Je suis repartie du château à l’aube.
Sans participer activement à cet atelier, j’avais gouté l’atmosphère sereine de la réunion et écouté les discussions et les récits des unes et des autres. Nous avions aussi partagé une collation et cela avait pris l’allure d’un réveillon à cause de la lumière des bougies reflétée sur les beaux verres anciens et de la joie calme de cette fête nocturne.
On m’avait invitée à revenir, porteuse d’un texte à partager lors d’une prochaine réunion, diurne cette fois.
Toutes, hormis Ariane, sommes reparties comme nous étions venues ; à pied, en voiture, à vélo.
Mon véhicule était stationné le long du grand mur d’enceinte. Je le rejoignis et démarrai, la tête emplie des images et des récits de cette étrange nuit. Je décidai de chercher un petit coin tranquille, en marge de la route principale pour dormir un petit quart d’heure avant de reprendre le chemin du retour.
Je remarquai bientôt un chemin, sur le côté droit, qui semblait mener à un bâtiment en ruine, au loin. Une ancienne ferme sans doute. Je m’y engageai en cahotant. Peu de véhicules devaient emprunter cette voie ; les ronces débordaient largement de part et d’autre et j’entendais leurs griffes crisser sur la carrosserie. De profondes ornières creusaient le sol. Cependant, plutôt que de stationner dans ce chemin, je préférai continuer à avancer pour trouver une cour où me garer. Je pourrais ainsi m’y assoupir tranquillement puis faire un demi-tour pour repartir reposée vers la ville.
Le trajet de retour n’était pas très long, une vingtaine de kilomètres, mais sommeiller au volant est une source de problèmes que je préférais éviter. J’avais eu mon compte d’émotions cette nuit.
Je pénétrai en effet dans un espace pavé, où les pierres disjointes semblaient semées d’herbes folles. Des pissenlits et des orties jaillissaient des interstices. Des liserons rampaient le long des murs qui encadraient cette cour ; de hauts murs décrépis, percés de fenêtres et de deux portes dont une monumentale, une porte de grange sans doute.
Je coupai le moteur et somnolai dans ma voiture, pas complètement rassurée par le lieu. La bâtisse semblait m’observer. Je percevais comme une attente, un guet même.
Un maigre chat gris sortit de derrière un tas de pierre et avança à pas lents sans me quitter des yeux. Puis un deuxième le rejoignit et tous deux se postèrent à cinq mètres de la voiture, le regard toujours posé sur moi.
Je perçus alors un mouvement derrière la vitre cassée d’une fenêtre, à l’étage. Une tête hirsute, la langue pendante apparut silencieusement. Des cris stridents me firent tourner la tête vers le côté opposé, tout au sommet de la bâtisse. Trois grosses pies lançaient leurs cris en sautillant sur les tuiles verdies.
A cet instant les fenêtres s’animèrent de nouveau et d’autres têtes m’observèrent, leurs yeux brillants tournés vers moi. Des chiens ébouriffés, aux grosses têtes et aux oreilles pendantes, mais aussi de petits toutous aux yeux comme des boutons ronds et luisants, ainsi que d’autres de races indéfinissables. Pas d’aboiements furieux, pas de jappements intempestifs. Juste des êtres curieux à leurs fenêtres, observant l’intruse ; moi.
Puis les appuis des fenêtres du rez-de-chaussée se garnirent de silhouettes félines, fines et gracieuses. De nombreux chats posèrent aussi leur regard scrutateur sur ma personne au travers des vitres sales. Tous m’observaient dans un silence que seuls les oiseaux perchés dans les arbres derrière la bâtisse, troublaient.
La porte de la grange grinça pour livrer le passage à deux grandes chèvres, dont l’une semblait très âgée, les flancs creusés et la barbiche longue. Et telle un vieux souverain précédé de son premier chambellan, elle avança vers moi, altière, et posa son museau contre la vitre, m’invitant ainsi à communiquer. Je baissais donc mon carreau sous l’œil attentif du premier camérier, qui était aussi garde du corps visiblement. La vieille chèvre plongea ses pupilles horizontales dans les miennes et renifla bruyamment, semblant absorber ainsi de subtiles informations sur mes intentions. Amie, ennemie ? Bienveillante, malintentionnée ? Je me sentie scrutée jusqu’au fond de l’âme.
Ses yeux me dirent : « Nous vivons en paix ici, oubliés des hommes. Ce lieu est notre lieu, nous y vivons, nous y mourrons, mais nous n’y subirons pas les tourments infligés par des humains avides et cruels. Jamais plus ». Mes yeux lui répondirent que je venais en paix, simple visiteuse, et que ma bouche ne parlerait jamais de ce lieu et de ses habitants.
Nous nous comprîmes donc. Elle sembla satisfaite de ma réponse et d’un signe de ses cornes, elle m’invita à la suivre. Je descendis tremblante de mon véhicule, et suivis les deux ambassadrices vers la grange, sous le regard des pies, des chats et des chiens.
