ELLE & LUI
Nouvelles (2019-24)
Du soleil dans les yeux 2
Trop d'amour 6
Cache-cache 11
Lignes de vie 16
Du soleil dans les yeux
C’est le petit matin, tout est grisâtre. Elle court, le souffle quasi asthmatique, avec une seule idée en tête, aller jusqu’au bout de la course pour figurer au classement. Depuis la crête elle peut apercevoir loin en dessous la guirlande des lampes frontales qui s'éteignent peu à peu avec le jour qui se lève. Il lui reste à peine un kilomètre avant d’atteindre le col et son corps n’est déjà plus qu’un grand muscle raide titubant sur ce terrain boueux, son pied droit n’arrête pas de glisser vers le vide. Mais Alice est dure à la souffrance et chaque mètre avalé la rapproche du but.
Dans son appartement perché sur les hauteurs de Nice, quatre ans plus tard, Alice somnole près de la fenêtre. Pourquoi repense-t-elle à cette course – 111 km à travers l’île de la Réunion ? Sans doute à cause du même petit matin blême qui pointe derrière ses vitres avec une brume qui a envahi les creux du relief au-dessus de Nice. Il y a aussi les cris et les battements d’ailes des oiseaux qui réveillent pareillement le ciel endormi contre la mer. Encore groggy par les événements de la nuit, impossible de dormir après l’attentat. La tension revient dès qu’Alice sort de sa somnolence. Mille et une images circulent dans sa tête à la vitesse de flashs incontrôlables, un film qui tourne en permanence, tantôt s’arrête, tantôt repart en arrière, saute plus loin ou tourne en boucle : cris, coups de feu, mouvements de panique, effroi, la bousculade, sa chute, la main de sa belle-sœur, qu’elle tenait bien serrée, emportée par le flot ; tenter en vain de la retrouver, le téléphone qui ne veut pas répondre, le réseau saturé ; quelqu’un qui accroche son pied et la fait tomber, les gens autour d’elle qui basculent et le décor avec ; chercher une épaule un bras à quoi se raccrocher ; des jambes qui courent à côté d’elle, des chaussures qui lui marchent dessus, la douleur.
Elle était par terre, oui, mais cette fois elle n’avait pas risqué de tomber dans le vide du décor montagneux de la Réunion, le vide qu’elle avait évité grâce aux rochers qui avaient arrêté sa chute ; dans sa tête, le film hésite, revient à Nice dans les rues près de la Prom’, là c’était sur elle que d’autres était venus se cogner en tombant à leur tour ; puis le film revient à la Réunion, elle s’est relevée, elle peut, elle doit reprendre la course, il le faut absolument ; ne pas trainer, oublier la douleur ; c’est à peine si elle pense à remercier l’homme qui l’a aidée à remonter sur le chemin ; la course, il n’y a que ça qui compte, on se reverrait plus tard, ce n’est pas l’urgence de se parler, juste la nécessité de se remettre en piste, de retrouver ses appuis, ne pas glisser, se concentrer sur le chemin, les bosses et les trous, les souches et les cailloux, chasser les pensées qui reviennent à la charge, de cet homme qui l’a bousculée au moment où le sentier devenait exposé, il ne s’est même pas arrêté, elle a eu affaire à un fou dangereux, elle en est persuadée ; alors ne plus penser qu’à poser ses pas comme il faut, là où il faut. Et puis – enfin – l’arrivée au point de contrôle où elle pourra se rafraichir et reprendre des forces ; mais non, on ne la laisse pas repartir, on la juge trop faible, en hypothermie !
Ce matin-là, redescendue en 4x4 jusqu’à son hôtel, en larmes, son cerveau était au bord de l’implosion comme tout à l’heure quand elle est rentrée de la Prom’ et qu’elle s’est allongée – non pas dans son lit, s’endormir est impensable – dans le fauteuil à bascule du salon, devant la fenêtre, en espérant faire un peu le vide. D’ici elle peut apercevoir, loin en dessous, la ville basse près de la mer. Là on ne perçoit que le pas de rares passants qui semblent chercher quelque chose autour d’eux. Les rues, animées assez tôt d’ordinaire, sont encore assoupies et l’atmosphère est lourde d’une odeur âcre qui pique les narines. Sur la Prom’ les cris et le bruit des balles se sont tus. On entend juste le bruit des vagues qui viennent mourir sur les galets et la peau est collante de l’air salé des embruns. Devant l’hôtel Negresco, la sculpture sans visage de Miles Davis semble suspendre le temps, sa trompette s’incline par respect pour les victimes.
Alice aurait voulu courir plus vite hier soir lorsque la clameur s’est élevée quand le toit du grand camion a zigzagué au-dessus des têtes et que la foule s’est ouverte comme une nuée d’oiseaux effrayés. Quand la vague humaine s’est propagée jusqu’à elle, son esprit est passé en une fraction de seconde de la liesse de la fête du 14 juillet à l’impression de vivre une corrida où l’arène était la rue et elle le taureau. Une course éperdue, sans oser se retourner, accrochée au bras de sa belle-sœur qui l’entraînait le plus loin possible du désastre et loin du crépitement métallique des armes qui claquaient derrière elles, glaçant de terreur car elles n’imaginaient pas que les coups de feu pussent être protecteurs et qu’elles n’étaient pas poursuivies par eux ; leur course folle à travers les rues avec la crainte d’une menace invisible toujours tapie quelque part ; à bout de souffle, se demander si on peut s'arrêter, se regarder à peine ; perdre l’équilibre dans la cohue, perdre de vue sa belle-sœur et tomber par terre au milieu de la masse mouvante ; puis se dégager, être relevée par un homme et se retrouver avec lui dans la foule.
