EUX
Des pavés sous le sable
Nouvelles (2019-20)
Entre deux mondes 2
Les filles et leur père ! 5
Le remplacement 10
Combat de fauves 15
En avant la musique 20
Entre deux mondes
Il y a un mois, Georges a eu 65 ans. Inconcevable pour lui de les fêter en famille à Paris. Besoin d’autres horizons, de retrouver un brin de sa jeunesse conquérante. Pour oublier surtout sa face ingrate d’homme abimé, ça ne pouvait être qu’au Sénégal où il connait les lieux de plaisirs et de commerces en tous genres. Là-bas il pourrait forcer le destin.
Il est revenu transformé, presque amoureux, c’est terrible. Amoureux de quoi, il ne sait pas très bien. Peut-être de sa jeunesse ? Elle le fascine. Elle n’a même pas dix-huit ans.
Que fait-il donc à Deauville ? Il devrait être à Paris, prêt à reprendre l’avion. Il a du mal à se raisonner. Depuis un mois il ne pense plus qu’à elle, à la rejoindre. Dans trois jours. Son billet aller est pris mais il est piégé ici. Regagner Paris en train, plus question d’y penser… c’est à elle qu’il pense, le reste n’est que détail matériel. Tout se mélange dans sa tête. Se faire un café, ça le réveillera, il a mal dormi. Par la fenêtre de la cuisine Georges observe les arbustes malmenés par les rafales de vent. La machine à café ronronne, il pense au chat que sa mère malade a dû laisser à une voisine. Est-ce que Laure-Alice est au courant ? Elle pourrait le prendre, le chat de sa grand-mère, elle l'adore.
La grève c’est du sérieux, la radio le redit à l’instant : « … le mouvement se durcit et s'étend à presque toute la France. Gares désertes, voyageurs bloqués aussi dans certains aéroports en France et à l'étranger… », Georges n’écoute plus, il sait que les vols Paris-Dakar ne sont pas touchés. Son histoire le dépasse, tout au Sénégal l’a dépassé. Il partait pour retrouver un peu de jouvence, faire des nouvelles rencontres, « money sea sex and sun » et dès le début il a marché sur un nuage, décrochant un joli contrat pour son affaire d’importation de tissu avec un nouveau venu sur le marché, une surprise totale. Et puis il y eut le dancing et la petite nouvelle. Pour un peu il aurait bombé le torse comme à 25 ans quand il entrait sur le ring. Elle était très jeune, son manque d’assurance crevait les yeux. La fille n'avait pas encore acquis ces habitudes des professionnelles qui, au fil des années, rendent le commerce charnel à la fois convenu et insipide pour les clients. Quand il s'était réveillé dans la nuit elle lui était apparue comme une de ces belles endormies de Kawabata. Un corps tendu et souple à la fois, lisse et mat qui le rendait fou. Le matin elle avait filé vers la salle de bains ; il l’avait suivie, il la voulait. Elle s’était laissé faire, sous la douche. Avec elle, il retrouvait une nouvelle jeunesse. Il se savait attiré par des femmes de plus en plus jeunes, mais celle-là était mineure. En son for intérieur il ne se défendait même pas contre la lueur de turpitude qui aurait pu obscurcirson euphorie ; cela pesait si peu face au regain de virilité qui l’avait envahi et réconcilié avec lui-même.Ces épanchements intérieurs sur la différence d’âge, il les chassait d’un battement de cil agacé : « C’est une fille nubile, quand même, il ne faut pas exagérer – j'ai ma dignité, je ne suis pas un pédophile. »
Georges n’a pas toujours été adepte du tourisme sexuel, un lien avec l’Afrique devenu addictif il y a une douzaine d’années après son grave accident de voiture. A cinquante ans passés, il a dû dire adieu à sa belle gueule de séducteur. Les cicatrices au visage, le nez déformé à la base de l’œil droit, adieu les conquêtes féminines. Mais il savait qu’en Afrique c’est autre chose. Beaucoup sont prêtes à tout pour un peu d’argent, moins regardantes sur le physique et l’âge des hommes et pourtant parfois plus jeunes que Laure-Alice, sa propre fille. Mais enfin, se disait Georges, pourquoi s'embêter avec l'âge de notre progéniture, on n’en sort plus ! Les amantes, c'est autre chose. Sa fille, il le faut qu’elle vienne le chercher, c'est tout.
Allez, une douche rapide et je passe au Cyrano voir un peu ce qui se passe dans ce pays de feignants. Le Cyrano, c’est le café-brasserie du coin, son QG ; les nouvelles, les potins du quartier se passent ici. Georges a pris goût à la petite ville bourgeoise et huppée de la côte normande au point de projeter d’y acheter une maison comme des amis, des commerçants parisiens comme lui, qui ont pris racine ici depuis plusieurs générations. Il s’habille, met sa veste et son chapeau. Il faut qu’il sorte. L’air de la mer me fera du bien. Un tour sur les Planches et je téléphonerai à Laura. Mes cigares, merde, où sont passés mes cigares ? Il a bien le droit d’en fumer un, non ? Sa fille est toujours à le rembarrer là-dessus.
La pluie s’est calmée, seule persiste une légère bruine. Georges ne déteste pas cette atmosphère un peu nostalgique. Le chapeau à larges bords et le cigare sont devenus plus qu’une habitude ; il a presque oublié que le nuage de fumée et le couvre-chef servent à masquer l’œil et le nez abîmés. En face de lui, Jimmy perché sur un escabeau taille les haies du jardin. Regards croisés, signe de la main accompagné d’un sourire et d’un « Bonjour monsieur Maleysson » auquel il répond en effleurant à peine le bord de son chapeau, un code qui signifie qu’il n’a pas envie d’engager la conversation. Avec lui on en a vite pour une demi-heure, il n’est pas d’humeur. Dans la résidence on commence à le connaître, il vient chaque mois ou presque rendre visite à sa mère malade.
Il l’aime bien ce gardien. Il a fait de la boxe aussi. C’est un battant, pas une feignasse comme certains, et en plus attentif à tout le monde. L'autre jour, Georges parlait de Laure-Alice avec lui. Jimmy, il a combien? Tout juste 40 ans. Elle, 27 ans, et c’est encore à moitié une ado. Elle loupe pas une occasion de faire chier son père. J'exagère, c’est ma darling, c’est ma fille, l’est pas mauvaise, mais il faut toujours que ça s'oppose, que ça critique, y a rien à faire, sans cesse à me tacler, à m'accrocher. Jimmy dit que c'est comme ça les filles avec leur père ; sa sœur c'est pareil. Moi je suis pas d'accord. Les gars oui, mais les filles en général c'est gentil avec leur papa, on dit même qu'elles sont amoureuses de lui. Il sent tellement de distance avec sa Laura ! Son agressivité lui fait mal. Il aimerait qu’ils soient plus proches. Sans doute aussi à cause de la maladie de sa mère pour qui il ne sera bientôt plus qu’un étranger. Un bruit de klaxon le fait sursauter, il allait traverser la rue sans regarder ; ces hybrides on ne les entend pas arriver. Chaque fois qu'il lui propose de partager une expo ou de dîner en tête à tête, elle répond qu'elle est occupée. A quoi donc ? Bah les copains les copines ou un rendez-vous qui pourrait aboutir à une piste de boulot. Ses explications ne sont jamais claires, ça ressemble plutôt à quelqu'un qui connaît quelqu'un qui... Une fois j’ai cherché à creuser, j'ai demandé : « Tu sais ce que tu veux faire avec ta formation en droit des organisations humanitaires ? » Elle m'a répondu que ça ne me dirait rien – elle me prend vraiment pour un débile – « oui enfin c'est des organismes qui travaillent pour les droits de la personne humaine », qu'elle m'a dit. « Les quoi ? » « Tu sais, on ne dit plus droits de l'homme, rapport à la parité homme-femme. » Je suis resté bouche bée. Jusqu’où peuvent aller les revendications féministes, je n'y comprenais plus rien !
