Ce Tarzan serait plutôt maigrichon. Ou au contraire un peu trop enveloppé. Bref, un anti-héros. Mais il connaîtrait tout sur les éléphants, les perroquets, les crocodiles… Tout, sur la forêt sa flore et sa faune, l’une et l’autre indissociables comme tous les naturalistes nous le rappellent dans leurs meilleurs ouvrages.

C'est que j'avais tout lu sur les livres de géographie tropicale. Sans les avoir choisis d'ailleurs. Je me trouvais simplement à passer là, près du rayon FORET-TROPI, lorsque l'événement s'était produit, l'effondrement de l'immeuble qui abritait la bibliothèque.

Il est relativement facile, à ce point du récit, de faire rebondir l'intérêt. La liane de Tarzan viendrait à se rompre au-dessus du marigot, et le crocodile surgirait ouvrant large la gueule. On la décrit "Verticale" avec un grand V, comme dans "Vorace". Arrêt sur image : on fait durer le suspens. Rappel anatomique détaillé de tout ce qui fait la sauvage beauté d'une dentition de saurien. Bave du monstre… Non ça ferait trop ! Plutôt le flash-back. Évocation refuge des douceurs de l'enfance. Un jeu. Une balle en Celluloïd posée sur un jet d'eau. Précarité de son équilibre… Inéluctable, sa chute servirait d'enchaînement pour un retour brutal vers l'angoisse.

C'est alors que Chita survient sur une liane de secours. Son bras velu soustrait Tarzan à l'appétit du monstre dont les mâchoires claquent dans le vide précipitant la fuite rauque des oiseaux. Soulagement. Instant bien choisi pour placer le retour de Jane. Jane de retour, Jane la féline, plus souple qu'une liane sous les mains de Tarzan. Tarzan heureux…

La survie en forêt vierge est un sujet qui ne pose guère de difficultés théoriques. Les accessoires en sont répertoriés : liane, crawl, poignard à la taille, mains en porte-voix pour le fameux cri… Tout aussi connus les intervenants : éléphants, gorilles, bons sauvages…

Il en va tout autrement, sous les gravats, lorsque les murs de la vie s'écroulent avec ceux de la bibliothèque. Rien que de rendre crédible la lecture dans le noir pose déjà un problème propice au découragement.

J'en étais là de mes réflexions, éclairant mon pessimisme à la bougie — tant bien que mal —, lorsque j'entendis frapper, très faiblement d'abord, puis d’une façon de plus en plus insistante et de plus en plus rapprochée. Aucun doute : au voisinage de ma bulle, on creusait.

Les minutes qui suivirent furent intenses. Tarzan pouvait bien se remettre de ses émotions, j'avais la part des miennes : déblayer cet amas de livres, coller l'oreille à ce qui restait de cloison, m'assurer d'une présence, établir un contact...

C’est ainsi qu’à travers un écran d'éboulis, j’eus la stupéfiante révélation d’une compagne d'infortune se nourrissant elle aussi de lectures. Elle me confia qu'elle se prénommait Marie. La fatalité l'avait séquestrée dans un rayon de paléontologie référencé HOMO-ERECT. Elle y écrivait les aventures d'une héroïne qui, dans la chaîne de l'évolution, pouvait se situer quelque part entre Chita et Jane. Sous le crane encore un peu fuyant de cette aimable hominidée une faculté commençait à poindre qui devait, quelques lointains millénaires plus tard, prendre le nom d'intelligence. L'histoire s'intitulait : "Pitha ou le fabuleux destin de la première ondine". Elle mettait à profit la belle érudition de son auteur inévitablement acquise entre les parois de sa résidence forcée. Elle nous apprenait que les pithécanthropes, s'ils constituaient le maillon manquant entre le singe et l'homme, n'avaient rien d'un maillon faible. Leurs doigts étaient palmés, ce qui faisait d'eux de merveilleux nageurs — tu peux te rhabiller, Tarzan ! — et leur permettait de vivre en mer où ils savaient converser avec les dauphins. On découvrait aussi qu'ils remontaient les fleuves à l'époque de la reproduction, coutume encore répandue chez certaines espèces amphibies. L'accouplement, toutefois, ne se faisait pas dans l'eau mais sur les berges. Comment oublierais-je le merveilleux passage — et Ô combien troublant — dans lequel Pitha prenait toutes les initiatives de nature à lui assurer une descendance ? Je ne me lassais pas de le faire lire et relire à mon invisible voisine, au point que mon oreille finissait par incruster son empreinte dans le mur à l'endroit où une légère faille facilitait l'écoute.

"Après avoir longtemps glissé dans les caresses du fleuve, Pitha était sortie du bain, ruisselante et ravie. Sous ses longs cheveux et dans sa nudité, on eût pu la confondre avec la Vénus de Botticelli, à un peeling près. La journée avait été chaude. Pitha n'aspirait plus qu'aux langueurs du soir. Elle traversait maintenant un verger paradisiaque, porteur de promesses et lourd de profusions. L'age d'or venait d'inventer l'homo érectus et c'est lui qu'elle cherchait du regard lorsqu'il lui apparut soudain entre les branches d'un figuier…".

La suite était tout aussi charmante. Mais qu'on ne se méprenne pas. Une innocence originelle régnait alors sur les balbutiement de notre humanité entretenant une rigueur morale aujourd’hui engloutie dans la perversion des mœurs. Hélas !

"Après s'être assurée que ce beau spécimen appartenait à une tribu recommandable, Pitha décida de lui faire comprendre que les fruits gagnaient à être partagés. Le plus naturellement du monde ils en vinrent à joindre les seules parties de leurs corps à n'être pas velues, c'est à dire leurs paumes de main. D'un pas souple et convaincant, Pitha entraîna son compagnon vers un arbre dont le tronc, orné d'un serpent, ressemblait à un caducée. De sa main restée libre elle y cueillit la rondeur dorée d'un beau fruit qu'elle promena longuement — d'un geste que notre époque pourrait qualifier de lascif. Et cela sous le regard de son partenaire de plus en plus érectus. Mais le but de cette parade n'était pas vraiment là. Il ne s'agissait alors que de susciter la gourmandise et de mettre l'eau à la bouche. Car, selon l'avis des plus éminents paléontologues, la salive, en ce temps là, avait des vertus fécondantes…"

A l'écoute répétée de ce récit, je n'avais plus qu'une hâte : quelque danger qu'il y eut à cela, voir enfin s'effondrer ce reliquat de mur qui séparait encore nos précieuses documentations. En attendant, je me contentais de la mienne, m'efforçant de convertir Tarzan et Jane aux pratiques des pithécanthropes.

J'étais rassuré de le savoir : au milieu de ces décombres, je n'étais pas le seul pour qui la plume pouvait remplacer la pioche. C’est alors je sentis courir dans mes veines l'espoir d'une encre neuve.

La mienne mais aussi la vôtre. Car c’est bien là que cette histoire voulait en venir. Le château d’Avanton, lui, ne court aucun risque d’effondrement. Et si vous voulez le doter d’une bibliothèque abritant vos œuvres, n’hésitez pas à les lui confier à travers ce blog. Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour leurs assurer la plus large diffusion.

Jean ROULET