Debout à six heures. Douche. Maquillage. Vêtements assortis soigneusement choisis  hier soir avant de me coucher. Dernier coup d’œil à l’emploi du temps de ma journée, tous les dossiers sont prêts. Jouer le réveil, pendant le petit-déjeuner écouter les premiers soucis du jour, signer les carnets, régler les menus frais qui s’accumulent.  Une dernière tasse de café en mettant le lave-vaisselle en route.

 Les enfants déposés, la journée peut commencer. Toujours assurer, faire face.

Tenir ce journal me semble souvent futile : pourquoi relater ce déroulement chronométré comme s’il constituait une vie ? Les heures, les jours s’enchainent. L’arrivée au bureau ce matin est sans concessions. Même pas le temps de lire mes différentes messageries dont je viens d’ouvrir la vanne que le téléphone me tire de ma torpeur. Je ne supporte plus les sonneries, ils ont beau en inventer toujours de nouvelles, moins agressives, je n’arrive pas à m’y faire ; les pires, ce sont encore les douceâtres, ces musiques de supermarché qui te font croire qu’elles ne sont pas là pour te déranger !

-          Allo, oui, c’est bien moi, bonjour Madame.

Et je l’écoute se perdre dans les détails de sa vie, je pourrais la rattraper, l’aider à faire bref. Mais finalement je ne suis pas mécontente de cet intermède qui me laisse un temps de battement. J’aurai tout loisir de lui demander de récapituler quand je sentirai qu’elle s’épuise.

-          Vous m’entendez ? Vous ne dites rien…

Enfin, sa logorrhée s’est tarie ; je règle en quelques secondes son problème qui finalement n’en est pas un, juste un petit désagrément du quotidien. Pourquoi faut-elle qu’elle appelle dès 8h et demie ?  Ils doivent tous gérer leurs insomnies  en se promettant de téléphoner  dès l’ouverture des bureaux pour râler contre ce qui les a tenus éveillés !

Mes messageries se déversent ; trier ; éliminer les lots d’indésirables qui résistent aux filtres pourtant de plus en plus au point ; déplacer vers les dossiers adéquats ; répondre au plus urgent ; mettre en attente ce qui nécessite recherche ou recul. Lire mes flux de nouvelles. Surfer sur la toile pour vérifier le nombre de visites et les commentaires sur mes sites. Déjà une heure de passée. Comment le temps peut-il  se dissoudre dans une telle discontinuité ouatée ?

Je m’attaque maintenant à la pile de courrier qui vient d’être posée sur mon bureau pendant que j’étais vissée à mon écran.  Une enveloppe un peu plus épaisse attire mon attention. Est-ce ce manuscrit dont m’a parlé Olivier hier, qu’il faut que je lise absolument, c’est quelqu’un qu’il connait, qui écrit bien selon lui… Difficile de résister à la pression. Et pourtant ! Les heures que je réserve chaque jour à la lecture, préservées de toute incursion, n’y suffiraient pas si je ne faisais régulièrement un peu de tri.  Avec toujours l’angoisse d’avoir laissé de côté quelque chose qui en valait la peine.

Non, l’enveloppe, d’un format inhabituel, ne vient pas de France. Intriguée par le tampon indéchiffrable, je la retourne. Aucun indice. Une étiquette d’adresse qui peut venir de n’importe quelle imprimante. La mondialisation a aussi uniformisé les codes écrits, si ce n’est quelques signes pas toujours faciles à décrypter.  Méfiante, je la soupèse, la palpe. Il semble bien que ce soit du papier à l’intérieur, je dois pouvoir l’ouvrir sans crainte. Malgré tout, je prends mon temps, je tranche délicatement le haut de l’enveloppe avec mon coupe-papier et fais glisser le contenu sur mon bureau. Un dossier un peu épais en sort, agrafé juste au coin, une bonne cinquantaine de pages à vue d’œil, police étroite, apparemment du Times new roman un peu démodé, interlignes et marges serrés.  