Des rayons de soleil transpercent à présent les ilots épars de ciel bleu. Dans quelques minutes le vent aura nettoyé le ciel. Deauville reprend des couleurs et du relief et Georges se sent du baume au cœur. Arrivé devant le grand hôtel Normandy, il regarde les joggeuses dans leurs tenues moulantes colorées. Le jogging sur le front de mer, c’était le seul plaisir de Laura, du temps où elle venait encore chez sa grand-mère… Je sens bien qu’elle ne me dit pas tout. Un soir, elle avait accepté mon invitation, une première ! Elle était fière de confier à son daron que Greenpeace l’avait recrutée. J’étais aussi fier qu’elle et rassuré qu’enfin elle démarre dans la vie avec un tel poste. C’était il y a … deux ans, maman avait encore toute sa tête.
Sous ses yeux, en face des Planches, s’étend l’immense plage. Un sable plus jaune qu’au Sénégal, moins fin aussi et … là-bas il y a cette vie sucrée qu’il va bientôt retrouver.
Allez, appeler Laure-Alice. La convaincre de venir le chercher car pas question de voyager avec un inconnu de Blablacar ; c'est ce que sa fille suggère d’emblée. Lui répond : « Penses-tu, tout est déjà complet, j'ai regardé, bien sûr ! » Un bateau. Il n’a pas envie de passer pour un ringard à la traîne des nouvelles technologies. Pour un vieux ! Avec elle, c'est donnant-donnant, alors il lui propose de venir avec des potes, ils pourraient s'installer deux jours, pas de problème, il y a de la place.
— Affaire à régler à Dakar… un avion à Roissy… avril à Deauville, toi qui aimes la mer… et puis tu verrais Misti, tu l’aimes ce chat.
— Écoute, l'idée de venir dans cette ville de bourges pleins aux as qui ne savent pas quoi faire de leur fric, je t’ai déjà dit non. Si au moins tu m'aidais. C’est chaud depuis que j’ai quitté Greenpeace.
— Mais tu ne m’avais pas dit ! Si tu viens me chercher, ce ne sera pas pour rien, je te promets.
(bruits autour d’elle)
— Je dois… je te rappelle...»
Georges quitte le front de mer et se dirige vers le centre. Quand il entre au Cyrano, tous les regards, des serveurs, des clients, sont rivés à l’écran de télé. Un flash d’information tourne en boucle : à l’aéroport Roissy CDG des militants d’une organisation nommée ‘Degré zéro‘ se sont collés à la carlingue d'un avion et, dans le hall d’un terminal, des jeunes gens se sont enchainés, allongés par terre. Il est sûr de l'avoir reconnue. Elle fait partie du groupe d’activistes. Il retient sa respiration.
Les filles et leur père !
Dix ans après, je regrette encore ce que j’ai fait à mon père. Non pour le mal que ça lui a causé sur le coup mais pour la tournure qu'a prise sa vie à cause de moi, Laure-Alice, dans les années qui ont suivi. Je lui ai pardonné certaines choses depuis, car alors je ne savais pas tout de ses secrets. À cette époque j'habitais seule avec lui, j'avais 17 ans. Je ne supportais plus ses faux-semblants et cette indécence qu’il cultivait à s'afficher sans scrupule. Je ne supportais pas son orgueil, ce petit ego de mâle blanc qui profite de son fric. Maman non plus n’avait pas supporté son silence et son mépris mais elle avait choisi la dépression plutôt que l’affrontement et quitté la maison. Combien de fois je l’ai vue pleurer !
Il revenait de ses voyages pour le commerce de tissu de plus en plus souvent accompagné d’une jeune femme africaine. C’était soi-disant des amies d’amis commerçants africains. Si moi à douze ans je m’étais laissée berner par son discours, maman elle n’était pas dupe. Mais elle s’était laissée couler, incapable de se battre et de demander le divorce. On m’avait alors mise en pension. De retour de l’internat aux grandes vacances, je retrouvais presque chaque fois mon père avec une femme, une nouvelle qu’il insistait pour me présenter comme son égérie. En grandissant je comprenais de mieux en mieux. C’était une maitresse, bien sûr ! Quoi d’autre ? Des filles d’une vingtaine d’années, superbes. Traits fins, corps longiligne, allure gracieuse, peau noire. Elles disaient « non, caramel-chocolat ». Elles avaient quelque chose de noble qui m’impressionnait. Et que j’enviais. Il voulait me faire croire que ces beautés venaient en France pour l’aider à anticiper les tendances de la mode. On devait recevoir la fille comme une invitée VIP. A la maison il tenait à ce qu’elle loge dans la chambre d’amis. Il lui faisait visiter la capitale, et puis ils allaient passer du temps sur la côte près de Deauville où il a son réseau d’amis et où Grand ’ma habite. Ensuite on ne la revoyait plus et l’année suivante le même cirque recommençait avec une autre.
Cette fois-là il avait ramené une fille qui se prenait pour une vraie princesse. Après les présentations habituelles, c’était clair. C’en était pitoyable, la fille en profitait, je la revois encore un petit sourire collé aux lèvres, mi ironique mi satisfait qui semblait me toiser.
Et c’est vrai que la fille était mortelle. Elle aurait pu sortir d’une couverture de magazine ! Ses yeux éclairaient sa peau sombre. Ses lèvres cachaient des dents parfaites, alignées au cordeau comme les miennes mais moi, avec mes 17 ans et ma peau trop blanche, je me sentais presque moche. Je passais pourtant pour la fille la plus canon du lycée !
Il était aux petits soins pour elle. Je ne l'avais jamais vu aussi affable avec des invités. Enamouré serait plus juste. Un matin il était revenu avec des viennoiseries et avait lancé tout guilleret : « Spécialité, la baguette parisienne croustillante. Et attention, chauds les croissants ! » Pendant le petit déjeuner il n’avait d’yeux que pour elle, je comprenais maintenant l’expression avoir des yeux de merlan frit. A côté, je comptais pour du beurre, pour tripette, moins que rien. Une merde. Je n’existais pas. Si elle le lui avait demandé il aurait rampé à ses pieds, renié père et mère Il m’aurait déshéritée. Je suis sûre qu’on pouvait lire mon effarement sur ma mine ahurie.
Un instant, son regard rivé sur elle se détacha et croisa le mien, glacial et brulant à l’intérieur.
« Qu'est-ce que tu as Laura ? Tu as l'air déconfite comme si je t'avais forcée à avaler l'eau de la baignoire. Ça ne te fait pas plaisir ce croissant ? »
Je l'aurais bouffé, mon père ! C’était la goutte de trop. Je repoussai mon assiette et son croissant en quittant brutalement la table. S’il croyait pouvoir m’amadouer avec ce morceau de pâte feuilletée doublement cornue ! Est-ce qu’il le faisait exprès ? Un jour viendrait où ce croissant lui resterait en travers de la gorge, je me le jurai.
Quand je pense qu’enfant je rêvais qu’il m'embarque dans ses bagages. Il m’avait emmenée avec lui en Afrique une seule fois. J’avais 10 ans et demi. Cela avait été huit jours de vertige, de sensations nouvelles, les yeux et les oreilles grandes ouvertes sur les terrasses et les marchés, dans les échoppes des épiciers et des artisans, sur les plages de sable qui bordent des villages bas aux ruelles poussiéreuses où les enfants tapent dans des boites en guise de ballon au milieu des marmites fumantes et des bassines de friture glanée le matin auprès des bateaux de pêche. Chouchoutée partout et par tout le monde, je m’étais sentie tellement fière aux côtés de mon père.