Elle apprendra qu’il s’appelle Arnaud, il propose de la raccompagner jusque chez elle, âmes à la dérive qui se soutiennent, peu de paroles, des hochements de tête, des regards tendus à moitié vides. Par réflexe on échange ses numéros de téléphone. Arnaud l’appelle le lendemain, il a envie de parler de ce qui s’est passé, il dit qu’il ne faut pas rester seul avec ce poids ; elle est d’accord, après tout ce qu’ils ont partagé, pour qu’ils se revoient. Il pourrait venir à la réunion dans une maison du quartier que sa belle-sœur organise.
Comme Alice, Arnaud aime courir. Il participe souvent à des grandes courses internationales, ces « trails » de plusieurs dizaines de kilomètres dans des sites montagneux, en France et à l’étranger. Elle a du mal à le cerner, Arnaud, c’est un solitaire un peu bourru, l’air souvent absent, dans ses pensées sous sa chevelure épaisse et grisonnante. Un physique qui la rassure pourtant ; elle pourrait dire qu’il est son « genre ». Mais pas très loquace, elle a dû lui tirer les vers du nez pour qu’il avoue que lui aussi avait couru le « Trail de Bourbon » de la Réunion, et la même année qu’elle ! Incroyable ! Lui est resté de marbre, ça ne l’a pas étonné plus que ça. Qu’est-ce qui l’étonne ? Que les oiseaux sont de moins en moins nombreux d’année en année, cela oui, et qu’Alice s’attache à des « détails » ; lui, c’est la couleur changeante de la terre et du ciel, l’humidité salée de l’air marin sur la peau, l’odeur métallique de la neige qui le frappent et dont il se souvient.
Quand il ne souriait pas, le regard sévère d’Arnaud troublait Alice qui se sentait alors projetée dans le monde baroque et délirant des coïncidences bizarres où les moments se superposent comme sur des feuilles de gélatine où les acteurs se confondent, ceux qui l’avaient fait tomber avec ceux qui l’avaient aidée à se relever. D’ailleurs Arnaud n’était-t-il pas présent ici à Nice et là-bas à la Réunion ? Mais elle s’égarait, là-bas il n’apparaissait qu’en filigrane ! Il était seulement au même trail qu’elle, au même moment, c’est tout. Qu’est-ce qu’elle allait s’imaginer ? C’était plus fort qu’elle. Dans le déroulement du trail un détail lui revint : avant qu’il disparaisse, elle avait pu voir que le type qui l’avait bousculée portait une casquette rayée arc-en-ciel, ça l’avait marquée ces couleurs. Mais on n’avait pas pu le rattraper ni le retrouver.
L’attentat l’a fait réfléchir, il l’a décidée à faire le point sur sa vie. Cette course, cette fuite, lui apparaissent à l’image de sa course perpétuelle après les hommes. Elle n’a plus envie d'être serrée dans des bras qui n’ont de sincérité que la durée d’un instant qu’elle sait sans lendemain. Maintenant, c’en est terminé, elle ne sera plus celle qui subit. Après avoir couru cette nuit-là avec une seule idée en tête, sauver sa peau, elle a envie de vivre à fond. Marre d'être abandonnée, larguée par les hommes. Combien de fois elle a cru à sa bonne étoile avec eux ! Que ce soit après des rencontres directes ou via des sites Internet, elle a cumulé les déconvenues avec les hommes. Elle découvrait toujours qu’ils la trompaient sur leur activité réelle ou bien avec d’autres femmes.
Dans l’esprit d’Alice, en se superposant, les derniers événements et ceux d’il y a quatre ans infusaient en elle comme un poison insidieux. Il aurait été normal qu’elle voie en Arnaud quelqu’un sur qui elle pouvait compter et s’appuyer, car de fait il lui offrait son amitié, mais son image se brouillait toujours un peu. De la main elle chassa les idées noires et les mauvais souvenirs qui affluaient encore, comme si elle chassait une mauvaise odeur et préféra repenser aux petites rides autour des yeux d'Arnaud qui la faisaient craquer. Derrière ses airs bourrus elle avait ressenti un frémissement en voyant ses petits yeux verts s’allumer tels des étoiles qui la regardaient intensément, un regard qu’elle sentait amoureux. Elle eut envie de décider qu’elle ne céderait pas à ses propres pulsions et ne se ferait pas ensorceler une fois de plus. Les déconvenues avec les hommes, ça suffisait. Mais elle sentait comme il était difficile de résister à l’attraction de cet homme, enfin elle n’était pas obligée de se fourvoyer avec lui plus loin que dans une pure amitié. Elle pourrait essayer. Après l'attentat elle se sentait plus fragile, elle tremblait au moindre bruit, tournait souvent la tête sans raison ou restait perdue dans ses pensées. Et elle avait peu d'amis à Nice. Trop intellectuelle pour le Niçois moyen ! Elle avait besoin du réconfort d'un homme et bien qu'Arnaud ne soit pas très beau il n'était pas si mal non plus. Et surtout il était aux petits soins pour elle.
Quand il lui proposa de partir le lendemain pour la journée courir en pleine nature pour se changer les idées, elle accepta avec plaisir. C’était une bonne idée de reprendre l’entrainement, la course lui manquait, elle n’avait plus le cœur à courir le long de la Prom’ et ce serait plus rassurant de ne pas être seule.
