Je l’avais bien dit à ma mère : « Il pourrait devenir fou, Robert, tant sa mémoire remue ! »


 Elle haussait alors les épaules avec dédain :

 « Ça lui passera ! Tu n’crois pas que le grand-Père n’en a pas vu d’autres dans les tranchées en quatorze ? Même gazé, ça n’la pas empêché de s’ remettre au boulot en rentrant. Pas le temps d’ s’interroger : la  terre ça n’attend pas si on veut qu’elle donne.

-       Tu me l’as raconté dix fois, Maman !

-       Peut-être. Mais… Ton Robert, c’est un gars d’la ville. Un Parisien comme dit ton Père ! Et sous prétexte qu’il a fait des études, il passe son temps à chercher la p’tite bête en tout. A s’ monter la tête. A faire tout un plat d’un rien.

-       Maman, tu n’as pas le droit de dire ça !

-       Si j’peux le dire. Parce que l’Algérie, ce n’était même pas une guerre !

-       Près de trente mille militaires français tués et ce n’était pas une guerre !

-       Pas une vraie ! Une opération de maintien de l’ordre. Ils l’ont bien dit dans les journaux.

-       Ah ! Alors si  les journaux l’ont dit… Et si l’curé l’a dit aussi, je n’ai plus qu’à m’incliner comme d’habitude. Mais je te demande juste une chose, Maman, c’est de ne pas tenir ces raisonnements devant Robert.

-       Si on ne peut plus parler librement en famille… S’il faut tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de l’ouvrir mieux vaut qu’il vienne pas !

-       C’est charmant pour lui !

-       Tu crois p’t’être que j’pourrais empêcher l’père de dire c’qu’il pense ? Tu t’ trompes ! Parce que lui la guerre, la vraie, il connait aussi. Tu oublies qu’il a même été prisonnier des Boches. Ca n’la pas empêché d’reprendre le collier le lendemain d’son retour.

-       Robert aussi a voulu reprendre son poste dès la rentrée…

-       Ah ! Ca n’a pas duré, il s’est vite fait mettre en maladie. Il a pourtant bon pied, bon œil, ton Robert ! Tu n’vas pas m’dire qu’il ne pourrait pas faire la classe. C’est quand même pas un métier très fatigant.

-       Comme toujours, Maman, tu as raison. Robert est un fainéant. D’ailleurs instit est un métier de fainéants. J’ai épousé un bon à rien. Un paresseux qui ne sait rien faire de ses dix doigts. C’est bon. Je connais ton refrain.

-       Je ne sais même pas pourquoi je suis venue te confier mes soucis. Comme une idiote, j’ai espéré malgré tout que, pour une fois,  tu comprendrais.

-       Mais, ma pauvr’ Colette, c’est qu’il n’y a rien à comprendre !

-       En ce qui me concerne, je comprends enfin que vous n’éprouvez que du mépris pour Robert. Que de l’indifférence pour ceux qui ont laissé là-bas vingt-sept mois de leur jeunesse. Qui en reviennent parfois définitivement brisés quand ils n’y ont pas laissé la vie.

-       Toutes les générations ont leurs problèmes. Leurs guerres. Leurs blessés. Leurs morts. Mais pleurnicher, ça avance à quoi, dis-moi ?

-       A rien, tu as encore raison, Maman. Rigoureusement à rien ! C’est pour ça que je m’en vais ! Mais, rassure-toi, j’ai définitivement compris,  je ne suis pas prête à revenir pleurnicher, comme tu le dis, dans ton giron.

 

Ce que j’ai fait après avoir claqué la porte de mes parents, je n’en ai plus qu’un souvenir fort confus. J’ai roulé. Roulé sans autre but que celui de mettre de la distance entre leur village et moi. Sans autre but, aussi, que celui de m’éloigner de ma propre maison tant il était au- dessus de mes forces d’affronter le visage sculpté par l’angoisse de mon mari.

 Et même au-dessus de mes forces de m’occuper de mon fils. J’ai seulement réussi à téléphoner à ma voisine. Je lui ai demandé d’aller chercher Lucas à la sortie de la maternelle et de le garder chez elle jusqu’à mon retour. J’avais perdu toute confiance en Robert depuis le soir où je l’avais trouvé prostré au chevet de notre fils endormi. 

« Tu vois, Colette, je préfèrerais le voir mort plutôt que de savoir qu’un jour il vivra ce que j’ai vécu ! »

Puis l’instinct m’a conduit en forêt de Haye lieu de nos premières promenades d’amoureux. Je me souviens m’être alors affalée sur mon volant après m’être mise à hurler. A hurler comme une bête blessée. Longuement. Interminablement. Hurler ma terreur de l’avenir aux côtés d’un homme, le père de mon fils, que je ne reconnaissais plus et qui, de jour en jour, me faisait de plus en plus peur.

Lors de sa démobilisation, j’appréhendais presque son retour. Je craignais, en dépit de notre correspondance journalière, de le trouver très différent du jeune homme que j’avais épousé.