Il n’avait pas l’air de voir dans quel état me plongeait son attitude. Qu’il se moque de moi, en plus devant cette fille, sa maitresse, m’était insupportable. Il avait le culot de la prendre à témoin. « Il faut être indulgent avec ma petite Laura. Ses montées d'adrénaline lui passeront quand elle aura fini son adolescence. Surement des poussées hormonales… une chose assez féminine, non ? ». Sa méchanceté envers moi et son aveuglement pour cette fille étaient désespérants. Comment pouvait-il être aussi nombriliste ? Comme si sa réussite matérielle et ses succès féminins l'avaient rendu étanche aux choses humaines, hormis celles qui faisaient vibrer sa virilité. Seul avait l’air de compter pour lui ce qui entretenait son image de mâle dominant : bracelet et chaîne en acier, bague jonc à saphir, lunettes Gucci et grosse montre suisse. Et puis bien sûr il y avait son 4 x 4 – il avait hésité entre un Audi Q7 et un BMW X4. C’était auquel ferait le plus d’impression. Le truc du mec qui en a, quoi ! Quand on faisait la route entre Paris et Deauville, je serrais les dents à l’idée de monter dans cette caisse. Je me calais à l’arrière pendant tout le trajet et m’isolais dans mon monde avec ma musique. Je rêvais parfois de lui rayer les portières ou de lui crever les pneus.
Ce qui a mis le feu aux poudres s’est passé à Deauville justement, où on est allé passer les fêtes de fin d’année chez Grand ’ma. Au départ j’étais plutôt contente, j’avais du plaisir à voir Grand ’ma, même à 17 ans, et mes cousins devaient être là aussi, avec mon oncle et ma tante. A un an près on a le même âge. Mais le 30 décembre, c’est la tuile, ils doivent repartir chez eux à cause d’une urgence. On reste nous trois et une vieille amie de Grand ’ma. Je me sens toute conne, j’ai l’impression de tourner en rond dans une cage. Passer la soirée du réveillon seule avec eux, je ne l'imagine même pas. Alors quand dans l’après-midi je croise Jimmy – c’est le gardien de l'immeuble – et qu’il me demande si je ne voudrais pas les rejoindre lui et ses potes – il précise « il y aura aussi des filles, t’inquiète, et on n’ira pas loin, dans un bar du centre», je ne dis pas non. Jimmy, il a même pas la trentaine. Plutôt beau mec. Il connait bien Grand ’ma. Il monte souvent prendre le café chez elle et ils tapent la discute tous les deux. Je dis ok pour les retrouver à 23h dans le hall. L'idée c'est de sortir faire la fête quelque part dans le centre.
A table le soir, quand le moment arrive de dire que je ne resterai pas jusqu'au dessert parce que j'ai envie de sortir, je vois tout de suite mon père se cabrer et froncer les yeux en rentrant le menton dans son cou. Grand ‘ma me lance un gros clin d'œil et fait sa petite bouche qui signifie « T'inquiète Laura, tu l'auras à la fin ». Mais mon père ne me lâche pas. L'interrogatoire ne tarde pas.
— Tu sors !? On peut savoir avec qui ? Tes cousins sont partis.
Je m'emberlificote un peu.
— Ben... avec les copines du gardien.
— Le gardien, Jimmy ? Avec ses copines … et ses copains ?
Je me tourne alors vers Grand 'ma pour me sentir un peu soutenue.
– Tu me regardes s'il te plaît !
Il hésite, je le sens, balançant la tête à droite et à gauche. Grand 'ma vient à ma rescousse.
— C'est une bonne idée, Georges. Jimmy c'est un gentil garçon. Et Laura, c'est de son âge d'être avec des jeunes !
Mon père me fixe et m’assène sèchement :
— Je te donne la permission de minuit parce que c'est le nouvel an. Mais, dès que vous vous êtes fait la bise à minuit, tu rentres. C'est compris ?
— M'enfin, je vais quand même pas rentrer comme ça sans trinquer et boire à la nouvelle année. Et puis on va danser. Je suis presque majeure.
Là, il se met à bouillir, tape du poing sur la table, une vraie brute, comme s’il n’avait personne autour de nous :
— Tu vas m’obéir ! Je suis encore ton père et tu es encore mineure !
Il me fait peur, on dirait presque un fou.
Il veut m'interdire de m'amuser, lui qui se permet tout avec ces filles ! C’est là que le croissant me revient. Je dis que je préfère pas sortir alors. Je rumine déjà une vengeance.
La tension retombe, Grand 'ma vient me consoler et me persuade d'y aller. « Tu sais, les parents souvent c'est con, mon père était comme ça aussi. Ils ont peur de perdre leurs enfants. Il faut juste leur apprendre à avaler la pilule. » Ça me fait sourire. Du coup je décide que j’irai.
Le 3 janvier mon père doit partir pour Paris prendre un avion. Encore le Sénégal, bien sûr. C’est terminé, il va arrêter ça. Je vais arrêter ça. Je vais faire en sorte qu'il ne parte pas. Contrecarrer ses plans. Qu’il ne rejoigne pas ces filles trop belles et trop jeunes pour lui là-bas. Pour une fois, lui non plus n'aura pas la permission de minuit.
Cette nuit-là je suis rentrée à minuit et demi. J'ai obéi comme une gentille petite fille à son papa, je me suis privée de profiter de la fête. Il a été très satisfait quand j'ai repassé le seuil de l'appartement.
Le lendemain j'ai croisé Jimmy. Il avait peu dormi mais étonnamment il était en forme. Il m'a parlé d’herbes un peu spéciales que ramassait une amie à lui. « J’en ai pris une qui met le feu, mais il y en a d’autres… tu aurais pu être tranquille avec ton daron pour le réveillon. Une goutte et il dormait jusqu'à midi ! »
Ça pourra toujours servir, je lui ai dit.
Le matin du 3 janvier je me suis levée plus tôt que d'ordinaire. Je suis allée acheter des croissants et j'ai préparé du thé pour Grand 'ma et moi et du café pour lui. Tout à l’heure il s’endormira ici. Il ne prendra pas la route et pas son avion. Il n’ira pas rejoindre ces filles.
« Tiens papa, du café et des croissants. C'est ton dernier jour. »
J’avais osé. Je sentais mes muscles se relâcher comme des guimauves. Lorsqu’il me répondit :
— Merci Laura, je prendrai tout ça tout à l’heure. Je préfère préparer mes affaires d’abord.
Et il met le café au chaud dans son mug isotherme. Grand ’ma et moi, on prend notre petit-déjeuner. De la cuisine je guette le moment où il va revenir et un quart d’heure après je l’entends qui arrive avec son sac et sa valise dans l’entrée.
Il nous annonce qu’il va partir maintenant. Autant ne pas trainer ici puisqu’il est prêt et qu’il y a peut-être du monde sur la route. Là-dessus il prend ses croissants et son mug de café.
Je suis prise de court, je ne sais pas comment réagir. Je ne peux quand même pas lui dire Euh papa, ne pars pas, j’ai mis du somnifère dans ton café ! Coincée, je me sens mal, les pensées se bousculent dans ma petite tête, cherchant une issue à la situation. Mais tout va très vite.
— Je vous appellerai une fois arrivé.
Il nous embrasse et s’en va. Je réalise la gravité de la situation. Je me dis que je vais lui téléphoner très vite. Je trouverai bien une idée… par exemple que la jauge d’essence marche mal, qu’il est presque à vide. Ou bien que j’ai remarqué que les pneus arrière sont mal gonflés…
Je l’appelle. Il décroche mais raccroche presqu’aussitôt. Il ne peut pas me parler, il n'est pas en mains libres. Finalement il me rappelle. Il me dit qu’il a profité de s’arrêter pour se sustenter avant de prendre l'autoroute. Le café était encore chaud, le croissant excellent. C’est moi qui me sens maintenant comme une chambre à air dégonflée.
— Papa, tu dois absolument t'arrêter dès que possible – tout d’un coup j’ai une idée d’enfer – tu dois te reposer une bonne heure avant de reprendre la route, Grand ’ma et moi on a l’impression qu’on va s'endormi... comme s'il y avait quelque chose dans le café… c’est bizarre. Tu ne te sens pas fatigué toi ?
— Comment ça ? Je me sens en pleine forme, moi, ne t'inquiète pas... Tu ne veux quand même pas que je loupe mon avion ! Allez, je te rappelle tout à l’heure. Et il raccroche.