Ils se mirent en route dès le matin, direction le Massif de l’Estérel. Le temps était au beau, ils avaient emporté un pique-nique, ils auraient la journée devant eux pour se goinfrer de kilomètres de sentier. Arrivés sur place, la voiture garée, chacun se met en tenue, short, maillot, lunettes de soleil et petit sac à dos. D’emblée leur rythme de course s’accorde dans ce décor enchanteur d’un ocre rouge profond qui contraste harmonieusement avec le vert des épicéas et le bleu de la mer proche. Alice a le sourire, elle est dans son élément. Deux heures plus tard, des kilomètres plus loin, ils sont rendus en altitude au cœur du massif. Là ils suivent des pentes abruptes qui les conduisent de sommet en sommet. Le soleil est gênant pour Arnaud et ses beaux yeux verts car on l’a dans les yeux. Arnaud s’arrête pour mettre sa casquette. Elle est à rayures multicolores.
« Les jeux de l’amour sont comme les jeux du hasard
Qui rêve de cœur souvent est servi de pique noir
Qui cherche un regard reçoit des rires moqueurs »
(Jeanne Moreau - Le Blues indolent
Cyrus Bassiak)
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Il y a quelques semaines encore, les paquets de gâteaux ne résistaient pas longtemps à la lame de mon couteau. Quand le repli plastifié qui permet de les ouvrir proprement s'obstinait à rester fermé, je les éclatais d'un coup sec en les attaquant par le côté, faisant entendre un léger plop qui ressemblait à un gémissement ; j'attrapais les gâteaux répandus sur la table et m'en gavais jusqu'à m'en saturer le gosier puis j’ingurgitais du lait jusqu'à ce qu'un filet blanc me dégouline des lèvres, la bouche remplie de la bouillie qui me collait aux dents. Et pour achever de m'apaiser, je remettais ça, me goinfrais d’un deuxième paquet et encore d’autres verres de lait.
Je lui avais laissé un mot sur le buffet : « Tu ne m’auras plus sur le dos, Vik. Adieu. Désolée si j’ai fait du mal à ta moto, j’ai dû la taper trop fort, je l’aimais tant !
Aujourd'hui, je me sens si différente, j’ai l’impression que tout cela est déjà du passé. La proximité de la nature m'a transformée et je rends grâce à mes voisins qui m’ont prise sous leur aile et m’ont accueillie comme leur fille quand je suis arrivée ici. Et ma petite Jeanne à moi, si loin de sa maman ! Mais je suis sure qu'elle est heureuse avec son père, il s’occupe bien d’elle. J’avais à peine mis la clé dans la serrure qu’ils sont venus à ma rencontre. « Bonjour ! On se méfie un peu car il y a eu des cambriolages dans le coin. Mais on nous a prévenus de votre arrivée. Vous verrez, vous serez bien ici. On vous laisse vous installer, venez prendre un café tout à l'heure, on fera connaissance ».
Un jardin, il y a un vrai jardin derrière la maison avec des arbres et des beaux murs en pierre. Je sens tout de suite que je vais l'aimer cette maison. Les passereaux sont assurés d'être tranquilles ici. Ni goudron ni béton sur le sol. Rien que de la terre sous les feuilles. Les arbres dénudés les contemplent, étalées à leurs pieds. Je me demande s’ils peuvent être tristes, s’ils regrettent leurs vieux habits ou préfèrent imaginer le costume neuf qu’ils vont revêtir au printemps. Jeanne dirait surement ça, avec son imagination de petit poète. Quand je repense à notre immeuble parisien, à sa cour cimentée et au pauvre cerisier tout seul au milieu. Avec quoi autour ? Du gris, des nuances innombrables de gris mais du gris quand même. Un cerisier squelettique, vestige d'un autre temps, qui regardait ses feuilles comme un blessé regarde ses vêtements en lambeaux répandus par terre.
Ici la couleur a eu sur moi un effet magique, les verts, les dégradés de marron, les rouges, les jaunes vifs aussi. J'apprendrai leur nom, aux arbres. Jeanne sera épatée par sa mère.
Mes voisins me font comprendre qu’ils savent pour moi. En moins de dix minutes, moi je sais presque tout de leur vie. Des retraités natifs du Gers, à côté d’ici. Elle était infirmière, lui travaillait à la voirie.
— Samedi c'est la foire à la volaille sur la Grand-Place. Vous viendrez, Betty ! Promis ? En attendant, venez diner avec nous ce soir. On a assez parlé de nous, vous nous parlerez de vous.
Le soir chez eux, je me suis laissé cajoler, encore sous le coup de ce que Vik m'avait fait, un gros besoin de me confier. J’ai senti qu’ils étaient prêts à m’écouter. Alors pendant le repas je leur ai raconté.
C’était une fin de journée entre chien et loup, le vent s'était levé, les feuilles volaient et cognaient contre les vitres du séjour. J'avais mis un disque de Jeanne Moreau pendant que ma petite Jeanne à moi jouait dans sa chambre. Et puis, envie d'une musique plus puissante, j'ai choisi un vinyle d'Amy Winehouse. Sur le morceau Rehab, Vik est entré en trombe dans l’appart, en claquant la porte si fort que le vinyle a sauté. La faute aux arbres si sa moto avait glissé, la faute à ces putains de feuilles mortes que personne ne balayait jamais. Je savais qu'il allait me parler de mon rendez-vous à Pôle emploi, et me demander si je toucherais bien des indemnités. En fait, j'avais eu la flemme d'y aller, j'y croyais si peu. Alors je lui ai répondu que ça s'était bien passé mais que je devais y retourner pour des papiers. Je mentais, je ne me sentais pas fière ; je tremblais presque en ouvrant le frigo pour attraper une poignée de légumes en disant Bon, je vais peut-être faire une soupe, non ?, je voulais changer de conversation.
— C’est pas pour dire mais la vôtre est super bonne.
— C’est de la garbure, Betty, une spécialité du sud-ouest. Je vous en reverse un bol ?