Une feuille volante se détache du dossier, comme si elle s’était collée en-dessous. Une lettre. Quelques lignes seulement. « Madame Agathe Beauvais, Vous serez certainement surprise de recevoir des nouvelles de votre mari sous cette forme. Mais, prenez-le temps de lire ces quelques pages, et vous en saurez un peu plus sur ses agissements et le sort qui l’attend. Nous vous contacterons d’ici quelques jours par un moyen approprié dont nous vous informerons. Bonne lecture et bon courage ! »

Mon mari, ils en ont de bonnes ! Je vais certainement m’apitoyer, maintenant. Lui qui a disparu un beau jour, sans plus donner de nouvelles, me laissant en plan avec les deux enfants. Après plusieurs jours de : « Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez composé », de « Undelivered Mail Returned to Sender », j’ai bien dû faire face à défaut de me faire une raison : disparu, volatilisé, voyageur sans bagage, bureau inoccupé, lit vide. Après m’être épuisée en heures de téléphone, en déambulations diverses, en visites à la police : « Mais Madame, si votre mari disparait, que pouvons-nous faire ? Rien ne nous dit qu’il n’est pas parti de lui-même. Nous ne pouvons rien faire pour chercher quelqu’un s’il est parti de son plein gré. Si vous nous apportez une preuve que son départ n’est pas volontaire, nous entamerons des recherches. Sinon, désolés, nous ne pouvons rien faire. » Et j’ai eu beau fouiller, aucune preuve, rien.

Je me suis d’abord laissé envahir par un sentiment mêlé de deuil et d’abandon,  puis la réalité a repris le dessus : payer les factures, recadrer les enfants. Et je me suis noyée dans l’action comme d’autres dans le chagrin. Aujourd’hui l’équilibre est revenu ; Juliette ne passe plus son temps à m’agresser comme si c’était moi qui avais fait partir son père, son caractère s’adoucit peu à peu ; quant à Antonin, après une phase de pipi au lit, je suis obligée de surveiller le machisme naissant de ce petit homme de la maison. Mes responsabilités au bureau se sont accrues, et mon salaire par voie de conséquence.  Je n’ai pas beaucoup de temps pour moi, mais cela m’évite de penser. Ma seule incartade, c’est ce journal qui me tient la tête hors de l’eau.

Alors, aujourd’hui, recevoir une lettre prétendant me donner des nouvelles de ce lâche, c’est trop. Courage, fuyons ! Je remets le document et la lettre dans l’enveloppe, les pose sur un coin de mon bureau où croupissent les dossiers en attente. Mon écran clignote. Un interlocuteur en messagerie directe sur Skype, un autre sur Messenger ; répondre en simultané sans m’emmêler ; des demandes de renseignements ; des sollicitations ; des inquiétudes. Ma  matinée va bientôt être brûlée avant que j’aie le temps de réagir. Réactions en chaine, cascades de messages qui exigent tous un traitement immédiat.  Le stress de la communication postmoderne !

Un café avant d’aborder la suite ; bien, cette nouvelle machine, enfin un véritable expresso après des années de lavasse noirâtre. Olivier, mon collègue du service marketing, en profite pour me rejoindre. Chaque fois que je viens dans la salle pause-détente, je le croise. Ou il passe sa journée à boire du café, ce dont je doute, ou il guette mon passage ; qu’a-t-il encore à me demander ? Non, je n’ai pas reçu le manuscrit de son copain. Mais oui, je le lirai quand je l’aurai. Pour l’instant, je dois y aller, j’ai fini mon café, j’aborde le plus important de mon travail du jour, la lecture. Je dois me discipliner pour équilibrer le temps de lecture entre manuscrits papier et dossiers reçus en fichiers joints. Le papier me repose, je peux quitter mon écran et changer de position ; mais maintenant beaucoup envoient directement par mél ; surtout en ce moment où je travaille sur du documentaire ; c’est différent de la fiction où les auteurs croient encore au prestige du papier.

 

Deux heures à lire sans avoir été interrompue : un luxe ; en général je demande qu’on ne me dérange pas au téléphone pendant mes périodes de lecture, mais quand certains appels se font trop pressants, rien à faire ; et puis, parfois, je ne résiste pas aux vibrations du portable, ni aux clignotements de mon écran. Il me faut une discipline de fer pour m’astreindre à ne rien faire d’autre que lire. Pendant deux heures. Jusqu’au déjeuner. Je suis contrainte à saucissonner ma journée en tranches étanches. Sinon, je serais constamment happée par cette information en continu qui voudrait nous donner  l’illusion d’exister et de compter dans ce monde.

