5 Quand le quotidien tourne au cauchemar

 

On a beau être rationnel, penser avoir toutes les cartes en main, quant le réel vole en éclat pour sombrer dans les mangas on ne sait plus où sont ses chaussures. Moi qui pensais que le réel était la base solide de toute mon existence, je prenais conscience au pire moment qu’en fait il s’avérait n’être qu’une option.

Cela a éclaté comme un orage, enfoncé dans le grand canapé du salon avec à portée de main tout ce dont j’avais besoin, téléphone, boisson, et cendrier… la semaine précédente j’avais viré la vieille qui me surveillait pour pouvoir rendre compte à ma femme de toutes mes incartades, la situation était sous contrôle.

En pleine discussion pour une affaire qui s’avérait juteuse, la porte s’était ouverte dans mon dos et madame avait fait une apparition bruyante, venant mettre à mal ma béatitude. 

À peine un bonjour, pas de bisous et cinq minutes après les critiques avaient commencé à pleuvoir. À pleuvoir n’est peut-être pas le mot adéquat car on était plus près des pluies de la mousson tropicale que d’un orage européen.

Pas de grands changements sous le soleil, mais la situation a viré à l’aigre quand a été abordée la question de sa femme de ménage cuisinière. 

J’ai expliqué qu’elle n’en faisait qu’à sa tête, me faisait grise mine en permanence, ne me cuisinait que des plats style régime minceur, enfin bref qu’elle m’agaçait. Je l’avais virée et la maison m’était apparue de suite plus avenante.

Quelle idée aussi de me tomber dessus sans prévenir, j’aurais pu faire un petit effort, là, pris sur le vif le résultat n’était pas en ma faveur je le concède.

Voulant me sortir de ce débat sur le droit du travail, j’avais pensé la jouer finement en changeant de sujet. Je voulais lui monter qu’en dépit de ses réticences je pouvais être fin négociateur et performant dans mon domaine de prédilection, la finance !

Elle m’avait agacé avec ses messages dans lesquels elle ne relatait que sa réussite au casino. Elle oubliait un peu vite qu’elle était partie soigner une amie, alors qu’en réalité madame jouait à la roulette ou au black jack au risque de nous mettre sur la paille.

J’ai donné un chiffre au hasard ou presque pour la somme qu’elle pourrait m’avancer pour mon affaire en cours, quatre-vingt-dix mille euros et ce pour avoir une idée de ses gains !

C’est alors qu’ayant tiré un fil tout le tricotage de nos vies s’est mis à filer comme un bas nylon et que j’ai compris que ma vie à « moi » partait en quenouille !

Madame a voulu un contrat signé devant notaire, pourquoi pas devant le procureur de la république. Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais j’aurais été bien inspiré de me tenir coi.

Elle l’a fait, ni une ni deux, rendez-vous chez le notaire comme quoi elle était bien prête à m’épauler. C’est là que la situation se brouille : c’est la tuile, plongé dans mon travail j’avais complètement effacé de mon esprit l’affaire de l’achat du château. Madame voulait un château, il était normal qu’elle participe aux frais d’acquisition de la bâtisse.

Et l’autre qui lui déballe toute l’affaire sans me prévenir, des professionnels aussi nuls n’ont rien à faire dans la profession.

En réalité je lui avais dit que cette situation n’était que temporaire, que je lui ferais des versements mensuels réguliers pour rétablir l’assurance-vie de madame. On promet mais les évènements ne l’entendent pas toujours de la même oreille. J’ai laissé passer de belles opérations faute de fonds, en raison de quoi je n’ai pas eu la possibilité de me refaire.

Une tenture par ci, un camion de gravillon par là, la piscine, le jacuzzi, le tracteur pour la tonte, la liste n’en finit pas et aujourd’hui l’autre chamarré qui lui déballe « mon faux en écriture » temporaire, entendons-nous bien, je n’allais tout de même pas détourner l’argent de ma femme !

Le notaire complètement désemparé a remis l’argent sur son assurance-vie avec les fonds de l’étude, mais désormais il me met en demeure de le rembourser dans les plus brefs délais car il n’a plus de fonds disponibles pour la faire fonctionner. En plus de son appel téléphonique j’ai reçu une lettre de menaces qui me met la pression.

Quand les ennuis vous tombent dessus, cela tourne à la saison des pluies. J’ai reçu un courrier recommandé de la femme de ménage m’annonçant qu’elle portait plainte pour licenciement abusif sans cause réelle et sérieuse avec demande de dommages et intérêts pour insultes sexistes et propos racistes. 

Ce n’est pas possible, elles se sont donné le mot pour me pousser à bout et me ruiner. Qui a pu lui mettre des idées pareilles dans la tête ? ce n’est pas dans son travail entre sa serpillière et ses casseroles qu’elle a appris ce vocabulaire juridique ; quelqu’un le lui a soufflé. 

Raciste moi, alors que ma femme fait travailler une femme de ménage portugaise et que je ne lui dis absolument rien.

Quant à sexiste mes copains vous diront que les femmes et leur bien-être sont dans le quotidien l’une de mes priorités premières. Cette situation est trop injuste, je crois que finalement je fais acte de trop de bonté et d’empathie, alors on en profite pour me saigner à blanc.

J’ai laissé passer les délais et une nouvelle lettre recommandée m’a annoncé que le château allait devoir être mis en vente pour payer mes dettes !