A l’hôpital avec Grand ’ma on ne l’a pas reconnu. Il faut dire que la moitié de sa tête était enrubannée de gazes. Le 4 x 4 avait dit bonjour à la glissière de sécurité et l’avait enveloppée pour se retrouver cul par-dessus tête dans un champ. Les yeux et le nez de mon père en avaient pris un sacré coup, il garderait des séquelles à vie, même après des opérations de chirurgie mais il pouvait encore parler.
« Je vais vous avouer quelque chose. J’ai failli mourir, alors autant tout vous dire. Finis les secrets. Tu ne le sais pas Laura mais tu n’es pas ma seule fille. J’ai eu d’autres enfants en Afrique. Que des filles, tu les connais.
Le remplacement
On pressentait l'envol imminent du printemps. Ce qu'il restait de trace de l'hiver, la fine couche blanchâtre qui recouvrait encore certains matins les champs de course serait bientôt oublié. Nonchalant, Solal évoluait dans la solitude et le vide de la maison de maître qu'un ami avait eu l'amabilité de lui prêter. Il avala d'un trait ce qu'il restait de sa tasse de thé vert puis consulta une nouvelle fois le dernier mémo qu'il avait reçu du bureau des missions avant qu’il devienne illisible. Entre lui et son ange-gardien qu'il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, on n'usait que de l'écrit, plus sûr que les conversations qui risquaient toujours d’être écoutées. Les écrits, réputés pour laisser des traces avaient maintenant le pouvoir intrinsèque de s'autodétruire lentement après lecture. Un effacement progressif qui laissait le temps de pallier ses éventuels défauts de mémoire.
Ses instructions lui apprenaient quelle était sa cible : un certain (ou une certaine) M dont la frénésie de dépenses était devenue si insatiable qu’il (ou elle) perdait toute valeur pour l'Organisation en perdant l’atout majeur de la discrétion. Idiotisme invétéré ou arrogance congénitale, allez savoir, en ne respectant plus la règle, M dérogeait à ses obligations. On allait le lui faire sentir de manière radicale, quoique non violente. Etait arrivé le temps d'agir.
Grisé.e par un train de vie qui lui faisait perdre toute mesure, M ne se doutait de rien malgré plusieurs rappels à l’ordre – restés sans effet – et des tentatives de contact restées lettre morte ; rien de concret qui lui permette d'imaginer que son avenir pouvait être menacé à court terme et sa situation en passe de basculer d'un moment à l'autre. Sa mission à Deauville consistait à fournir des renseignements sur l'activité et les possessions de personnes en vue, susceptibles d'influer d'une manière ou d'une autre sur la politique de la ville, voire de la région ou proches des sphères du pouvoir central. En bref M devait surveiller les relations des personnes qui possédaient un gros carnet d'adresses et un réseau d'influence, sans éveiller de soupçon.
L'organisation gratifiait – à raison – la qualité de ses informations en lui facilitant certaines acquisitions grâce à des aides financières. Mais M avait trop tendance à l’ostentation et ne savait pas maitriser ses appétits ; qu’il dépense sans compter au vu et au su de tout le monde, cela mettait l'Organisation en danger. C'était une faute lourde.
Depuis que sa petite affaire de chiens de traineau a pris de l'essor, Martine n'a plus besoin de fournir autant de prestations chez des particuliers pour du service lors de réceptions ou simplement pour du ménage ou du repassage à domicile. Elle a seulement conservé quelques clients sur Deauville pour lesquels elle garde, sinon de l'affection, du moins un attachement complexe, subtil, ce qui est le cas pour les Maleysson : la fille d’abord, Laure-Alice, avec qui elle a noué une complicité de longue date, une relation presque maternelle qui compense l’éloignement de sa propre fille ; le père Maleysson ensuite avec qui elle a une longue histoire de conflits et de confrontations, mais elle n’a jamais faibli dans l’affirmation de sa dignité de femme. Face à cet homme parfois brutal, aux manières souvent déplacées, voire au début de leur rencontre à ses assauts physiques répétés envers elle, elle a tenu tête sans jamais lâcher, et c’est la fierté de Martine. En réussissant à s’imposer en résistante qui fait face sans désarmer, c’est comme si elle s’était hissée à égalité de cet homme riche et influent sur la place de Deauville. Quitte à rester employée à son service, elle n’allait pas abandonner le plaisir jouissif de se sentir puissante à ses côtés.
Avant de pénétrer dans la brasserie Le Cyrano, Solal jeta un regard circulaire autour de la salle. A cette heure-là le lieu était assez fréquenté. Il n'eut pas de mal à la reconnaître ; elle était assise contre la vitre qui faisait face au bar, une place centrale d'où elle pouvait fixer les allées et venues des clients. Comme on la lui avait décrite Martine était de celles qui aiment se faire remarquer des hommes. Avec ce genre de femmes sa stratégie était éprouvée : il suffisait qu'il s'assoie dans leur champ de vision, à quelques mètres, pour qu'il s'entende adresser la parole en moins de trente secondes.
— Vous êtes nouveau dans le secteur ? lui lança-t-elle bille en tête dès qu’il se tourna vers elle. Il se dit qu’elle devait le prendre pour un commercial en tournée. Il n’allait pas la détromper, il la gratifierait – comme l'otarie en spectacle reçoit un gros poisson en récompense – de la confirmation de sa perspicacité, elle ne devait pas en douter.
— Dans le mille, ma belle, mon patron cherche un bon placement dans le coin, les chevaux peut-être. Tu m'as l'air de connaître du monde ici, tu permets que je te tutoie ?
— Monsieur est du genre direct ! On a oublié les bonnes manières mais pas d’être macho.
Elle lui adressa alors un rictus puis détourna la tête vers le plafond ; Solal sentit que cela faisait partie d’un jeu, qu’elle faisait mine d’être vexée qu'il n'y ait pas mis assez les formes. Les codes étaient les codes. Son effet réussi, comme escompté, il s’empressa néanmoins de rectifier.
— Mille excuses, je ne me suis pas présenté : Solal.
Martine l'écoutait en se laissant prendre par le charme qui émanait de sa personne : cheveux bruns, queue de cheval, front haut, sourcils marqués, lèvres épaisses, l'homme qu’elle avait en face d’elle dégageait, en un mélange puissant, une assurance maîtrisée, une noblesse d’attitude et une solidité masculine presqu’animale. Tout dans son allure contribuait à exciter sa curiosité et à attiser l‘attraction qu’elle ressentait. Chez cette race d'hommes Martine savait reconnaître le danger. Avec eux ce n'était plus elle qui tenait les rênes, trop souvent elle finissait piégée dans leurs filets.
Le lendemain elle était présente au rendez-vous qu’il lui avait fixé en terrasse pour prendre un verre en face du grand hôtel Normandy, au cours duquel ils échangèrent sur leurs passions respectives : l’élevage de chiens nordiques et les longues virées en bord de mer pour elle, mais aussi son plaisir à fréquenter les gens importants et à côtoyer le luxe ; la culture, les voyages et les courses de chevaux pour lui. Trois jours plus tard la réalité venait confirmer l’intuition féminine : elle passait du grand salon du Royal Barrière à la chambre du 3ème étage où il avait commandé à diner pour eux deux. Solal lui avoua la raison de sa venue. Pas d'histoire de placement financier ou de chevaux, ce n'était qu'un prétexte. Il lui raconta l’Organisation qui avait pour but de faire la chasse aux prédateurs sexuels et aux trafiquants de chair humaine.
— Rien que ça, des marchands d'esclaves ! Et toi tu es un peu comme les anciens chasseurs de nazis ?
— Tu ne crois pas si bien dire ; c'était notre combat jusque dans les années 2010, où il s’est éteint faute de survivants et puis avec toutes ces affaires de trafic sexuel on a décidé de faire de la traite des femmes notre nouvel étendard.
— Tu veux dire que ça existe ici, à Deauville ?
