Les chantiers de Croatie s’étaient révélés une véritable mine d’or, des bateaux de toutes tailles, à tous les prix. Après des journées de recherche épuisantes notre choix s’était porté sur un Ketch.

Skip y avait tenu, ce bateau, avait-elle dit, est stable, fiable, remonte bien au vent. Qu’on l’utilise pour naviguer près des côtes ou pour la course au large il était assez facile à manœuvrer.

Le poste de navigation était doté des dernières nouveautés électroniques existant sur le marché, offrant des conditions de sécurité sans pareilles. Seul problème, la présence de deux mâts imposait un double gréement qui alourdissait la facture.

Il allait falloir au chantier un peu de temps pour le préparer et effectuer les réglages. Ils ont courtoisement mis un voilier à notre disposition qui allait nous permettre de faire du cabotage dans les iles de la Méditerranée orientale.

Céline était partante pour cette croisière en dépit de son projet de reprendre son cycle d’études. À aucun moment nous ne nous étions posé la question de savoir quelles étaient ses capacités de résistance au mal de mer. 

Le résultat ne se fit pas fait attendre, à peine avions nous passé les bouées marquant la sortie du port qu’elle s’était cramponnée au pied du mât avant de se précipiter vers le côté au vent où la malheureuse a rejeté à la mer tout ce qu’elle pouvait rendre. Face au vent, ce fut le dur apprentissage des gestes à éviter en mer. C’est ce qu’on appelle un retapissage en règle, même les pieds n’y avaient pas échappé, Skip lui lava le visage et l’aida à se déshabiller pour l’envelopper dans un drap de bain. La situation était apaisée, bien que par instant elle fut prise de hoquets irrépressibles, enfin elle avait fini par s’endormir après avoir avalé des cachets censés lui apporter un mieux être. Le lendemain il ne lui restait plus qu’un mauvais souvenir de cette découverte, et nous fîmes en sorte de ne pas raviver sa confusion par nos propos.

Une croisière discrète, dans des iles ignorées des touristes ou fort peu visitées, nous jetions l’ancre en début de soirée, débarquant juste pour trouver un endroit où nous restaurer. Des soirées délicieuses où l’on entendait le ressac sur la grève. Les yeux pleurant un peu en raison de la fumée des grillades sous les avant-toits.  Selon les jours nous découvrions des filets de dorade, voire des crabes ou des langoustes. D’autres fois ce furent des tranches de moutons ou de chèvres dans leurs croutes d’aromates et de sel, accompagnées de tomates et tranches d’aubergines arrosées d’huile d’olive.

Il avait fallu s’habituer aux vins résinés un peu particulier de cette partie du monde, mais là encore nous nous étions très vite adaptés, et nous étions très satisfaits de nos capacités d’acclimatation.

Des vacances de rêve, mais mâtinées de tensions, en conséquence de quoi jamais nous n’avons baissé la garde sachant qu’à tout instant le rêve pouvait tourner au cauchemar. Ne sachant pas d’où pouvait venir la menace, cela impliquait d’être en permanence sur ses gardes ce qui à terme rendit les rapports interpersonnels difficiles.

Nous vivions dans un espace si restreint que « tout », j’insiste sur le « tout » pouvait déclencher des accrochages, les chocs physiques, la tension nerveuse, l’angoisse…

Nous avions acheté une bouteille de vieux rhum en vue d’arroser un bon moment, ce n’était pas vraiment le bon moment, mais il y avait une nécessité de trancher dans le vif. Il fallait faire éclater l’orage pour couper court à cette situation malsaine. Donc ce soir-là, roulés dans des couvertures et un verre à la main nous nous étions assis au pied du mât pour être à l’abri du vent, nous avons entrepris de faire une mise au point. Après un début très sérieux et un peu crispé l’atmosphère s’était détendue et nous avions fini la soirée dans une franche détente. Peut-être était-ce le fait d’avoir abordé les questions qui fâchent ou par le biais de ces échanges de nous être libérés des tensions qui nous pesaient. Le fait est que nous nous sentions beaucoup mieux. Je n’ose parler du rôle joué par le rhum catalyseur de relâchement. L’important étant que dans les jours qui suivirent nous avions retrouvé toute notre efficacité et notre bonne humeur.

Skip prenait son rôle de chef de bord très au sérieux et chaque jour, elle nous faisait une séance de formation à la navigation : savoir tenir un cap après l’avoir déterminé, chacun à tour de rôle se retrouvant devant la barre quel que fût le temps et ce, de jour comme de nuit : assurer la veille radar pour éviter les rencontres inopportunes, sans oublier le travail avec la voilure, virements de bord, ferler, choquer, prendre un ris, plier une voile la mettre dans son sac…

Tous ces exercices avaient le don de vous réduire les ongles à des souvenirs quand la voile battait au vent et qu’il fallait crocheter dedans pour ne pas la laisser partir à l’eau… sans parler du vocabulaire fleuri utilisé par Skip dans ces moments.

