Lisez Sollers parce qu’un homme qui aime Mozart, Proust, Céline et Michel Houellebecq ne peut pas être entièrement mauvais. Mais n’y cherchez pas ce que vous ne pourrez y trouver. Vous y trouverez le récit de ses déjeuners avec Lacan, de ses promenades avec Ponge, de ses conversations avec Foucault, de ses querelles avec Jean-Hedern, de ses dîners à l’Élysée, mais ce que vous n’y trouverez jamais c’est vous, c’est moi, c’est l’anonyme (à peine une fugitive évocation de son fils David mais le pauvre n’a pas eu l’heur de devenir célèbre). Nous n’existons pas. Il faut avoir un nom pour entrer dans le champ visuel de l’auteur. Il est si intimement persuadé de son génie littéraire – génie inné qu’il a découvert tout naturellement le jour où il a tenu son premier stylo - qu’il est depuis lors à tu et toi avec tous les autres génies passés, présents et à venir et il entretient avec eux un dialogue éblouissant sur notre temps, sur Dieu, sur Venise, etc… mais il a définitivement remplacé le lecteur par un miroir dans lequel il se contemple, il écrit pour lui, il n’écrit que pour lui, je veux dire par là qu’il ne lui vient pas à l’idée de pouvoir partager quelque chose avec l’homme ordinaire qui le lit, avoir quelque chose de commun avec lui, avec nous, parler de nous en parlant de lui. Ce n’est pas Sollers qui pourrait écrire : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère… » d’abord parce que Sollers n’a pas de semblable, il est unique, ensuite parce qu’il n’est pas hypocrite. Pour qui, pour quoi le serait-il ? Si le désir est l’expression d’un manque, d’un vide à combler, Sollers est un être sans désir, un être de plaisir pur, un anti-janséniste en quelque sorte. Étrange et pathétique infirmité qui donne à son livre un caractère insaisissable, livre agréable à lire certes, mais qui vous laisse au bout du compte totalement indifférent. Sollers ne concerne que Sollers.
Pierre Danger
Un vrai roman, mémoires