— Oui, je veux bien.
Quand Vik s'est affalé dans le canapé en fermant les yeux je pensais avoir échappé à l'orage. Pour ne pas l'énerver je resterais gentille avec lui. Un peu comme avec mon père quand il rentrait après plusieurs jours d'absence. Mais il a remis le couvert, il avait dû sentir à mon ton hésitant que je le baladais.
— Tu y es vraiment allée à ce rendez-vous ! Tu te fous de moi ?, il m’a fait.
Les voisins m’écoutaient, regard tendu. Ils évitaient de faire du bruit avec leurs couverts.
J'ai essayé de lui dire que je n'en pouvais plus de ces petits boulots de vendeuse ici, d’hôtesse d’accueil là, que mon rêve – il le savait pourtant – c’était de faire du théâtre. Là-dessus il m'a lancé d’un ton tranchant.
— Mais combien de fois je t’ai dit qu'il fallait te bouger, arrêter toutes tes simagrées, tes pleurnicheries ?
Dans les haut-parleurs, j'entendais Amy Winehouse qui clamait "I said no no no". Ça m’a encouragée, alors je suis montée au créneau, j’ai crié que lui, il ne pensait qu’à sa pomme.
Elle prend un ton ironique pour rejouer la scène :
— Ah oui, Monsieur est satisfait avec son petit boulot, ses petits chantiers à la noix, mais qu'est-ce qu'ils nous rapportent, hein, tes chantiers ? Des clopinettes ! Mais Monsieur se la coule douce, dehors, du matin au soir...
Il m’a répondu d’arrêter mes conneries. Moi j’ai remis ça :
— Il est content avec sa petite moto, il la bichonne tout le weekend. Et pour qui ? Peut-être pour une salope qu'il va promener toute la semaine.
Là, j’entends encore sa voix quand il m’a crié dessus, d’un ton !
— Ça suffit maintenant !!
A mes voisins, je ne raconte pas tout : que Vik est à cran ce soir-là, qu’il voudrait être tranquille, juste tranquille – il me l’a dit plusieurs fois – qu’il n'en peut plus de mes scènes de jalousie ; et que je suis revenue à la charge et me suis collée à lui en tambourinant des deux mains contre son torse.
D'un seul coup sa fureur a éclaté et il m'a attrapée par le cou.
— Mais tu vas te taire !!!
Vik sort de ses gonds, il la serre de sa poigne d'homme, il sent qu’elle perd sa voix, il voit le rouge lui monter à la tête, son front et ses yeux qui se crispent. Il continue de la serrer pour la faire taire.
Il m’a serrée et m’a secouée. Il ne s'arrêtait pas, il voulait que j’aie mon compte. Moi je pensais ma dernière heure arrivée. Et le disque qui continuait de tourner ! Et puis il a relâché la pression, a détourné les yeux, écœuré. Dégagée de lui, je titubais sur place pour retrouver ma respiration avant de m'écrouler sur le canapé. Là, dans ma tête tout a été très vite. En quelques secondes ma décision était prise, j’allais partir. Je n'avais plus que ce mot et cette pensée en tête. Sérieusement, je vous jure, je me suis dit : Betty, maintenant tu pars ou tu meurs. Tu t’arrêtes de jouer.
Elle fait un geste depuis son ventre jusqu'à sa gorge et gonfle ses poumons.
Il avait dépassé la limite cette fois. Du canapé, j’ai vu Jeanne sortir de sa chambre, elle n’avait pas assisté à la scène heureusement. Mais c’est à ce moment-là que Vik, encore fou de rage, a saisi le vinyle pour le balancer à travers la pièce avant de reprendre son blouson et de se casser en claquant la porte. Sur le canapé, Jeanne et moi on s’est prises dans les bras. On a pleuré. On s’est consolées.
Il y a des choses qui restent à l’intérieur, qu’on ne raconte pas, par exemple que j’en ai voulu au disque de continuer de tourner quand moi j’avais besoin d’être secourue. J’ai presque pensé qu’il le méritait quand Vik l’a arraché de la platine. Ce que je n’ai pas avoué aux voisins, c’est que je trouvais excitantes les guéguerres mec-nana. Oui, il faut croire qu'on s'ennuyait dur pour sans cesse se chipouiller en jouant à Je te cherche, je te trouve, sauf qu’il m'en refilait souvent plus que pour mon argent.
Après, avec les voisins on s’est mis à parler d’autres choses, de la météo, du travail, du chômage. De Jeanne aussi, quel âge elle a, tout ça. A leur question « Pourquoi c’est toi qui es partie et pourquoi tu as choisi ici », j’ai répondu que c’était à moi de m’en aller, je n’étais pas en position d’imposer quoi que ce soit car il était chez lui. J’avais décidé de me fuir moi-même aussi, de fuir ma tendance à flirter sans arrêt avec le drame, parce qu’après ça je me sentais vaccinée. Jeanne rejoignait son papa – il en était ravi – le temps que ma situation se clarifie. Je ne pouvais pas l’embarquer avec moi dans l’inconnu.
Pourquoi ici ? Je me disais, Betty, Tu veux changer ? Alors va t’installer à la campagne, le grand air te fera du bien. Je me suis prise à rêver de lieux où la lumière est plus belle le matin au lever du soleil, irisée comme au-dessus des monts d'Auvergne. Faut pas croire, je suis quelqu’un de sensible. Vous me demandez pourquoi ne pas être restée à Paris. Mais les sites d'hébergement d'urgence sont bien trop pleins. Et puis tant qu'à me planquer, autant fuir la grisaille de la ville où les arbres décharnés donnent aux boulevards la même absence de couleur que les monuments aux morts. D’ailleurs une idée m'est venue : disparaître. Enfin... le faire croire. Mais vous imaginez ma petite Jeanne chérie apprenant que sa mère est morte ? Moi je ne pourrais pas non plus vivre sans elle.