-          Tu viens déjeuner ?

Le sourire d’Olivier, dans l’entrebaillement de la porte, a raison de tous mes atermoiements. Tant pis s’il me parle encore de son copain, c’est quand même mieux que de déjeuner seule, et comme Mélanie est en congé cette semaine, je risque bien de me retrouver à ressasser dans mon coin. Mélanie a toujours le chic pour me tirer un sourire dans les passes les plus difficiles.

-          Oui, j’arrive, je termine ce dossier, deux minutes, s’il te plait !

-          Je t’attends près de la machine à café, pas de soucis, prends ton temps !

Qu’est-ce qu’ils vont nous proposer aujourd’hui à déjeuner? ça me fait du bien de temps en temps de me mettre les pieds sous la table ; ça me change de la maison ; et au bureau, si personne ne vient m’interrompre, je peux très bien passer la journée sans manger, l’habitude de gagner du temps dès que je peux ayant gommé l’appétit de mon organisme.

-          Sur quoi tu travailles en ce moment ?

-          Oh, des documentaires ; le dernier que je viens de lire porte sur un groupe religieux en voie de disparition, une survivance de l’ancien régime, pas inintéressant, plutôt pas mal écrit, mais il va falloir sabrer sinon ce ne sera pas lu ; une forme romanesque aurait peut-être mieux convenu dans ce cas, même si tu sais ce que je pense de l’envahissement du narratif !

-          Oui, tu ne vas pas recommencer. Moi, je suis sur un truc bizarre, une investigation dans des réseaux plus ou moins terroristes, ou mafieux ; je m’y perds un peu.

Pendant qu’il raconte, et s’emmêle dans des détails compliqués, mon esprit flotte. Et s’éloigne, insensiblement porté par son récit, dévié par des ondes infimes.

-          Tu rêves ? qu’est-ce qui t’arrive : tu es toute pâle ! Tu travailles trop, tu devrais peut-être voir un médecin.

-          Non, ça va, t’inquiète pas.

Je revois tout à coup ce dossier et cette lettre que j’ai remisés un peu rapidement sur un coin de mon bureau. Comment ai-je pu me montrer aussi sévère et négligente ?

-          C’est quelque chose de bizarre que j’ai reçu au courrier ce matin. Je l’ai mis de côté un peu brutalement, il faut que j’aille voir ce que c’est.

-          Et ton dessert ?

-          Mange-le si tu veux !

A peine arrivée dans mon bureau, j’empoigne l’enveloppe que je vide de son contenu. Laissant la lettre de côté, je me précipite sur le dossier. Une bonne cinquantaine de pages, en effet. Mais qu’est-ce que c’est ? Pas d’indices. Pas de signature. Pas de photos, apparentes en tout cas. Je commence à lire en diagonale. Confus. J’ai l’impression de me retrouver dans l’univers interlope que me décrivait Olivier tout à l’heure. Qui peut avoir intérêt à m’envoyer de telles informations ? Et quel rapport avec mon mari ? Je m’y perds, sous l’effet de l’énervement. Ça ne sert à rien. Reprenons à zéro. Je recommence à la première page, chaussant mes lunettes de professionnelle et la distance qu’elles imposent. Et me voici plongée dans les méandres d’un réseau dont j’ai du mal à démêler les fils. S’agit-il de services secrets, de terrorisme, de pègre ? De plus en plus compliqué au fil des pages. Je voyage de l’Arabie Saoudite au Mexique, en passant par le Congo. J’entends parler de transferts de fonds, de circulation de marchandises. Il n’est pas question de drogue, même si j’ai des doutes sur certains termes. Ou d’armes peut-être. Je n’y comprends pas grand-chose, je suis vraiment hors de mon domaine. Qu’est-ce que je vais faire de ce brûlot ?

Je relis la lettre quand Olivier frappe à la vitre de mon bureau.

-          Tu as des ennuis ?

-          Non ; oui ; je ne sais pas…

-          Je peux t’aider ?

-          Pas pour l’instant ; j’ai besoin de réfléchir… merci en tout cas.