Dans la grange qui communiquait avec un vaste champ à l’arrière du bâtiment, caquetaient des poules accompagnées de leurs poussins. Quelques vaches mâchonnaient, semblant parler entre elles, et des brebis à l’épaisse toison bêlèrent d’effroi à ma vue. De vieux outils de jardinage trainaient çà et là, inutiles, abandonnés. Les poutres de la grange accueillaient des pigeons, des poules, d’autres chats encore. Je perçus de furtifs mouvements dans les coins ombreux du vaste bâtiment jonché de paille. Je ne voulus pas déranger une population craintive, j’allais où la chèvre en chef me menait. Je la suivais sans manifester de curiosité déplacée, attentive à ne pas la contrarier.
Dans le vaste champ, les chiens descendus des étages, s’ébattaient joyeusement en émettant de discrets jappements sous le regard arrogant des chats. Chiens et chats avaient un point commun : ils étaient maigres... De quoi se nourrissaient-ils ? Ils chassaient bien sûr.
Pour les chats, rien de très compliqué ; rats, mulots, oiseaux abondaient dans ce coin de campagne. Mais pour les chiens ? Depuis les temps anciens de leur domestication, ils avaient pris l’habitude d’être nourris par l’homme. C’est d’ailleurs comme cela que les humains les avaient asservis : par le ventre ! Alors plutôt crever de faim, semblaient dire ceux-là… Bref, ici les chiens aussi chassaient.
Ils s’attaquaient à du petit gibier, et, comme les loups, s’attaquaient parfois en meute à de grands animaux affaiblis : chevreuils, sangliers. L’hiver, quand la faim était trop forte, ils s’attaquaient sans distinction à ce qu’ils trouvaient tout simplement. Et là, gare aux trainards ! Poule ou poussin, lapin ou chat, gare au chien affamé ! Les chiens ensauvagés par la faim redevenaient les loups qu’ils avaient été dans des temps anciens. Il leur arrivait de pousser jusqu’aux villages des hommes pour fouiller leurs poubelles. C’était là le prix de leur liberté.
Seules les vaches, les moutons et les chèvres se nourrissaient en abondance d’une herbe qui poussait librement, de ronces, de fleurs.
Et tous vivaient dans une cohabitation respectueuse, hormis les jours de Grande Faim.
Ici pas de surpopulation, parce que la dureté de leur vie impliquait l’omniprésence de la mort qui régulait naturellement ce petit monde. Certains hivers étaient rudes. Lapins et mulots se terraient à l’abri. Au printemps les tiques mordaient au sang. L’été la pluie tombait peu et la soif asséchait les gosiers. Bien sûr, parmi eux, certains chiens et chats avaient fait le choix de se trouver un humain nourrisseur, en allant errer ostensiblement du côté des hameaux. Mais comment être sûr que l’humain nourrisseur et câlineur ne se transforme un jour en tourmenteur ? Voire en assassin ?
Certains parmi eux en avaient fait l’affreuse expérience et avaient transmis à leurs frères ensauvagés des ondes de douleur par-delà les distances. Alors, non. Plutôt la faim que les coups. Plutôt le froid que la sauvagerie humaine. Plutôt la soif et les tiques !
Bouleversée, je prenais conscience que ce lieu n’était ni un paradis ni un enfer, mais un sanctuaire. Un lieu où des animaux avaient décidé de vivre en autonomie sans la présence de l’humain, et surtout sans sa prédation. Un lieu où la loi de la nature avait repris ses droits, où les vivants côtoyaient les morts, où chaque bête vivait un cycle puis s’éteignait, laissant ses os blanchir dans un coin de cet étrange Eden. L’herbe recouvrait tout bientôt.
La chèvre vénérable hocha la tête comme un vieux sage et s’assura du regard que j’avais bien compris l’esprit du lieu. Oui, Vieille Dame, j’ai compris.
J’ai compris aussi que ce lieu était voué à disparaitre ; la demeure tomberait peu à peu en ruines, les animaux vieilliraient, mourraient.
Mais resterait l’âme de cette Arche improbable.
Le murmure des chats, le bêlement de la vieille et sage chèvre, le caquètement des poules resteront inscrits en filigrane dans le bruit du vent… Et moi je l’entendrai.
Les fenêtres garderont à jamais le reflet des êtres qu’elles ont mis à l’abri du froid…Et moi je les verrai.
Je rejoignis ma voiture, seule.
Les deux chats de guet étaient toujours à leur poste sur le tas de pierres et les pies veillaient là-haut sur les tuiles décaties.
Je fis un demi-tour sur les pavés de la cour et repartis vers la ville par le chemin pierreux que les ronces envahissaient à moitié, souhaitant qu’elles poussent à foison, follement, jusqu’à interdire à jamais aux hommes l’accès à ce lieu. Durant au moins cent ans…