J’ai aussi pensé au Cotentin où la lumière est splendide quand elle émerge d'entre les nuages au-dessus de l'océan, en face de Jersey ; le vent marin qui vous fouette les joues en haut des dunes où on se laisse emplir de la vision des bruyères et des ronciers à perte de vue ; décoiffés par le vent mais indéracinables, avec leurs couleurs encore vives en automne. Mais Vik connaissait trop bien pour que j’aille m’y réfugier. Il ne me laisserait pas m’enfuir sans réagir, sans me pourrir la vie. Je ne vous cacherai pas que j’ai fait la bêtise, avant de partir, de lui esquinter sa moto... Non, iI me fallait un refuge plus secret, dont je ne lui aie jamais parlé.
Au final, j'ai opté pour Montesquieu-Volvestre quand je me suis rappelé qu'une amie avait gardé ici la maison de sa mère, toujours inoccupée. Elle m’a donné les clés sans me poser de questions, mais en me vantant la lumière du petit matin sur le village, diaphane quand elle perce la brume qui s'accroche aux collines du Gers.
Le jour de la foire, je suis allée chercher du liquide à la banque, le Crédit agricole n'est pas loin. Quand je suis entrée, j’ai senti tout de suite un silence anormal. Un truc bizarre, une vibration qui flottait dans l'air. Une odeur en fait, aigre comme une vapeur de peur, un relent de plastic et d’animal sauvage mêlés, pas une odeur de cabane en forêt qui sent bon l’humus. En tournant la tête je les ai vus tous assis, appuyés contre le mur du fond, les yeux fixes, pleins de frayeur. A ce moment-là, j'ai entendu une voix m’ordonner sèchement de rejoindre le groupe, un pistolet braqué sur moi. Le silence était plombant, personne ne bougeait. Je me suis assise près d’un homme et pelotonnée contre lui. Il semblait avoir aussi peur que moi mais essayait de me rassurer avec des petits mots chuchotés à mon oreille, enveloppés dans une tiédeur de musc et d’agrume qu’exhalait son parfum.
Les flics ont été très pro. Après une heure qui nous a paru des siècles, ils ont mis fin à la folie du type et nous ont libérés sans bavure. Soulagés, on s’est tous congratulés en essayant d’éviter les reporters qui étaient venus. Chacun allait retrouver sa petite vie. Moi je n’arrivais pas à me détacher de la pensée de Bruno, mon voisin otage. Vouloir respirer encore son parfum, entendre sa voix, le toucher aussi. Il était trop vite reparti. Je me mis à repenser aux gâteaux sucrés ! Comme je demandais autour de moi si quelqu’un le connaissait, j’appris qu’il n’était que de passage, il retournait à Paris. Une employée de la banque, qui m’avait remarquée, m’a alors prise à part :
— Ça arrive souvent après ce genre d’expérience traumatique – c’en est une, vous savez – qu’on reste collé aux gens avec qui on a partagé ces instants. Un peu comme une drogue, ça peut durer assez longtemps. Faites attention.
J’ai quand même tout fait pour obtenir les coordonnées de Bruno. Est-ce que j’irais le rejoindre à Paris ? On était proche maintenant, après ce qu’on avait vécu. Ou est-ce que je m’installais ici pour une nouvelle vie, tranquille, au vert, ici où personne ne viendrait me chercher ?
Vik est affalé dans son canapé, une canette de bière à la main, devant le 20 heures de la télé qu’il écoute distraitement « … France Bleu Occitanie … sortie des otages du Crédit agricole… », lorsqu’une image le fait sursauter. Son visage s’agrandit, deux billes s’allument dans ses yeux. Mais c’est Betty qui passe à l’écran ! C’est bien elle, pas doute.
Elle n’en a peut-être pas fini avec lui.
Trop d’amour
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Amarré dans un petit port intérieur de l'estuaire de la Gironde, il semblait attendre, avec sa banquette bain de soleil et sa cabine couchette. Tout à l’heure Estelle et Bertrand se sont rejoints près de la bicoque de pêcheur bleue située à deux pas. Un décor qui sied bien à cette rencontre romantique sous une lune dorée. Ces deux-là sont beaux, éclairés par le spot de lumière. Est-ce la présence de milliers d'yeux au-dessus d'Estelle qui lui rappelle ses jeunes années quand ils s'étaient connus, elle et Bertrand ? Par une nuit claire ils avaient compté les étoiles. Un petit flirt, ça n'avait pas été plus loin. Elle s'étonne presque d'être de nouveau avec lui, baignée de cette lumière de lune. Un moment de connivence qui lui rappelle aussi ses premiers cours de théâtre, elle, l'ingénue de seize ans qui s’essayait à donner la réplique à des jeunes premiers à peine plus expérimentés qu’elle.
Ils se tiennent par la main, traversent le chemin qui les sépare du quai, s'arrêtent un instant pour échanger un regard amoureux, puis montent sur le bateau. Ils savent que dans une minute ils vont s'embrasser, longuement. D'abord tendrement, puis avec fougue mais ça n'ira pas plus loin qu’il y a vingt ans.
La nuit d’Estelle a été compliquée. Elle pense « cauchemardesque ». Pas étonnant si elle est bougonne ce matin. Quand elle débarque en baillant dans le séjour de leur location, Bertrand, Julia et Gabriel ont presque fini de petit déjeuner.
— Salut Estelle, lance Julia, t'as la tête des mauvais jours, mal dormi ? Gueule de bois ? Allez, assieds-toi, prends un café.