Je reconnais que certains jours je serais bien resté au fond de ma bannette à roupiller, mais même pas en rêve, elle serait venue me chercher par la peau du dos.

Cécile par contre ne quittait pas le pont et il était nécessaire de lui dire d’aller dormir. Tout l’accrochait, la table à cartes, la barre, le réglage des voiles en conséquence je faisais en sorte de tenir mon poste dans l’équipage.

Au cours de ce périple j’ai réalisé l’un de mes rêves d’adolescent qui était de visiter le site de la ville de Troie et de mettre les pieds sur les chemins de l’Iliade et l’Odyssée. En jetant l’ancre dans le port de Canakkale l’émotion nous saisit et encore n’était ce rien par rapport à ce qui nous attendait sur le site. Chacun d’entre nous avait sa part de souvenirs et ses anecdotes à raconter. Pour les marins de Méditerranée le retour d’Ulysse vers son île après la victoire sur les Troyens reste un best-seller. À la lueur de ce récit on feint d’oublier les hurlements, les massacres et leurs fleuves de sang, la fin d’une civilisation brillante dont l’enlèvement de la belle Hélène avait fourni le prétexte d’anéantir un peuple rival qui avait réussi.

Un message du chantier naval mit fin à nos pérégrinations maritimes, le Ketch était prêt à prendre la mer.

Ce fut un retour rapide toutes voiles dehors, Skip nous avait mis en demeure de mettre en application tout ce qu’elle nous avait enseigné. Nous fûmes étonnés des progrès réalisés tant à titre individuel qu’en terme d’équipage.

J’avais bien remarqué que Skip était souvent avec Céline et qu’elles semblaient avoir des échanges passionnés. Je n’en découvris le sens qu’à l’arrivée lorsque Céline remonta sur le pont avec tout son barda.

  • Skip m’a convaincue, elle a bien senti que j’avais attrapé le virus de la voile et que je n’avais plus très envie de reprendre mes études. Avec l’argent que tu m’as donné je pars faire une formation à la navigation. Je viendrai vous rejoindre lorsqu’ils me donneront des vacances.

Nous passâmes la soirée dans une taverne et le retour au bateau fut un peu folklorique, enfin personne ne tomba à l’eau. 

Il y eut un moment de silence après le départ de Céline que Skip rompit en ressortant le reste de la bouteille de Rhum.

  • Il faut que l’on parle !
  • C’est nouveau ça, et de quoi voudrais-tu que l’on parle ?
  • Promets moi d’abord que tu ne vas pas te mettre en colère !
  • C’est donc si grave ?
  • Oui et non, il y a un secret mais il y a aussi une bonne nouvelle.

Nous restâmes longtemps à discuter oubliant même d’aller diner, il ressortait de son propos qu’il faudrait nous rendre dès le lendemain à Corfou et que là il y aurait à prendre des décisions de la plus haute importance.

La fraicheur du matin nous a réveillée ou peut-être bien la faim, car si le Rhum réchauffe il ne vous nourrit pas.

Nous naviguions autour de l’ile passant d’un mouillage à l’autre, d’une crique déserte à un port de pêche aux arômes multiples, aux ruelles laissant rouler comme des torrents des flots de paroles aux accents colorés et chatoyants comme les tissus de la route de la soie. Il ne se passait rien et je commençais à subodorer une farce ou un piège. Skip n’avait rien voulu me dire de plus qu’il fallait venir à Corfou.

Elle devait avoir rencontré un de ses confrères navigateurs qui l’avait convaincu de venir travailler avec lui. C’était une bonne idée pour posséder une couverture sérieuse on ne peut éternellement jouer les vacanciers.

Après une semaine de ce régime, même si ces journées de pseudo vacances étaient très agréables à vivre, j’ai senti que sa confiance commençait à se déliter. Nous étions des proies très fragiles perdues dans cette petite ile au demeurant fort agréable. 

Skip ne démordait pas de sa position elle avait juré de ne rien dire, en conséquence de quoi elle ne dirait rien.

Nous venions de terminer un tour complet de l’ile et retrouvé un restaurant où nous étions descendus avec Cécile lors de notre premier contact avec Corfou.

L’arrière-salle dans laquelle nous étions en train de diner était sombre, il y avait un lumignon sur chaque table.

J’ai vu le regard de Skip se fixer et avant que je n’aie eu le temps de lui demander ce qui lui arrivait, j’ai senti la pression d’une main sur mon épaule !