Le Nobel de littérature…très bon choix, Monsieur.

Je jette un regard sur le titre : Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier.

La vie est pleine d’ironie ! Plus de Magali, il ne me reste que ce livre dont je sais qu’il va me tomber des mains avant la dixième page tant cet auteur m’ennuie.

Lesté de mon petit paquet, j’allonge le pas, j’ai soudainement hâte  de retrouver le banc du Jardin Public, « notre » banc. Je me rends compte que depuis le départ de Magali je me suis réapproprié certaines de ses expressions. C’est elle qui avait fait de ce banal banc public un espace privé car c’était là que nous nous étions assis lors de notre première rencontre, le 3 septembre 2011.

Depuis cette date, chaque fois que notre jogging hebdomadaire nous amenait dans cette allée du parc, nous faisions une pause sur ce banc. Quand il était occupé, Magali avait un bref mouvement d’humeur que je trouvais délicieusement puéril.

Aujourd’hui, personne pour usurper « notre » place, dommage, j’aurais aimé voir quelqu’un assis là, homme ou femme, peu importe, je me serais assis à mon tour, juste pour prolonger l’illusion de Magali à mes côtés.

Mais au lieu d’y trouver le réconfort attendu, ce lieu m’angoisse, je ne m’assieds pas, je poursuis mon chemin. Les doutes m’assaillent, aurais-je dû moi aussi lancer un avis de recherche ? C’eût été inutile puisque j’ai toujours su où elle était. C’était d’autant plus facile qu’elle n’avait jamais essayé de se cacher. Non, elle voulait simplement que je disparaisse de sa vie.

A disparaitre, je m’y applique. Ainsi, elle ne me voit pas lorsque je la suis dans la rue. Par exemple aujourd’hui, elle ne sait pas que je l’ai vue sortir de chez le coiffeur, il était 10h15. Elle a changé de coiffure, trop court à mon goût. Elle semblait pressée, elle n’a même pas jeté un regard sur l’avis de recherche. Quand  elle s’est engouffrée dans la rue St Jean, je l’ai laissé partir, elle rentrait chez elle, au 5 bis, troisième étage, porte gauche, juste avant la librairie.

Je me sens perdu. Autour de moi le monde s’agite. J’avance dans l’allée en balançant le sac qui contient le livre.

En passant devant notre banc j’avais eu un instant l’intention de l’y laisser dans l’espoir que Magali le trouverait. J’avais vite abandonné cette idée, Magali ne courait plus dans cette allée, elle suivait désormais un autre itinéraire qui lui faisait longer le lac et ressortir par la rue des Tanneurs. Elle n’était jamais seule. Magali n’aimait pas courir seule.

J’essaie de me sortir de cette torpeur accentuée par la chaleur de ce mois de juin. Je m’efforce d’admirer les massifs colorés où le jaune domine. Je me surprends à sourire en regardant un enfant qui apporte triomphalement à sa mère une jolie fleur qu’il vient de cueillir dans le massif que le promeneur est tenu de respecter.

L’enfant n’est pas le seul à ignorer le panonceau planté dans la terre, un jeune bichon couleur abricot folâtre au milieu des fleurs. Pas de laisse malgré l’injonction placardée à l’entrée du parc.

         Soudain, je le reconnais.

-       Roxane…Roxane.

 

 

 

 

L’animal relève la tête, ses deux petites oreilles se dressent au milieu de sa toison bouclée, il me regarde un instant puis se dirige vers moi à petits pas comme pour goûter ses dernières minutes de liberté.

Il se laisse attraper sans difficultés, la fugue a assez duré.

La rue des Tanneurs n’est pas loin, et tout en me dirigeant vers le numéro 20, je me retourne une dernière fois vers la grille du parc dans l’espoir de voir surgir Magali avec sa nouvelle coiffure  et  son jogging gris perle.

 

                                                                                             Fin

 

                                                                                             Novembre 2014