 En effet, deux ans après la fin de son service militaire effectué à Metz, nous venions de nous marier lorsqu’il fut rappelé sous les drapeaux. Lui qui était antimilitariste, sympathisant du PC, était opposé à cette guerre qui s’obstinait à taire son nom. Il était parti sous la contrainte. Je le soutenais d’ailleurs tout à fait dans sa prise de position et fis même partie de ces femmes qui manifestèrent à Voiron en se couchant sur les voies afin d’empêcher le train de partir. 

 Lors de son embarquement à Port-Vendres, il protesta jusqu’à oser chanter le Déserteur lors de la prise d’armes dans la cour de la caserne ce qui lui valut nombre de représailles ultérieures de la part de sa hiérarchie.

Cependant les semaines qui suivirent son retour me rassurèrent. Il était toujours gentil, prévenant quoique beaucoup plus rêveur mais je n’y attachai tout d’abord qu’une importance relative d’autant que le médecin de famille à qui je confiai cette remarque me tranquillisa pleinement en concluant notre entretien par ce conseil de vieux sage : «  Fais-lui vite un p’tit gars, ma p’tite Colette et tu en feras le plus heureux des hommes ! »

 Conseil que je m’employai aussitôt à suivre.

 Son comportement changea au fur et à  mesure que mon ventre s’arrondissait. Lorsque nous déambulions ensemble dans la rue, je le sentais aux aguets. Son regard scrutait le moindre recoin, chaque angle de porche et balayait même les fenêtres des immeubles, les toitures.

 Un soir de fête, alors qu’un pétard venait d’éclater aux alentours, il me plaqua brusquement contre un mur afin de me faire un rempart de son corps. Paniqué, de sa main libre, il cherchait en vain une arme.

-       Mais qu’est-ce qui t’arrive Robert, ce n’est qu’un pétard ! Je ne risque rien !

-       Tu ne sais pas ce dont ils sont capables : ils coupent les seins, violent, éventrent les femmes pour prendre leur fœtus qu’ils éviscèrent.

-       Nous sommes en France, Robert, je te dis que je ne risque rien.

Petit à  petit, il reprenait quelques couleurs, ses traits s’adoucissaient puis il s’excusait mais refusait toujours de se confier.

Quelques jours plus tard, une réflexion du cantonnier chargé de balayer la cour de l’école ajouta à mon angoisse.

 « Je n’ai jamais connu un instituteur aussi prudent que votre mari. Avant de laisser sortir les élèves en récréation, il fait toujours le tour des WC, contrôle le local de stockage du charbon ainsi que le cagibi où je range mes balais. Je crois même qu’il a un couteau dans sa poche et qu’il le serre dans sa main droite. » 

Je consultai à nouveau notre médecin. Il s’employa, une fois encore, à me rassurer.

« Ne t’inquiète pas, Colette, ces troubles sont très fréquents chez les soldats qui rentrent d’un conflit. Par moment, ils réagissent impulsivement comme s’ils étaient toujours sur le terrain. Il te faut être patiente, le faire parler. L’enfant qui va naître sera, pour lui, le meilleur remède. »

A le faire parler, j’ai totalement échoué. Lorsque, à l’issue d’une nuit, très perturbée par les cauchemars qui le faisaient se dresser hurlant sur son lit ou  se précipiter en rampant sous ce même lit, je tentais de l’interroger. Il fuyait mes questions.

-       Robert, raconte- moi ! Raconte-moi pourquoi tu as hurlé : «  Non, ne tirez pas, c’est un enfant ! Juste un enfant ! » Et pourquoi ensuite tu t’es mis à sangloter.

-       C’est un cauchemar ! Je n’en ai aucun souvenir.

Si j’insistais, il devenait agressif.

 

Puis les prévisions optimistes de notre vieux docteur semblèrent enfin se réaliser. Durant les deux années qui suivirent la naissance de Lucas, Robert sembla enfin apaisé. Certes, il fuyait la foule, évitait les réunions amicales et même familiales sous divers prétextes, mais il s’occupait de Lucas avec une grande tendresse et de sa classe avec conscience.

En dépit de cette évolution rassurante, je me tenais sur le qui-vive. Certaines de ses attitudes me faisaient douter de sa totale guérison.

 Au cœur de l’été, il exigeait que portes et fenêtres soient fermées à double tour ;  se refusait à conduire Lucas au jardin public : « C’est trop risqué ! » lâchait-il, les poings serrés de contrariété, lorsque j’insistais.

Néanmoins j’essayais de ne pas dramatiser.

J’y réussis, tant bien que mal, jusqu’à ce matin de la fin mars.

Ce matin-là, la peur s’empara de nouveau de moi. Alors qu’il se levait précipitamment pour répondre à un appel de Lucas, m’allongeant, par jeu, à sa place dans le lit, je découvris qu’il dormait avec un poignard caché sous son oreiller.

 Quel était donc cet homme avec qui je vivais, à qui je confiais mon fils ?