Elle est sympa, Julia, je l’aime bien. Toujours attentive et aux petits soins. Je marmonne un truc dans ma barbe. J’ai la tête dans les pieds, enfin... dans mes pensées. Le cauchemar de cette nuit m’a plombée et il faut que j’appelle maman pour la rassurer. Mais plus tard, parce que je l'entends déjà, Alors tu m’as oubliée ? Mais non, tu sais ce que c'est, ici on n'a pas une minute à soi… Oui je vais bien… Non le gîte est très correct, ne t'inquiète pas maman.
Autour de la table, Julia et Gabriel sont déjà à fond, à déconner. Je ne sais pas s'ils sont nés comme ça – il y a des mômes qui, à trois mois, rigolent déjà et dès qu'ils savent parler font rire la galerie. Tous deux s’amusent à raconter leurs rêves. Gabriel, qu'il a croisé Julia dans un train où elle était en train – haha, ça commence à rigoler – de cuisiner dans son compartiment une espèce de gâteau sucré au poisson. « Beurk! C'est dégueulasse, Julia, ça pue, et faire ça dans le train en plus! s'exclame Bertrand. » Julia répond qu’elle a toujours été créative et – on dirait presque qu'elle invente de toute pièce un faux rêve – « Attendez! Ecoutez ça, moi j'ai vu Gabriel qui débarquait en trombe dans une banque, flingue à la main, moi j'étais juste venue ouvrir un compte. » Bertrand se plaît à mettre de l'huile sur le feu : « Ah oui, avec ça ton compte est ouvert – il insiste sur le mot ouvert – et t’es menacée d'un flingue par Gabriel qui le pointe sur toi ! C'est carrément limpide ton fantasme, Julia. T'oserais quand même pas faire ça avec Gabriel, j’espère ! Je vais devenir jaloux. » Tout le monde connaît la liaison de Julia et Bertrand, ils ne se cachent plus. Et chacun d'en rajouter avec sa petite interprétation, sexuelle évidemment. C'est tordant. Moi je n’en perds pas une, mais je me contente de sourire. Car entendre Bertrand dire qu’il devient jaloux ! Je le trouve gonflé. Après ce qu'on a fait la veille, lui qui n'a pas hésité à me rouler une pelle, et une vraie. Il avait l'air sincère en plus. Avec lui je ne sais jamais. Moi, je suis où là-dedans ? Fière d’être belle, désirée, d’accord, mais au fond j’ai quel rôle ? Je suis la fille qui… Qui se laisse séduire, qui n’a pas vraiment de désir. Etre avec l’un ou avec l’autre… je crois que je suis faite pour faire plaisir aux mecs, en fait. Je me contente de vivre l’instant présent, je me laisse aller, un peu comme une coque de noix qui se balance sur l’océan. Est-ce que c’est pareil pour les autres ? Pour Julia en tout cas, c’est différent. Elle tient à Gabriel et ça se voit. Quant à lui, son regard n’est pas franc, lourd de sous-entendus, un regard en coin qu’elle n’avait pas perçu jusqu’à ce matin. Avec elle, il ne blague pas. Il l’observe, comme s’il l’évitait ou la sondait.
En vingt ans elle ne l’a pas souvent revu. Chacun a suivi sa route après le lycée et l’école de théâtre où ils s’étaient retrouvés ensemble dans le même cours. Mais était-ce vraiment un hasard ? Bertrand y participait aussi. Une vieille histoire, ces trois-là.
Estelle sort de sa léthargie quand les autres, se tournant vers elle, lui demandent en chœur : Et toi Estelle, ton rêve ? Raconte !
À voir les yeux ronds que je fais, tout le monde se marre de plus belle. Hein, à quoi j'ai rêvé ? Tu parles ! Je dois avoir une de ces bouilles, pas du tout le cœur à rigoler en fait. Je suis surtout incapable de raconter quoi que ce soit. C'est tellement flou dans ma tête ! Pas du tout envie de me creuser pour m’en souvenir d'ailleurs, surtout que c’était plutôt du genre cauchemar que rêve. Du coup, j’élude la question.
— Waouh ! des croissants, vous êtes super.
En buvant son café, elle ne le montre pas mais quelque chose la tracasse : elle se demande si au fond elle n'a pas apprécié le baiser tellement bon, la veille avec Bertrand et si, pourquoi pas, elle n’essaierait pas aussi avec Gabriel. Pour voir comment réagirait Bertrand, le tombeur de ces dames. Il est plutôt beau mec, Gabriel. Le trentenaire ténébreux. Il a un truc à lui. Oui d’accord, son regard en coin, mais justement il y a en lui un mystère, dur de résister. Et physiquement, le genre blond-roux, barbe naissante ne la laisse pas indifférente. Pourtant avec lui quelque chose la retient. D’y penser, elle sent venir un vrai goût acide sous sa langue en même temps que son cauchemar remonte à la surface. Comme au jeu de chaud-froid, elle chauffe ! Il a fallu à peine une seconde pour que toutes ces pensées la traversent. Ça va à cent à l'heure dans sa tête. Il faut qu’elle retourne dans sa chambre pour rester seule avec elle-même. « Ciao la compagnie, le croissant était excellent. Merci. »
En fermant les yeux, elle arrive à recontacter le cauchemar et se refait le film : dedans elle abordait des inconnus dans la rue et les embrassait, en vrai. Comme avec Bertrand hier. Des gros smacks super agréables. Ce qui était angoissant c’était après, quand elle montait chez eux… Là, un voile d’ombre couvre encore son souvenir. Il subsiste seulement dans sa mémoire un décor dépouillé, une pièce avec un lit dans lequel elle se réveillait groggy. Pareil que ce matin. Mais embrasser, elle aime, en a envie et elle se sent capable de le proposer à beaucoup d’hommes. Le faire avec n'importe qui, c’est autre chose, pas gratuitement mais… pourquoi pas.