— Oui je suis venu pour faire tomber un certain Georges Maleysson. Tu le connais bien. On a des preuves irréfutables de son implication. Il donne le change bien sûr, il fait croire qu’il fait venir des africaines en tout bien tout honneur si j'ose dire… pour sa consommation personnelle. On le piste depuis des mois et je peux t'assurer que les jeunes femmes qu'il fait venir ne retournent jamais dans leur pays. D'où crois-tu qu'il tire sa fortune ? T’es-tu jamais posé la question ? Ce n'est pas avec ses petites affaires de commerce de tissus qu'il a pu s'acheter une maison sur la côte et un 4 x 4 de luxe.
Soudain beaucoup de choses s'éclairent dans l'esprit de Martine ; c'est vrai que ces filles à la peau noire disparaissent du jour au lendemain, mais elle a du mal à y croire : Maleysson, un marchand de femmes ! Et elle qui profite de ses largesses, elle se sentirait presque complice, c'est un peu le monde qui s'écroule. Comment a-t-elle pu ne rien voir ? « Qu'est-ce que tu vas faire ? Le dénoncer à la police ? »
Solal se sentait bien avec elle, si désinvolte et pleine de vie ; il aimait sa chevelure auburn un peu folle, la manière tendre dont elle remettait en place les boucles rebelles qui lui balayaient le front, indomptables comme elle. Quelque chose de sauvage, d'inapprivoisable qu'il aurait aimé posséder lui aussi. Il sentait que l'Organisation ne s’était pas trompée sur cette femme à la personnalité affirmée qui aimait à s'afficher aux côtés des acteurs du microcosme Deauvillais. Elle convenait à merveille pour ce genre de mission. Martine connaissait en effet bon nombre de gens importants, elle avait travaillé comme serveuse dans les grandes maisons pour des réceptions mondaines et elle était appréciée malgré sa nature originale. Elle tenait à faire sa place ici à Deauville. Rien à voir avec la petite société de Trouville, la commune d’à côté, plus fermée, plus limitée, un monde populaire sans surprise dont Martine aurait dû se sentir proche, vu ses origines simples et terriennes mais, à l'image de la baie qui s'étend du côté de Deauville sur plusieurs kilomètres, elle ne pouvait imaginer sa vie qu'ici, ouverte sur de grands horizons, une vie où elle arrivait à concilier son attirance pour le luxe de classe et sa passion restée intacte pour les grandes chevauchées le long du littoral sur son traîneau à roues, derrière ses chiens, au milieu d'une nature préservée.
Chaque fois qu'il est chargé de ce genre de tâches, Solal, héritier en ligne directe d'une longue tradition humaniste, ne peut pas ne pas se sentir tiraillé de doutes, mais avec Martine il est maintenant persuadé qu’il peut l'utiliser sans problème de conscience, même s’il se fait manipulateur en la trompant, parce qu’elle avalera de bon cœur l’histoire qu’il lui servira ; qu’elle ne peut qu’être sensible à la cause féministe qu’il va lui offrir. Là où réside son dilemme, c’est la question de la punition. Plutôt que punir, d’ailleurs, il préfère dire payer. Au fond de lui, lorsqu'il en mesure les conséquences c'est, qu'il le veuille ou non, un petit arrachement car il sait qu'il va faire du mal. Et c’est contraire à son éthique. Ce qui le gêne par-dessus tout ce sont les dégâts collatéraux que risque de provoquer l'addition qu'il va infliger.
— Je m'inquiète un peu pour la fille Maleysson, est-ce qu'elle est assez solide pour encaisser cette histoire, apprendre que son père est un salaud fini ?
— Je ne crois pas qu’il y ait trop de problème avec Laure-Alice, j'en suis presque sûre. C'est une fille très engagée dans les combats de société actuels. Elle n'a jamais supporté la vie dissolue de son père et même si elle risque d’être secouée d'apprendre qu'il participe à du trafic humain elle ne sera pas mécontente qu'il tombe de haut. Depuis son adolescence elle a toujours eu du mal à contenir sa colère contre lui, elle a même rêvé de lui saboter l'existence ; et elle l'a fait d'ailleurs quand elle avait 17 ans. C'est elle qui est à l'origine de l'accident qui l'a défiguré. Là, au moins, elle n’aura pas à se sentir coupable.
Solal avait un plan secret. La faille de Maleysson, c’était les voyages qu’on lui payait et son faible pour l’Afrique et les Africaines. Il allait exploiter cela pour monter cette histoire de trafic. Il n'exposa à Martine que ce qu'elle avait le droit de savoir.
— Pas la question de la police, non, car elle mettrait au mieux dix ans pour réagir. Non, c'est toi qui vas t'en charger si tu es partante. Le meilleur moyen de faire bouger les choses c'est de livrer Maleysson en pâture au grand public à qui tu vas révéler sa vraie nature. Il ne s'en relèvera pas. Tu vas diffuser des preuves autour de toi partout où tu vas, des photos qui le compromettent sans ambiguïté. Tu vois sur celle-là, il est dans le salon du grand hôtel Normandy avec des mafieux russes, ils sont bien reconnaissables. Au milieu, une de ces jeunes africaines qu'on ne reverra pas. Et il y en a d’autres. Mais d’abord, Martine, je dois être sûr de ton engagement et en quoi tu te sens concernée.
— Bien sûr que je suis concernée par ce genre d'horreur ! Tu ne penses pas que ça puisse me laisser indifférente ! J'ai l'impression, même, que c’est de l'avoir longtemps côtoyé de très près qui me donne une responsabilité, comme une obligation morale de dénoncer ses agissements.
— Parfait alors. Je ne te l'ai pas encore dit, nous avons un principe de fonctionnement. En échange de tes services – tu devras désormais surveiller d’autres personnes, je t’expliquerai – tu recevras un dédommagement matériel et financier. Mais une partie de l'argent qu'on te donnera tu le verseras à ta fille, qui en a besoin, tu le sais. Ça vous rapprochera, ça vous fera du bien à toutes les deux. Tu lui diras ce que tu voudras, tu trouveras.
Solal est arrivé au bout de sa mission. Tout s'est passé comme prévu, Maleysson va tomber. Martine va le faire tomber en croyant qu’elle agit pour la bonne cause. Et elle va prendre sa place. Sans même le savoir.
Combat de fauves
Les choses s'étaient précipitées et avaient pris une tournure que Martine n'attendait pas. Ce matin encore elle s'était réveillée décidée à jouer le grand jeu avec Maleysson. Elle se maquillerait et mettrait son corsage décolleté et sa jupe courte multicolore, le nec plus ultra pour elle de la femme fatale. Tant pis pour la promesse, qu’elle ne s'était jamais faite en réalité, de ne jamais céder aux avances de cet homme qui se croyait irrésistible et avait le culot de ceux qui ne doutent de rien. Cette fois c’est elle qui mènerait la danse. Sauf que c’est lui qui l'avait appelée ce midi, et ce n’était pas dans ses habitudes un dimanche. Un appel à l'aide urgent, en fait. Qui concernait sa fille, pas rentrée depuis la veille. Du coup Martine s’était rendue chez lui en jean T-shirt, comme d'habitude. Adieu rouge à lèvres et maquillage.
Maleysson, qui aimait bien toutes les femmes, avait un lien affectif pour elle. Une nature, cette Martine, avec son fort tempérament et sa sensibilité. Mais ce qui l'attirait peut-être le plus chez elle c'était sa fierté très féminine et l'indépendance qu'elle revendiquait haut et fort.