Je fis un énorme effort sur moi-même pour lui cacher ma découverte et mon effroi mais n’en pouvant plus de me taire, poussée par je ne sais  quelle pulsion idiote, par quel espoir insensé d’être comprise, je sautai dans ma voiture afin de confier mon tourment à ma mère.

 

Mes cris, mes pleurs me laissèrent enfin un peu apaisée et j’ai le souvenir de m’être mise à marcher. A marcher comme j’aime à le faire lorsque je dois réfléchir, prendre une décision.

 Lorsqu’à la nuit presque tombante, je retournai à mon véhicule, ma détermination était prise.

Les vacances de Pâques étaient proches et j’allais exiger de Robert de partir les passer en Corse. Une de mes amies de lycée avait épousé un Corse propriétaire d’une immense oliveraie aux abords de Bonifacio. Depuis plusieurs années, elle me suppliait d’y venir passer une quinzaine de jours. Au moment des vœux, elle avait réitéré chaleureusement son invitation pour nous trois.

Je comptais sur la complicité de mon médecin pour expliquer à Robert que ma santé ébranlée par la grossesse, l’accouchement et le surcroit de travail, nécessitait un vrai changement d’air et du repos.

C’est ainsi que nous arrivâmes, tous trois, dans la superbe et vaste demeure de mon amie Clara. Les premiers  jours, j’avais l’impression de vivre un rêve au milieu d’une forêt d’oliviers centenaires. Robert, bien que fort peu disert, semblait suivre les conversations, acceptait, sous sa surveillance, de laisser Lucas jouer à l’extérieur avec les deux jeunes enfants de nos hôtes, les emmenait donner du pain dur aux chevaux.

Les nuits restaient néanmoins fort agitées. De ses cauchemars surgissaient des phrases qui me donnaient froid dans le dos :

-       Arrêtez ! Il n’y a que des femmes et des enfants !

-       N’y mettez pas le feu, je vous dis !

-       Vous n’êtes pas mieux que les Boches !

Ou encore :

-       Je ne voulais pas le tuer ! Pas le tuer !

-       J’ai cru que c’était un chacal qui venait encore bouffer nos provisions !

Son visage ruisselait de larmes dans son sommeil. A son réveil, j’avais appris à retenir mes questions qui ne servaient qu’à l’irriter.

Bientôt il n’y eut plus de cauchemars, Robert ne parvenait plus à dormir.
Il passait ses nuits à la fenêtre à contempler l’oliveraie baignée par la pleine lune. Mes tentatives pour le persuader de venir se coucher l’agaçaient et le conduisaient seulement à quitter la chambre pour aller déambuler interminablement au milieu des arbres.

Debout dans l’obscurité, cachée par le rideau, je m’efforçais de le surveiller à distance. J’avais alors l’impression que mon mari s’était transformé en un animal sauvage, le corps tendu, aux aguets, se préparant à la riposte comme à l’attaque. Parfois il bondissait, de tronc en tronc, brandissant un fusil imaginaire. D’autres fois il rampait avant de se couler dans un trou laissé béant par l’arrachage d’une souche.

Je n’osais en parler à mes amis. Je pense que j’avais honte : honte de Robert, honte de moi. Je n’aspirais plus désormais qu’à notre départ qui devait avoir lieu trois jours plus tard et tentais difficilement de faire bonne figure.

Cependant ma décision était prise. De retour à Nancy, je me rendrais à l’hôpital militaire afin de m’entretenir avec le médecin-major. Je ne pouvais plus supporter cette situation et étais même prête à me séparer de mon mari s’il refusait de se soigner.

 

L’avant-dernier soir précédant notre départ, Gérard insista pour fêter la fin de notre séjour par un dîner au champagne. Alors que, depuis son retour d’Algérie, Robert avait cessé toute prise d’alcool, il en absorba plus que de raison, se mit à plaisanter, à rire nerveusement et j’eus beaucoup de peine à le convaincre de laisser nos hôtes se reposer. Nous allâmes enfin, nous aussi, nous coucher et, à mon grand soulagement, Robert s’endormit aussitôt profondément. Je bénis alors le champagne qui allait me permettre de passer enfin une nuit paisible.

C’est une brutale angoisse qui, trois heures plus tard, me tira de mon sommeil. Robert n’était plus à mes côtés. Le poignard avait aussi quitté l’oreiller. La pleine lune inondait la chambre et sculptait les branches noires et torturées des oliviers. Je me préparais à partir à la recherche de mon mari quand je l’aperçus, un genou en terre, un fusil à la main, en position de tir, sur la terrasse surplombant le jardin.

Je me mis à hurler par la fenêtre ouverte : « Robert ! Viens !... »
Je n’eus pas le temps de continuer. Il s’était mis à tirer.

 Un à un, l’un après l’autre, il visait le tronc des oliviers.

La police, alertée par nos amis, le ceintura alors qu’il était à court de munitions.

Hébété, il ne savait que répéter :

« Je  ne voulais pas !

 Mais c’étaient eux ou c’était moi !

Eux ou moi !

Vous comprenez ? 

J’avais pas le choix.»

 

 

Renée-Claude ( janvier 2014 )