Dans l'après-midi, tous se retrouvent pour une séance cinéma avec des connaissances qui logent dans un autre gîte, dans le village. Une séance de court-métrages comme ils les affectionnent, sensibles, décalés, loufoques aussi. Estelle a depuis longtemps en tête d’adapter un autre genre d’histoire, elle pense aux nouvelles d'Alice Munro. Elle en vise une parmi les moins complexes, la première de la série intitulée Trop de bonheur où une femme attend l'autocar ; on ne connaît pas sa destination, on ne le saura qu'à la fin ; un mari emprisonné. Pour quel forfait, quel crime ? Est-ce qu’elle arrivera à destination ? Mystère. Elle aime ce genre de suspense. Trop de bonheur, drôle de titre, comme si le trop devait conduire au drame. Au fait, le bonheur, c’est quoi pour Estelle ? On dirait qu’elle court après en cherchant quel obscur mystère est tapi dans son passé et que, pour y arriver, elle est prête à tout, à essayer plusieurs rôles dans sa vie.
Tout le monde s’éparpille ensuite et on se retrouve pour un dîner rapide. Après quoi Estelle a envie de marcher, seule. Ça fait plus d'une heure qu'elle est sortie, Bertrand décide de l’appeler. Il propose de la retrouver comme la veille près de la maison bleue.
— Mais beta, tu sais bien que ce soir j’ai un autre rendez-vous, avec Gabriel (rire nerveux d’Estelle). Mon pauvre, tu vas devoir ravaler ton désir pour moi. On a une drôle de vie, mais c’est comme ça. A propos, tu te souviens de notre premier flirt sous les étoiles ? Et le cours de théâtre, je jouais Juliette et toi Roméo, tu m'avais prise à part avant le cours…
— Ah non, c’est Gabriel qui jouait Roméo, et puis tu avais passé la soirée avec lui.
Au loin on entend un coup de feu suivi de trois autres. « C’est l’annonce du feu d'artifice, dit Estelle, je dois y aller maintenant. »
Quand elle rejoint Gabriel sur le quai minuscule, on la sent tendue. Il la détaille des pieds à la tête, un petit sourire aux lèvres, l’air un peu condescendant. Leur visage n’est pas éclairé, ils tournent le dos à la lune. Quelque chose cloche. Ils sont debout côte à côte mais ne se donnent pas la main, il est pensif. Un rictus éclair passe sur son visage. Maintenant il se tourne vers elle comme s'il venait de prendre une décision. Il la fixe dans les yeux. Elle ne fuit pas son regard, au contraire. Après quelques battements de cils elle affiche un grand sourire et lui attrape la main dans un grand éclat de rire. Il acquiesce en hochant la tête. C’est comme s’ils se réconciliaient. Il sourit lui aussi et pose sa main sur l'épaule d'Estelle mais il n'a pas compris ce qui se passe dans la tête d'Estelle. A la pensée de ce qu'ils sont censés faire ensemble tout à l'heure sur le bateau elle rit encore nerveusement, car elle se souvient maintenant : le cours de théâtre, je jouais Juliette. Il m'avait prise à part avant le cours, lui il avait déjà un peu d'expérience et deux ou trois ans de plus que moi, Je vais te montrer comment il faut s'y prendre quand on joue les amoureux, il m'avait dit en m'entraînant dans une petite salle à côté. Il m'avait embrassée comme Roméo était censé embrasser Juliette. Mais pas très romantique le baiser, avec sa langue qui cherchait la mienne. Et je te prends Juliette par la taille et je me colle bien à elle. C'est comme ça qu'il faut montrer qu'ils s'aiment Roméo et Juliette, tu comprends ? Ils sont fous amoureux. Mais c'était Gabriel qui parlait, pas Roméo.
J'étais sonnée. Quand on a joué la scène, je me suis laissé faire. Ce baiser volé, c'est la première chose qui m'est revenue, j'avais presque oublié ce qui s'était passé après, ce soir-là. J'ai dû me dire, Rappelle-toi Juliette – non, Estelle! – oui souviens-toi... le pot que tout le groupe allait prendre après la fin du cours. Il disait à notre prof que j'avais été parfaite dans le rôle, que grâce à moi il avait mieux joué. Et le prof était d'accord et nous félicitait d’avoir travaillé ensemble, Une harmonie parfaite ! Et Gabriel qui n'arrêtait pas d'être sur moi, à me féliciter et à se prendre pour Roméo. Mais c'était surtout lui qu'il félicitait de m'avoir détendue (c'est le mot qu'il employait), et préparée à jouer. Comme un préparateur sportif !
Après le pot il avait insisté pour qu'on continue la soirée chez lui tous les deux, On ne va pas se quitter comme ça ma Juliette. Si si, j'insiste on va fêter ça chez moi, oui il avait dit un truc du genre : Ça se fait, le verre de l'amitié.... Et puis chez lui après. Je me souviens vaguement d'un canapé tout moelleux. Lui, serré contre moi. Il me bécote. Il me fait boire et trinquer à notre réussite. Moi, j'étais dans les vapes, c'est sûr. Il a dû me dire, Tu vas dormir là, tu n’es pas en état de rentrer.
Ce que je me rappelle bien c'est le lendemain matin quand je me suis réveillée dans son lit à moitié déshabillée. Je sentais son odeur sur moi, j'étais défaite, mon ventre était collant, j'avais mal entre mes cuisses, je me sentais sale.