Laure-Alice avait eu une nuit très agitée. Dans son sommeil elle s’était retrouvée catapultée dans un autre monde, dans des rêves qui l’avaient fait naviguer entre ciel, terre et océan. Tantôt elle flottait dans les airs, tantôt elle glissait dans le vide à toute allure jusqu’à frôler la surface de l’eau puis, soulevée par une force inverse, elle remontait vers le ciel et la haute atmosphère, y croisait des satellites et continuait sa course si loin qu’elle pouvait distinguer le contour des côtes et celui des continents. Au milieu de la nuit elle s’était réveillée en sursaut. La lune éclairait l’intérieur de la tente à travers la fine toile qui laissait filtrer sa lumière. Un croissant de lune était visible. A ce moment elle sentit la chaleur d’un corps allongé près d’elle et perçut une odeur masculine, mais elle ne pouvait pas voir le visage enfoui sous un duvet. Laure-Alice ne se souvenait de rien. Des questions fusèrent dans son cerveau encore encombré des images et des sensations de son rêve : qui c’est ce mec ? Qu’est-ce que je fous là moi avec lui ? Je suis où ? Hier soir… non ça ne me revient pas. Ah si… de l’eau, la mer. Peut-être une fête ! Elle s’obligea à se rappeler qui elle était. Je m’appelle Laure-Alice Maleysson, j’ai 16 ans… enfin presque ! J’habite chez mon daron à… Paris, non à Deauville. En trente secondes elle avait fait le tour de sa situation, comme le Petit Prince sur sa planète minuscule. Elle n’avait jamais passé la nuit dehors de cette manière, dans une tente à côté d’un mec. Elle repensa à son père ; cela la fit sourire. Il avait dû l’attendre tard cette nuit. Soudain, sortie de sa torpeur, des fantasmes la traversèrent. Elle imagina qu’elle était peut-être prisonnière ou qu’on l’avait droguée. Mais aucune sensation de douleur ne la traversait, on ne l’avait pas maltraitée en tout cas. Un léger film d’air lui parvint aux narines depuis l’autre extrémité de la tente. Elle sortit de son duvet à pas de velours, telle une chatte, et rampa vers la porte puis en détacha les boucles qui la tenaient fermée. A l’extérieur l’air était doux. De la main elle tâta le sable éclairé par les rayons de lune. Face à elle s’étendait une mer d’huile.
Il les savait proches toutes les deux ; Martine était devenue plus que sa confidente, presque une mère de remplacement depuis ses 12 ans, depuis que la vraie s’était retirée du monde réel. Alors Georges, dépassé, angoissé, l'avait appelée pour qu’elle l’aide à gérer. Il comptait sur son bon sens et son tempérament solide. Elle était sa bouée de secours. Dans ce genre de situation, Georges n’imaginait même pas faire appel à ses copains. Ils n’étaient bons que pour la vie joyeuse, les soirées arrosées, le jeu au casino, les défis que se jetaient ces bourgeois commerçants de la petite société Deauvillaise. Là, dans cette épreuve qui touchait à l'intime, Maleysson, le fêtard, le nouveau riche n'existait plus, il laissait la place au pauvre Georges, seul face à l'absence de sa petite Laure-Alice, même pas 16 ans, qu'il n'avait pas vu grandir. Son bijou disparu le laissait anéanti.
Quand Martine pénétra chez lui, elle remarqua le grand désordre, pas seulement dans la tenue de Georges dont l'air était défait, les cheveux en bataille. Quand il s’approcha et la prit par l'épaule, hésitant à l'embrasser, un peu mal à l'aise – besoin de chaleur humaine, besoin d'être rassuré qu'il n'assumait pas – elle put sentir sur lui cette odeur si caractéristique des lendemains de fête.
Laure-Alice n'était donc pas rentrée. Martine savait une chose que Maleysson ne savait pas et qu'elle avait été furieuse d'entendre de la bouche de sa petite protégée. L'adolescente lui avait confié ("Tu n'en parles pas à mon père surtout, tu me promets") qu'elle allait à une soirée surprise que voulait lui faire un certain Raphaël, un type que Maleysson connaissait bien, un habitué de sa table bientôt quinqua comme lui, pour qui il s'était pris d'amitié. Martine avait sermonné Laure-Alice.
— C’est une plaisanterie. Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi comme ton père ! C’est le monde à l’envers, pensait-elle, Molière se retournerait dans sa tombe s’il voyait cette gamine de même pas seize ans se laisser prendre dans la toile d’un dom Juan, ami de son père. Victime consentante, peut-être, mais beaucoup trop jeune !
— Mais enfin tu vois le mal partout, tous les hommes ne sont pas des salauds. Lui est très gentil et intelligent en plus ; au moins il s'occupe de moi pas comme mon enfoiré de père toujours absent, qui ne pense qu'à faire la fête ou à ses affaires quand c'est pas pour sauter ses petites Sénégalaises. Tu le sais, non ?
Au fond, c’était aussi ce que Martine désirait : qu’il arrête de mélanger les générations et de faire le grand écart entre les âges. Elle avait beau le détester pour ce travers, un vice pensait-elle, elle n’en ressentait pas moins de l’attirance pour lui alors qu’il était souvent grossier dans ses manières et ses propos.
Malgré les dénégations de Laure-Alice, naïve oie blanche qui rejetait toute idée de séduction de ce Raphaël, Martine était inquiète de ce qui avait pu se passer cette nuit et ce matin. Il était maintenant 14 h ! Cependant, de cela elle ne dit rien à Georges. Enfin pas tout de suite. Elle se montra rassurante.
— Georges, calmez-vous Que vous a-t-elle dit hier ? Elle devait passer la soirée où ?
— Je ne sais pas exactement. Avec des cop's comme d'habitude. En général ils se retrouvent et puis ils improvisent.
— Mais plus tard dans la soirée elle ne vous a pas téléphoné ? Ou vous !
— Si, elle m'a appelé mais très vite, soi-disant sa batterie était presque vide, pour me dire qu'elle passait la soirée à une fête chez un copain de copine, enfin vous voyez. Je ne sais vraiment pas quoi faire, son téléphone ne répond plus.
— Et elle vous ne vous a pas dit où ? questionna Martine, sèchement.
— Elle n'a pas eu le temps, ça a coupé !
Le ton et l’énervement étaient perceptibles des deux côtés. Martine, malicieuse, lança :
— Est-ce qu’elle aurait pu fuguer ?
Plutôt que le regain d’inquiétude espérée cela provoqua l’étonnement de Georges.
— Comment cela, fuguer ? Cette idée !
— Moi, elle m’a confié qu'un jour elle se tirerait, elle se ferait la malle si vous préférez.
— D’abord je ne préfère rien du tout. Pour quelle raison elle fuguerait ? Elle n’est pas malheureuse !
— Ce que je sais, c'est qu'elle a du mal à vous supporter, vous et vos poulettes africaines qui sont à peine plus âgées qu'elle. Vous vous en êtes aperçu quand même ?
— Non mais, depuis quand les gosses se mêlent de la vie de leurs parents ? Martine, j’ai l’impression que vous me cachez quelque chose. Vos sous-entendus… Vous allez me dire la vérité à la fin !
Le sang de Martine lui montait à la tête. Il allait voir ! Elle avait envie de le houspiller comme un gosse.
— Je parlais de fugue pour vous mettre la puce à l’oreille. Ouvrez donc les yeux, interrogez-vous sur vos connaissances. Il n'y a pas que vos poules qui vous intéressent quand même ! Ce type que vous êtes sans cesse à inviter, vous n’allez pas me dire que vous ne voyez pas son manège avec Laure-Alice ?
Il était interloqué par ce qui ressemblait à une révélation et elle sentit l’ascendant qu’elle prenait soudain sur lui. Elle enfonça le clou.
— Elle ne va pas suivre l'exemple de vos jeunettes à vous. Peut-être qu’en Afrique elles n’ont pas le choix. Mais pas ici ! Vous voyez où mènent vos… fréquentations ? Elle est belle votre influence !
Martine n’était pas loin d’accuser Maleysson de jeter sa fille dans les bras de ce type qu’elle ne pouvait pas sentir. Va savoir même si ce n’est pas une monnaie d'échange pour une affaire… Non, elle se méprend, elle divague, ce n'est pas un monstre. En même temps il a laissé faire, il a fermé les yeux. Il ne pouvait pas ne pas voir. Il l’a même laissé l'emmener un weekend, soi-disant pour une fête organisée par son fils.
Georges monta sur ses grands chevaux et sortit l’artillerie.
— Parlons plutôt de votre influence à vous ! Je me demande ce que vous lui avez fourré dans le crâne avec votre féminisme. C'est vous qui la poussez à s'éloigner de moi et à prendre son indépendance. Vous êtes toxique en réalité.
