J’ai leurs numéros, leurs témoignages, oraux pour l’instant, entrecoupés d’éclats de rire, deux bonnes vivantes, septuagénaires en pleine forme, décidément l’âge repousse ses limites. Elles ont tellement ri de la « scène » comme elles disent qu’elles en parleraient pendant des heures, j’ai dû les arrêter, il fallait bien que je reprenne la route, la partie d’échecs gâchée ne m’enlevait pas ma petite heure de route pour rentrer.
- Laurent nous connait bien, vous savez, nous sommes des plus discrètes quand il faut, mais là, franchement…
- Oui, Augustin, quel joli prénom d’ailleurs, vous nous avez donné une place de choix, quel observatoire naturel vous nous avez fourni là, il y en a qui pairaient cher pour un tel point de vue !
- Notre rêve, un remake de Fenêtre sur cour, deux voyeuses au lieu d’un, à écouter les conversations qui ne nous sont pas destinées, à imaginer les drames qui se nouent…
- Et nous avons failli nous laisser prendre, solidarité féminine, cette Jacqueline éperdue d’amour, nous la comprenions si bien en vous voyant, charmeur mon cher, c’est votre faute aussi !
- Ça allait, nous compatissions, jusqu’au chantage, là c’est du pas possible, elle a visé trop bas, impardonnable, même pour une amoureuse éperdue. Et le respect ?
- Oui, le respect, qu’estce qu’elle en fait ? Elle ne va quand même pas aller emmerder votre femme, passez-moi la grossièreté… autre solidarité féminine, elle a rien demandé votre épouse…
Vous aurez compris que je n’ai pas eu voix au chapitre. Ni Laurent. Un tourbillon de volubilité en tandem…
- Alors, c’est clair, Augustin, bien évidemment que nous allons vous soutenir, et écrire ce que nous avons entendu…
- Un témoignage écrit, si une plainte se profile…
- Mais à une condition… et ce n’est pas négociable !
Ouahhh, je me disais bien qu’il y avait un loup… c’était trop beau…
- Que vous nous montriez les lettres qu’elle vous a envoyées !
- Les lettres, où tu as pris ça ?
- Mais si, souvienstoi, quand elle lui reproche de l’avoir séduite, il parle de lettres qu’elle lui a envoyées, des lettres bizarres. Et, toi tu fais ce que tu veux, mais moi je veux absolument les voir, ces lettres ! C’est ma condition !
- Mince, il faut que je fasse attention, ce détail avait échappé à ma vigilance, estce que je vieillirais ? Mais, évidemment, tu as raison, il nous faut ces lettres, et nous écrirons tout ce que nous avons entendu.
Donc, là, il faut que je sorte de ma réserve, elles sont trop bien ces deux petites dames !
- Mesdames, dès que je suis rentré chez moi, je vous envoie une copie de ces lettres. Votre discrétion légendaire fera que, bien sûr, vous ne les divulguerez pas, mais je m’amuserais beaucoup que vous en fassiez un roman.
- Un roman, certainement pas, mais une nouvelle, pour l’atelier, nous manquions d’imagination.
- Vous écrivez, c’est vrai ?
- Oh, en amatrices, ils proposent un atelier d’écriture dans cette jolie librairiecafé, alors, de temps en temps, ça nous distrait.
- Et à deux mains ?
- Nous n’avons jamais essayé, l’occasion fait le larron.
- Eh bien, mesdames, je vais me sauver, j’ai mon content d’émotions pour aujourd’hui. Je vous laisse mes coordonnées, et il me faut les vôtres pour vous envoyer les lettres. Et, estce que je pourrais me permettre de vous embrasser ?
- Tout le plaisir est pour nous ! Solidarité, pas que féminine…
- Yes, merci ! we keep in touch…
La route, pour une fois, n’est pas trop longue pour digérer mes émotions du jour. Tout ça pour une partie d’échecs, nulle en plus !
Me laisser avoir, comme un bleu.
Certes, je m’exposais en allant retrouver Laurent, c’est sa sœur, même s’il ne la porte pas tant que ça dans son cœur, mais les probabilités que je la rencontre, fortuitement, se décuplaient.
C’est pas qu’elle ne soit pas désirable, la Jacqueline, elle n’a rien d’un laideron, et il m’en faut bien peu pour émoustiller mes sens, elles ont raison, les deux dames, de me traiter de charmeur.
Mais c’est allé trop loin, franchement, pas ce dont je rêve en ce moment.
Je ferais mieux de me tenir à carreau quelque temps, j’envoie les lettres, je reçois les témoignages, et basta.
Nada.
Ne plus me manifester, rester tranquillement chez moi, je vais éviter la ville quelque temps, ça finira bien par se calmer.
Et pour le diner de Philippe, je vais bien trouver une excuse. Pas le moment de prendre des risques. Je pourrai toujours l’inviter avec sa sœur et Laurent, un peu de campagne leur fera du bien, Laurent a compris la vertu de la discrétion.
Carole s’éloignera de son château, et moi du psychodrame à la mords-moi-le-nœud ! Les bobards, et compagnie, j’en ai soupé !!!