Tout de suite j'ai sauté du lit pour chercher mes affaires. Il voulait encore me retenir : Attends on va prendre un café. J'avais couru dans l'escalier-oui, même que je m'étais tordue une cheville - et j'avais raconté un bobard à mes parents, que j'avais dormi chez une fille du groupe.
Ensuite tout s’est effacé, le trou noir. Sans faire le lien, elle s’est faite à l’idée qu’elle pouvait embrasser tous les hommes, désormais, n'importe qui (ou presque), ce ne serait pas un obstacle dans son métier et elle ne dirait pas forcément non si on lui demandait d'aller plus loin, il est si simple de simuler.
Son rire nerveux a cessé. Elle se repasse maintenant le scénario que leurs personnages sont censés jouer : entre eux deux, une idylle est née, ils vont concrétiser ce soir dans la cabine du bateau avec la lune et des milliers d'étoiles pour accompagner leurs ébats et avec un feu d'artifice pour célébrer l'événement.
Sauf qu’elle a décidé de changer le jeu. Intérieurement elle répète son rôle : dans un instant, je monterai sur le bateau, je me laisserai maquiller, j'écouterai sagement les consignes de Willy Aden, je dirai oui bien sûr à ses indications et j'attendrai le clap Scène érotique dans la cabine, Action ! Au moment de me déshabiller je dirai tout haut devant la caméra : Je vais vous dire ce que je pense de Gabriel. Vous croyez le connaitre mais il y a vingt ans, ce beau jeune premier abusait de la belle ingénue que j'étais à mes seize ans. Vous savez ce qu’il osé faire ? Il a profité de mon sommeil pour me violer. Tout m’est revenu aujourd’hui. Alors désolée.
Coupez !
Lignes de vie
Dans un hall de gare, devant un plan de réseau de transport à moitié effacé ; parmi les voyageurs, une femme visiblement perplexe et un homme souriant et affable.
Elle – Monsieur, vous allez dans quelle direction ?
Lui - Je vais vers Bonheur, et vous ?
Elle - Je ne sais pas encore, je n'ai pas décidé. J'hésite entre … Rêve et Réalité.
Lui - Ah ça ! Votre choix n'est pas facile.
Elle - En fait, vers Rêve je ne sais pas bien à quelle station descendre, il parait que la chose est assez compliquée. Je me demande même s'il y a des arrêts avant le terminus. Et ça a l'air bien loin !
Lui - Je vois que vous n’êtes pas encore prête à aller jusqu’au bout de Rêve. Mais excusez-moi de vous demander ça, vous venez d’où ? Vous avez l’air nouvelle ici.
Elle - Ça oui, j’arrive de très loin. Là-bas, il n’y a d’envisageable que Rêve, car Bonheur n’existe plus et Réalitéest vraiment à fuir, c’est tellement sombre !
Lui – Ah, je vois…. Réalité ici c'est complètement différent. C’est agréable, bien éclairé, on se sent bien sur toute la ligne. Même si les horaires sont parfois aléatoires. Si vous avez le temps, vous aimerez ! C'est un omnibus et vous aurez l'embarras du choix pour descendre. Mais attention ! Je me dois de vous prévenir que Réalité n’est pas rose non plus pour tout le monde. Certaines rames sont carrément fermées aux nouveaux arrivants qui ne connaissent personne ici.
Elle – Hum ! Alors il y a Rêve mais à ce qu’on m’a dit c'est un peu spécial… il n'y a pas réellement d’accès ; il faut fermer les yeux à Réalité et imaginer l’endroit où on veut aller sur Rêve pour avoir des chances de s'y retrouver.
Lui - Et vous avez une idée précise de destination en tête ?
Elle - Euh… vous êtes bien curieux, on se connait à peine ! Dites donc, il y a plusieurs arrêts sur votre ligne Bonheur ?
Lui - Ah oui pardon ! Et il y a même des accès à Rêve. Mais à ce que je sais il y a souvent des déviations pour travaux et, parait-il, on n'est pas très sûr d'arriver au terminus. En tout cas on m'a parlé en bien des stations Lachance et Petit Bonheur.
Elle - Ah bon, pourquoi ?
Lui - Elles sont beaucoup plus sûres. Et il existe des correspondances vers Rêve et Réalité.
Elle - Ah c'est intéressant… ça me donne une idée. La direction Rêve est quand même plus tentante que Réalité finalement. Alors pourquoi je ne prendrais pas d'abord Bonheur et puis vers Rêve en changeant à Lachance ? Au moins ça m'avancerait jusque-là sans avoir à me faire une idée précise de l'endroit où je voudrais descendre.
Lui - Oui… Ce n’est pas idiot ! Mais faites attention à ce que les panneaux indicateurs Rêve et Réalité ne soient pas inversés. Ça arrive, surtout à Lachance.
Elle - Bon. Mais vous, au fait, vous allez où ?
Lui - Je crois que je vais aller aussi à Lachance. Je verrai bien ce qui se passera. Petit Bonheur ne m'inspire pas trop en fait, et je suis plutôt du genre joueur.
Elle - Eh bien, si vous voulez, faisons le chemin ensemble jusque-là et, vous qui connaissez bien la correspondance, vous pourriez me guider vers Rêve. Comme ça je ne me tromperai pas. D'accord ?
Lui - Entendu et ... comme je suis curieux, vous l'avez remarqué, et que vous m'êtes sympathique, je ferais bien un bout de chemin avec vous vers Rêve, histoire de voir …
Elle - OK, allons-y, tentons le Rêve ensemble, on pourra toujours revenir vers Réalité... ou aller vers Bonheur, on ne sait jamais. Pourquoi pas ?