 

Il faut que je sorte un moment. Que je marche pour faire le point. Tant pis pour le travail qui s’accumule. Cela fait si longtemps que je ne me suis pas absentée, même pour une heure. Sans m’apercevoir  du chemin parcouru, je me retrouve assise sur un banc du square Louise Michel. Au soleil. J’ai bien fait de m’échapper un peu. Je me surprends à me prélasser, je pourrais même attraper un coup de soleil. Décidément, on peut dire que ce dossier bouleverse mes habitudes.

Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je peux faire ? Attendre. Me préparer à un contact inopiné. Téléphone. Courrier.  Tout est possible. Je n’ai guère l’habitude d’attendre. Depuis la disparition, j’aurais même plutôt tout fait pour fuir l’attente. Mon activisme de ces derniers mois me saute à la figure, dans toute sa splendeur. Comme si ne jamais m’arrêter me permettait de reculer cette confrontation avec moi-même dont, sans en penser l’imminence, je connaissais malgré tout l’inéluctable proximité.

Si j’arrêtais maintenant de me mentir. De me prendre pour la superwoman capable de faire face à tout sans dommages. J’en ai marre d’assurer, de faire croire à tous, et même à moi, que tout va bien, que oui je me suis bien remise, habituée à ma nouvelle vie, et les enfants oui ça va, ils se débrouillent bien, réclament moins leur père, deviennent autonomes par la force des choses. Qu’est-ce que je fais du cauchemar récurrent que je n’ose avouer à personne ? De mes réveils en sursaut une nuit sur deux ? Pas d’insomnie, non, ce serait plutôt le contraire, je m’écroule tous les soirs, comme si le sommeil me paraissait la seule issue acceptable à mes angoisses qui ne veulent pas se dire.

Maintenant me voici au pied du mur. Confrontée à une réalité à laquelle je préférais éviter de croire. Stéphane serait en vie, mêlé à je ne sais quoi de louche. Je savais peu de choses sur ses activités, ses affaires comme il disait, bien loin de mon univers lettré. Les entreprises qu’il créait, puis dont il suivait le fonctionnement, dans différentes régions, l’amenait à de fréquents déplacements dont je ne mesurais pas les dangers pour notre famille. Les derniers temps, il avait étendu sa sphère d’activité, et ses voyages l’amenaient plus loin, à l’étranger. Mais j’avoue que je m’intéressais peu à ce qui paraissait pour lui une nouvelle routine.

Je commence à frissonner, le soleil a baissé, il fait presque froid maintenant. Il faut que je rentre. Déjà plus de quatre heures. Le temps que je range mes dossiers du jour, que je lise mes derniers messages, et il sera l’heure d’aller récupérer les enfants. Je n’aime pas les faire trop attendre, quitte à rapporter de la lecture à la maison, pour qu’au moins ils aient une vie à peu près régulière et équilibrée.

 

« Maman, maman, attention ! » ; sans le cri de Juliette, je crois bien que je passais sous cette voiture qui vient de déboucher brusquement. Mais où ai-je la tête ?

« Merci ma grande, ouf,  heureusement que tu étais là ! » Je la serre dans mes bras, comme pour fondre son émotion dans la mienne, quand Antonin me tape dans le dos ; jaloux ? Devant son insistance, je me retourne :

-          Maman, je l’ai vue, la voiture, elle t’a foncé dessus !

-          Mais, qu’est-ce que tu racontes ?

Et le voici parti dans les détails, la couleur de la voiture, et comment elle a débouché brutalement et a foncé sur moi, et si Juliette ne m’avait pas avertie elle m’aurait tapé dedans ; on aurait dit qu’ils voulaient m’emmener, une portière s’est ouverte puis refermée brutalement. Décidément, il a l’imagination fertile, il va falloir que je surveille ce qu’il regarde à la télé ! Juliette se moque gentiment de lui, pas les chamailleries habituelles, mais comme consciente de sa supériorité de grande sœur qui a réussi à éviter l’accident.

 

« Antonin, tu n’oublies pas de te brosser les dents ! » Si la douche ne pose aucun problème, il serait même presque trop méticuleux, je suis par contre toujours obligée de surveiller son hygiène dentaire, nettement moins bien intégrée. Une journée qui s’achève. J’ai réussi à laisser de côté mes doutes de l’après-midi au contact des enfants. Espérons qu’après avoir refermé le cahier, je vais retrouver, comme chaque soir, ce sommeil lourd dont j’ai plus que jamais besoin.

à suivre...