À cour et à jardin

En visitant la Suite Donjon du château, elle s’est penchée par la fenêtre côté cour et réalise que ses yeux ne lui donnent qu’une vision floutée des gens près du perron de la cour d’honneur. Impossible de reconnaître avec exactitude les invités du Festival des Ateliers d’écriture qui, heureux de se retrouver, s’interpellent joyeusement. Elle identifie juste la tache rouge de la robe de Vivi, l’hôtesse qui les accueille. Quelle idée d’être venue ! Elle sent le désir de fuir la gagner. Me voilà handicapée. Je suis… Pas envie de parler. Pas envie d’écrire. Pas envie de lire. Elle n’ose pas prononcer le mot tabou qui condense toutes ses peurs. Un coin cuisine installé dans une des quatre tourelles du donjon lui semble le havre dont elle a besoin en ce moment. Elle a posé ses coudes sur une petite table et repose ses yeux dans ses deux mains. La partie charnue des paumes forme une coupe qui diffuse une chaleur protectrice au-dessus des yeux grands ouverts. Ils se détendent dans cette obscurité bienveillante. C’est toujours comme ça le matin depuis que ses yeux ont été opérés, plus tard dans l’après-midi sa vision deviendra plus nette. Mais la situation géographique du château ne va rien arranger, elle en est sûre. Sa haute silhouette domine une plaine sur laquelle, depuis deux jours,  un vent violent venu du sud rabat des tourbillons de pollens, de sable qui agressent la peau, le nez et les yeux. Pourtant, Vivi l’a rassurée : « Il y aura de l’orage ce soir. La pluie déposera les poussières au sol. Vous souffrirez moins. » Pour le moment, elle fait appel à toutes les ressources des techniques respiratoires qu’elle connaît : Inspir, accueille la situation… Expir, relâche… relâche…

Tout à coup, son dos capte une présence. Quelqu’un m’observe ! Vive, elle se retourne. Un œil noir, rond, luit dans le soleil. Une pie posée sur un encorbellement la fixe. Indifférente aux battements d’ailes des pigeons qui s’égaillent alentour et à ses congénères qui se disputent un territoire sur le toit, la pie ne cille pas. C’est la cata ! une pie, une seule ! c’est un mauvais présage. Ne baisse pas les yeux. Tiens ! je la vois nettement ! Ma grand-mère leur jetait du gros sel pour éloigner le malheur en prononçant l’incantation : « Agache kruele, putin d’chorchèle ! ». 

« Mais qu’est-ce que vous faites-là ?  Descendez au jardin, on prend l’apéro ! ». C’est Vivi qui battant le rappel éloigne les présages et les ondes négatives. Et tout en descendant l’escalier à vis, elle précise : « Ah ! les pies ! elles vous ont fait peur ! elles sont chez elles ici ! On dit qu’une pie qui dort sur le toit annonce la chance, deux promettent le bonheur, trois l’espoir, quatre un mariage, cinq une naissance, six… je ne me souviens plus…

Et voilà le jardin, profitez des fleurs en ce beau mois de juin avec quelques bulles dans votre verre ! 

Sans trébucher sur les gravillons, elle s’avance et dans une respiration accueille les couleurs que le jardin offre à profusion. Ses yeux apprécient le violet des pélargoniums, le magenta vif d’un géranium d’Arménie qui, vivace et abondant, reposera le jardinier pris de paresse soudaine sous le coup de la chaleur. Un Rosier Buisson aux fleurs couleur whisky et un chèvrefeuille chevelu s’accordent pour prendre d’assaut le vieux mur qui isole le jardin de la piscine. Le rosier Renaissance à la délicate senteur se mêle à la douceur sucrée des fleurs d’oranger denses et nacrées ! La Touraine n’est pas loin. Son diaphragme se détend. 

Des arbustes dans de grandes caisses à oranger délimitent une terrasse. Elle s’en approche pour lire les étiquettes qui permettent aux visiteurs de les identifier : un Papaya en gestation, un pavot oriental « Princesse Victoria » aux fleurs opulentes, des Orangers Citrus Sinensis. La couleur orange de leurs fruits encore très pâles, éclatera aux premières gelées et le jus de leur chair pulpeuse enchantera le palais. Quand ? au printemps prochain. Un Cédrat main de Bouddha protège de sa bienveillance les habitants du lieu. Des rires fusent. La gaieté des invités irradie jusqu’à la planche des semis, au vert si fragile, chacun dans son mini bac noir avec son étiquette pour jardinier méthodique : potiron bleu de Hongrie, Herbe à huîtres, Piment d’Espelette, Persil Plat, Persil de Mer, Batavia, Haricot… Promesses de récoltes jusque tard dans l’hiver. Un rouge-gorge impertinent nargue une pie qui boit dans une soucoupe. Et voilà le merle qui sifflote ! 

Elle soupire d’aise. Il fait chaud auprès de la planche des semis. Elle enlève sa veste qui la protégeait du vent et commence à étirer ses mains, ses bras, son dos et sur un souffle, elle  cède tout d’elle-même au jardin, douleurs, rêves, pensées et souvenirs.