Il ne tenait plus en place. Il sortit sur la terrasse, leva les yeux vers le ciel où fuyaient les nuages poursuivis par le vent et prit une grande respiration. Après un long silence, baigné par les rayons de soleil qui inondaient maintenant la maison, il marmonna à l’adresse de Martine restée à l’intérieur :
— Allez, venez ici. Calmons-nous. L'air nous fera du bien.
Elle le rejoignit. Elle le trouva touchant.
— Vous qui la connaissez bien...
— Ah parce que vous… ? Elle remettait de l’huile sur le feu avec cette réplique coupante et sournoise. Elle se rendit compte trop tard du croc-en-jambe qu’elle lui adressait, auquel il répondit, irrité.
— Mais enfin ne faites pas l’innocente, on sait bien qu’elle se confie à vous. Plus qu'à moi. Une fille de son âge... ne raconte pas tout à son père. Arrêtez de me balancer vos reproches. Et c’est pas le moment ! Elle a disparu. Je ne sais pas comment la contacter. Alors je vous demande si vous n'avez pas une idée d’où elle serait, ou comment contacter une de ses copines.
Martine hésitait à lâcher le morceau mais elle voulait d’abord lui faire boire la coupe jusqu'à la lie, le mettre devant ses responsabilités, face à son incurie vis-à-vis de sa fille. Qu'il souffre un peu pour une fois. Alors elle allait attiser les braises. Elle répondit sur un ton froid :
— Non je ne sais pas. Je vais vous dire ce que je sais, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Laure-Alice est une grande ado et comme tous les ados une jeune fille un peu perdue. Elle manque de repères et surtout d'un vrai père, qui la surveille, qui l'interroge sur tout ce qu'elle fait, où elle va et avec qui. Qui l'emmerde, peut-être, mais qui la protège et qu'elle le sente, bon dieu !
C’était visible, Maleysson se contenait difficilement, lèvre supérieure tendue, dents prêtes à mordre. Il explosa.
— Ma parole, vous recommencez ! C’est pour me faire la morale que vous êtes venue ? Foutez-moi le camp ! La porte !
Martine rentrait récupérer son blouson. La partie allait donc se terminer sans qu’elle ait eu le temps de lui révéler tout ce qu’elle savait. De son côté il tendait un index furieux qui l’invitait à déguerpir et continuait de fulminer à son adresse.
— En matière d'éducation, je n'ai pas de leçon à recevoir d'une mère dont la fille est partie en claquant la porte à 18 ans ; et qui n'a plus de nouvelles d'elle depuis combien ? Deux ans!
Martine ne le trouvait plus touchant du tout. A son tour elle était touchée au vif. Maleysson remuait son point sensible. Elle sentit même qu'elle pouvait tomber en larmes sur-le-champ. Devant lui, pas question. S'en aller pleurer ailleurs ou se ressaisir et sortir les griffes. L'enfoncer, l'anéantir s'il le fallait. Elle n’hésita plus. Elle reprit ses esprits, essuya la larme qui mouillait sa joue, redressa la tête pour fixer Maleysson dans les yeux, et lui assena d’un ton calme :
— D'accord, je vais vous aider. Hier soir et cette nuit sans doute et encore maintenant, votre fille adorée se trouve chez votre ami le plus cher. Il l’a invitée pour… vous savez quoi ?... lui faire une surprise.
Martine avait obtenu l'effet escompté. Maleysson ne la fusillait plus du regard, il s’était figé, comme cloué. Puis son visage se fit de nouveau écarlate, le sang lui gonfla les veines de colère et il explosa : « Je l'appelle tout de suite le salaud ! Il va voir de quel bois je me chauffe. » Il tempêtait en marmonnant, cherchait son portable qu'il ne trouvait pas. Elle tenta un « Georges, je vous laisse. »
— Arrêtez vos conneries ! Restez là et donnez-moi plutôt le vôtre. Votre portable !
C’est à ce moment que le sien, caché sous un magazine, se mit à bipper.
Les yeux fixés sur l’écran, visage grimaçant, poing serré sur sa bouche, on aurait dit qu’il était hypnotisé par le message.
— C’est Laure-Alice, lâcha-t-il, la voix blanche.
Martine ne pipa mot, son regard suffit à l’interroger.
— « ENLEVEE PLAGE », fit-il, laconique.
— Pas de nom ? Alors elle ne connait pas son ravisseur, tenta Martine, maladroite.
— Vous voyez que Raphaël n'y est pour rien ! répondit Maleysson, sorti de sa torpeur. Et de repartir à l’attaque : Vous fabulez, Martine, vous vous faites des films !
— C'est curieux quand même, on l’aurait enlevée mais pas confisqué son portable !? Le SMS, il vient bien de son portable à elle ?
Il vérifia : Oui, réussit-il à répondre. Le Maleysson sûr de lui avait laissé la place au père qui craignait pour sa fille.
— Moi je vous le dis, ce n'est pas un enlèvement. Enfin… un enlèvement où elle est consentante. Ce type l'a ensorcelée et elle vous mène en bateau. Elle n’a que 16 ans et lui 45. C'est criminel !
Au même moment, Laure-Alice savoure le mauvais tour qu’elle a joué à son père.
Cette nuit-là, après avoir fait quelques pas sur la grève, elle était revenue sous la tente, encore groggy, elle s’était penchée sur l'homme toujours endormi et avait soulevé le duvet qui lui cachait le visage. C'était le beau gars qui lui avait tapé dans l’œil la veille. Elle s’était alors remémorée des parcelles de sa soirée – alcool, baisers furtifs, bain de minuit. Elle s'était rendormie. C’est à son réveil, tard le matin que l’idée du SMS lui était venue. Imaginer son père inquiet pour elle, dans tous ses états, la faisait jubiler.
En avant la musique
Dès qu’elle s’approche des harnais, dès qu’elle y touche, les chiens le savent ; ils sentent qu'ils vont sortir et se mettent à sauter dans tous les sens. Puis ils se laissent patiemment brosser et passer les sangles autour du corps. Une fois l'équipage attelé au complet, ils attendent immobiles, le museau et les yeux tendus vers elle, que Martine lance son ordre de départ. Son traineau à roues flambant neuf a remplacé l’autre, le vieux, bricolé maison. L’amour de Martine pour les bêtes c’est un peu dans ses gènes. Elle vient de la Normandie profonde, celle des forêts, du gibier et de la chasse. Dans sa jeunesse, elle possédait un cheval mais ici à Deauville ils valent beaucoup d’argent ; un privilège réservé aux riches, à ceux qui ont une villa avec vue sur les coteaux de Bénerville. C'est un luxe qu'elle ne peut plus se payer et elle s’est rabattue sur le chien de traineau. Avec les deux mille euros qu'elle a gagnés aux courses, elle a pu s'offrir deux chiens de plus et un engin avec de bons amortisseurs.
C’est parti. Les mains accrochées à sa barre, Martine respire à l’unisson du souffle des bêtes qui trottent doucement devant elle, dans le chuintement des pneus. Son visage est caressé par le vent et, mollement bercée par le rythme lent du roulage, elle se laisse aller à ses pensées. Elle revoit ce cochon de Maleysson – chez qui elle fait du ménage et du repassage – lui et ses sous-entendus grivois… que si elle voulait lui tenir compagnie de temps en temps… il l’emmènerait dans les boutiques chics de Deauville Un drôle celui-là, déjà qu’il ramène une jeune africaine ici tous les ans. A peine une semaine et hop, elle repart. Martine n’en revient toujours pas de ses propositions malhonnêtes, « vous êtes d’un commerce agréable, vous pourriez faire autre chose que du repassage… ça pourrait vous faire un beau complément si vous vouliez me tenir compagnie... » Ah, si elle pouvait se passer de bosser chez lui ! Mais c’est qu’il connait du monde sur Deauville et le monde est petit, il pourrait la griller. Elle en a parlé à Laure-Alice, la fille Maleysson, pour laquelle elle s’est prise d’affection depuis des années – et elle a le même âge que son Amélie à elle, 26 ans aussi.
— « C’est qu’il est malin ton père, il connait ma passion pour les chiens et mon penchant pour les courses de chevaux – Ça coute cher tout ça, il m’a même dit.
