Elle y est née et y a toujours vécu. C'est sa maison. Imposante, austère, solide, au cœur du village. Elle fait l'angle au niveau du carrefour, en face de l'épicerie, et tout près de l'école et de la mairie. Derrière c'est la cour qui au fur et à mesure des années a perdu de son charme. Restent deux parterres où poussent tant bien que mal de vieux rosiers. Au centre le bassin est à l'abandon, maintenant il sert de rond-point. Les arbres ont été abattus pour faciliter le passage des tracteurs, ou autres engins agricoles qui au fil des ans, ont pris des proportions envahissantes.
Avant côté cour c'était l'espace privé, paisible. Au milieu de la pelouse, sous le tilleul se trouvait une table de jardin et des chaises longues en toile. Elle aimait, le dimanche, l'été s'y reposer, lire ou parfois recevoir ses amis avec des boissons fraiches.
La cour était aussi le domaine des enfants. Un peu au fond, il y avait la balançoire et au coin, à droite une petite cabane en bois aménagée en maison de poupée. Elle les revoit, garçons ou filles, ses petits-enfants jouer à la dinette ou à la marchande. Et les repas de famille ! On installait une longue table posée sur des tréteaux. La joie de tous se retrouver. C'était du travail même si, vers la fin chacun préparait une entrée ou un dessert. Elle sourit, repense aux 20 ans de Françoise, la petite dernière, après elle devait partir un an au Canada. La dernière fois où ils étaient tous là, c'était une chance.
Aujourd'hui, la cour sert à stocker les machines agricoles, au fond on a construit de grands hangars. La ferme s'est agrandie, deux ouvriers assurent les travaux, toujours sous l'autorité du « maitre » Auguste, son mari, malgré son âge, n'est pas prêt à abandonner. Il gère sa ferme avec méthode, se tient au courant des évolutions et des progrès techniques.
Maintenant, ils ne sont plus que tous les deux, aussi tout est simplifié, plus besoin de prévoir, de manager. Elle apprécie avoir le temps, ne plus être contrainte de courir. Et même avoir du temps pour elle, pour lire, tricoter, faire des mots croisés et autre jeux qui stimulent ses neurones. Elle s'est découvert une passion pour l'aquarelle. Une fois par semaine, elle participe à un atelier. Elle est surprise de progresser dans la maitrise des techniques de base, apprendre le dosage de l'eau, créer de beaux dégradés.
Perdre son temps à ne rien faire, cela aussi est nouveau. Avant, jamais elle se l'aurait autorisé ou alors elle se serait sentie coupable. Là, elle se laisse tomber dans son fauteuil, en se disant « C’est chouette de vieillir parce qu'on n'est plus obligé d'en faire beaucoup pour se sentir fatiguée. » Rester là, assise, près de la fenêtre elle feuillette distraitement un magazine et laisse son regard errer dans la rue. Petit moment de rêverie.
Subitement des voix aiguës, des voix d'enfants, c'est la sortie de l'école. Ils ont besoin de se défouler, ils courent, ils crient, des sacs volent en l'air, parfois, elle assiste à des disputes. Dans son souvenir la sortie d'école était plus calme, ils devaient marcher en rang, bien se tenir ! C'était ce que toujours on leur répétait.
Elle sourit en voyant un homme qui pousse une poussette. C'est un peu incroyable pour elle de voir des hommes s'occuper de leur bébé.
Ah ! C'est Louis qui fait du bruit. Ce pauvre Louis, il tient à peine debout. Il y a du vent dans les voiles. Il dit boire pour oublier mais il va encore revivre sa guerre d'Algérie.
Deux ados passent sur leurs vélos, ils font une roue arrière. Ça ne doit pas arranger les vélos ! Mais ce qu'elle ne supporte pas ce sont les rodéos en moto.
Elle est ravie quand elle surprend deux jeunes en train de s'embrasser dans le coin de la porte du garage de l'épicerie. Elle les regarde avec envie, elle se réjouit de les voir aussi libres, elle les pense heureux, si on avait eu cette légèreté !!
L'animation de la rue est pour elle une distraction, c'est un spectacle permanent qui la renvoie à sa jeunesse, à ce qu'a été sa vie, à ce qui change.
La rue est aussi une invitation à partir, à voyager, elle qui a toujours vécu dans ce village, dans cette maison. Peut-on dire qu'elle éprouve une nostalgie, voire du regret de ce qu'elle n'a pas vécu ? Quand elle voit à la télé des reportages sur le pôle nord, les Inuits ou sur l'Amazonie, elle rêve de voyage, de rencontrer ces peuples. Enfant, elle aimait l'école et elle aurait aimé être institutrice ou même infirmière, mais sa vie était là.
Peut-on arriver à la fin de sa vie sans éprouver des regrets ? « Oser » ce verbe était pour elle un interdit. Parfois, elle est envahie par des « si j'avais su » ou « j'aurais dû. » Mais, très vite, quand ses pensées prennent ce chemin, elle se lève, s'agite. Ne pas se laisser envahir par la morosité ! Elle va dans la cuisine boire un verre d'eau, revient dans le séjour et s'arrête devant la fenêtre côté cour. Son regard se porte sur les tracteurs dont les roues sont aussi hautes qu'elle. Cela n'a pas été toujours facile, mais elle a le sentiment d'avoir réussi. Finalement, au fond d'elle-même, elle est fière des difficultés surmontées, de ce qu'elle a fait pour sa famille, pour ses enfants, ses petits-enfants.
« C'est ma vie » se dit-elle.