— « Ah c’est bien lui, il ne s’arrange pas, a réagi Laure-Alice. Toujours ses frasques avec les femmes, les africaines surtout, et de plus en plus jeunes. D’ailleurs, il n’est pas revenu seul du Sénégal. Tu verras. »
Une petite route mène l'attelage jusqu'à la plage, le laissant glisser sur le ruban goudronné. Le ciel vibre d'un bruissement de feuilles. L'air est encore frais en cette fin de matinée d'avril. Les cinq huskies sont prêts à donner leur maximum. Martine a hésité à partager cette virée le long de la mer avec Laure-Alice. Ça l’aurait revigorée de respirer le bon air iodé sous le bleu azur.
On s'approche du bord de mer que l'on devine derrière un dernier virage. La grève toute rectiligne s'offre maintenant au regard de Martine. Un autre bruissement proche d'un sifflement attire son attention. Ce sont deux cerfs-volants qui jouent une partition bien réglée autour de la ligne d'horizon. Ligne de partage entre ciel et mer. Comme la ligne qui sépare ses aventures amoureuses d’un jour de son copain attitré. Ses pensées trottent à toute vitesse sous sa chevelure courte et désordonnée. Oui, elle sait qu’avec les hommes, elle a aussi sa manière bien à elle. Qu’il n’est pas question qu’elle se fasse aborder. C’est elle qui doit mener la danse. Et le plus souvent, elle se porte vers des hommes jeunes ; son arme favorite, dégainer son regard de braise, rien que pour le plaisir du défi amoureux – du moins c’est ce qu’elle veut laisser entendre car, après la phase d’approche, elle ne dit pas non à autre chose, si affinité. Elle doit voir si l’homme assure un minimum dans ce jeu de séduction. Après, ça mène où ça doit mener...
Cibler un homme. L’idée de cible lui plaisait ; elle se voyait bien en amazone tirant à l’arc du haut de son char. Un caractère conquérant qu’elle affichait, sans scrupule, mais qui cachait un côté sensible et complexe qu’elle s’évertuait à masquer. Une image qu’elle se donnait, pas plus. Mais c’était vrai aussi, quand le désir de séduire s’emparait d’elle, c’était d’un coup, sauvagement, comme s’il lui poussait au creux du ventre une plante carnivore, qui lancerait ses lianes vers les hommes. Cette impression de force, Laure-Alice la ressentait quand Martine lui racontait ses raids en attelage. « J’aimerais être une guerrière comme toi. Tu fais corps avec la nature, tu as ça dans la peau. Tu n‘es pas une intello comme moi qui me bats contre la pollution et la surconsommation mais qui reste au niveau des idées. » Elle avait alors confié vouloir passer à l’action, à des actions radicales. Entreprendre un truc concret, par exemple contre les 4 x 4, ces grosses bagnoles inutiles qui nous polluent. Une vraie catastrophe, disait-elle.
Maintenant, l'attelage s'apprête à pénétrer sur le sable, mécanique fluide des roues et des amortisseurs de compétition. La zone de sable mou est absorbée puis le craquement des coquillages arrache des cris aux pneus. Arrivé à quelques mètres de l'eau, l'équipage ralentit pour se mettre en ligne. Avant de lâcher les chiens et les freins, Martine a coutume de pousser son rire sonore, terminé par un long cri, telle un Tarzan féminin, jouissant à l’idée de traverser des flaques d’eau et de dévaler des reliefs de sable, obstacles minuscules dont elle se fait un cinéma de rivières et de pentes escarpées. Perchée sur son trône roulant, elle se sent la reine du monde. En avant la musique !
Bientôt un bruit l’intrigue, sourd, un cognement de basses qui provient d’un endroit, là-bas un peu plus loin, où elle perçoit une masse sombre à la lisière des vagues. Une mélodie monte aussi, qu’elle reconnaît. C'est l'Hymne à la Joie, un des airs favoris de Maleysson. Et cette masse noire, une voiture… ce pourrait bien être son 4 x 4. Mais qu’est-ce qu’il fout là, dans l’eau à marée montante ? Elle lance alors un long « Stop !!! » à l’adresse des deux chiens de tête en serrant le frein à main pour s’arrêter à une distance respectable du véhicule. Elle en est presque certaine, c'est le gros 4 x 4 de Maleysson qui est dans l'eau et d’où provient cette musique, portée par la brise marine d'ouest et que diffusent les 80 W de ses puissantes enceintes. Elle arrive à distinguer à l'intérieur, par une fenêtre à moitié baissée, un homme et une femme… vautrés à l'arrière. Qui ont l'air très occupés tous les deux ; elle les voit de profil, eux sont face à face et ils ne l'ont pas vue. Apparemment ils n’ont pas non plus conscience du clapotis de l'eau qui arrive au niveau des enjoliveurs, ni du frissonnement des vagues autour d’eux. C’est que l'Hymne à la Joie inonde l’air marin de ses vibrations, calé au rythme des mouvements de l'homme, comme dans un film bien synchronisé.
Après un instant de sidération Martine est gagnée par la curiosité et le comique de la situation. Car la musique tourne en boucle sur toutes sortes de variations, depuis celle du Philharmonic Orchestra jusqu’à la version punk de CNK, en passant par le thème d'Orange Mécanique. Rythme changeant, tantôt lent et plein de douceur, tantôt dans un tempo rapide et accéléré. Maleysson apparait ridicule – Martine ne peut s’empêcher de pouffer en le voyant s’agiter – et, c’est sûr, elle ne le verra plus avec les mêmes yeux, il n’aura plus rien d’impressionnant. Elle savoure la scène. Elle prend le temps d’imaginer ce qu’elle pourrait lui renvoyer en réplique à ses avances déplacées : « M. Maleysson je prends vos compliments plus que vos compléments. Ma spécialité c’est le repassage, je ne traite que les plis, pas les plaies. Mais je ne refuserais pas un supplément, si cela vous plait. » Et toc !
A présent elle est descendue à pied sur le sable et s’est rapprochée du véhicule ; elle se trouve à une dizaine de mètres maintenant. Pour rester discrète. Elle distingue la peau noire du visage et des bras de la femme. Heureusement que Laure-Alice n’est pas venue. Quoique… Elle aurait peut-être apprécié de voir engloutir cette caisse au fond de l’eau – un rêve enfin réalisé. Mais pas son père ni l’autre quand même ! C’est vrai que, noyée jusqu’au cou dans son combat pour la planète, elle n’a pas perçu les avantages des 4 x 4 quand ils sont à l’arrêt : confort, espace à l’arrière, puissance musicale. Sauf que l’étanchéité n’est pas garantie par le constructeur et l'eau gagne petit à petit du terrain ; le gros véhicule semble s'enfoncer dans le sable devenu meuble. A l’intérieur, tout a pourtant l’air de se dérouler à merveille. Rien ne vient troubler la concentration des acteurs. Il faudrait quand même faire quelque chose, se dit Martine, qui sent pointer le danger bien qu’on soit au bord de la Manche et pas sur les côtes méditerranéennes où là-bas les sauvetages d’urgence sont quotidiens. Il ne sera pas dit qu’une Africaine aura péri noyée ici, par la faute d’un toubab. Bien sûr qu’elle va sauver ces deux-là de la noyade.
Les chiens sont capables de tirer 200 kg chacun. Les aboiements des chiens excités par Martine alertent les occupants qui sortent de leur occupation et assistent en spectateurs piteux à l’opération menée de main de maitre. L’automobile noire est emmenée loin de l’eau.
Quand Laure Alice apprendra ça, un 4 x 4 sauvé de la perdition, elle va la maudire. Qu’elle ait porté secours à son père et à son amante, soit ! Mais le satané 4 x 4 ? Martine dira qu’elle a d’abord pensé à la planète en évitant une grave pollution de la mer au diesel. Mais son amie y verra plutôt une marque d’allégeance aux puissants. N’aurait-t-elle pas agi avec l’arrière-pensée que Maleysson lui serait reconnaissant ?