 

 

6 Si l’avenir était aussi simple qu’une idée !

 

 Enfin remise de toutes les mésaventures qui m’étaient survenues depuis mon retour, il était temps de se remettre en route. J’avais tout de même été secouée par la découverte des comportements inconvenants de mon conjoint. L’avenir de ce côté ne s’annonçait pas serein, il faudrait qu’à l’avenir je reste vigilante et attentive à mes affaires.

Ce qui est sidérant c’était le fonctionnement du notaire, qu’un personnage travaillant pour l’État ait, pu se montrer aussi machiste. L’homme demande, on exécute, sans remords ni scrupule ! Je suis persuadée que ma détermination et mes menaces dans cette confrontation l’avaient mis en condition et il avait rectifié ses errances avec rapidité.

Je découvrirais un peu tard, que le remboursement de ma dot annulait pratiquement l’acquisition du domaine. Désormais le château n’étant plus payé et mon mari dans l’impossibilité de rembourser les fonds au notaire, celui-ci logiquement n’avait d’autre solution que de le remettre sur le marché.

Loin de toutes ces considérations techniques Consuelo et moi nous étions lancées dans une étude prospective en vue de trouver des solutions permettant de garantir l’avenir de ces murs. Nous n’occupions que quelques pièces du rez-de-chaussée de cette immense bâtisse qui avait, il faut l’avouer un prix de revient hors de nos capacités financières.

J’avais voulu un château, car c’est bien moi qui nous avais mis dans cette situation. Donc, il me revenait de trouver les moyens de rentabiliser cette opération.

Nous en avons bu des tasses de café en recherchant l’idée lumineuse qui apporterait une réponse à nos problèmes.

Il y avait un peu dans tout cela une recherche de revanche à prendre vis-à-vis de mon mari, je voulais lui démontrer que j’étais capable de faire autre chose que tondre les pelouses.

L’idée était bonne mais en dépit des heures passées à cogiter nous ne parvenions pas à un stade de pré élaboration, même pas à mettre bout à bout quelques idées cohérentes.

Pour apaiser les angoisses dans lesquelles cette situation me plongeait, j’avais repris mon exploration des niches de la salle des archives. Je pestais contre le temps, les insectes et les moisissures qui avaient ruiné un trésor historique inestimable. En conséquence de quoi ma collection de collages historiques prenait de l’ampleur. J’adorais retrouver des échantillons sur lesquels on distinguait de jolis fragments d’écriture en particulier des signatures. Je jouais sur les nuances de support ou d’écriture dans lesquels j’intégrais des éléments de ma composition. Je m’étais procuré un carnet de feuilles d’or et du matériel de calligraphie. Ce travail minutieux de création me prenait beaucoup de temps, certes, mais m’apportait beaucoup, en absorbant mes tensions il m’apaisait. Ma technique évoluant j’en tirais beaucoup de satisfaction et de bien-être. Je rangeais mes créations dans les niches du bas de la salle des archives préalablement nettoyées.

Cette activité manuelle était venue combler un espace de dévaluation de moi-même qu’avaient ouvert toutes ces mésaventures. Si nous en étions arrivés là c’est que j’avais ouvert des brèches qui avaient permis à mon mari de s’y engouffrer.

Il pouvait faire tout ce qu’il voulait pourvu, que j’obtienne ce qui représentait une part essentielle de mes rêves d’enfance, le château avec pourquoi pas les fées pour se charger de mes caprices et les nains pour faire le jardin. Dans les livres on ne parle jamais des pelouses qui ne cessent de pousser ni des rosiers qui fanent, pas plus que des feuilles qui viennent polluer la piscine. Ni du ménage dans des pièces immenses, de l’entretien des vitres sur des fenêtres de plusieurs mètres de haut sans parler des toiles d’araignées nichées dans des recoins presque inaccessibles si ce n’est au prix d’acrobaties dignes des acrobates du cirque du soleil.

Ce passage du rêve infantile à la maturité était brutal mais salutaire, encore fallait-il se donner les moyens de devenir créative.

Nous ne parlions plus que de ça, nous en rêvions mais sans parvenir à conclure.

Cette démarche n’était pas vaine, car au cours de ces séances de réflexion nous avions envisagé une multitude de pistes qui s’avéreraient enrichissantes pour l’avenir, et appris à mieux nous connaitre.

Un après-midi au cours duquel nous avions poursuivi notre réflexion, je ne sais pourquoi j’ai fait une remarque à propos de mon mari et la façon dont il s’était « selon moi » emparé de mon argent. Consuelo assise au bout de la table me regardait l’air songeuse et ne semblait pas tout à fait en accord avec mes propos.

  • Je ne comprends toujours pas votre fixation sur la question de l’« argent » entre parenthèses le vôtre ! Soit, votre mari l’a utilisé sans vous en avoir parlé et de façon déloyale, mais c’était l’argent du couple ? Admettons qu’il vous en ait parlé, quelle aurait été votre réponse ? Oui, non, faut voir, alors vous ne savez pas ?

Ma tête fonctionnait à cent à l’heure, elle venait de me poser une belle colle. À aucun moment je ne m’étais fait cette réflexion. Pourquoi n’avions-nous jamais abordé ces questions touchant à l’argent. Qui faisait quoi, qui finançait quoi. Nous étions soi-disant embarqués dans la même aventure, mais pas dans la même équipe. Était-ce que nous ne nous faisions pas confiance, étions-nous trop pris dans des schémas de représentation qui nous enserraient comme des carcans. Par négligence en pensant que ce n’était pas si important, que nos parents devaient certainement fonctionner comme cela alors que nous n’en savions rien.

Elle sentait qu’elle avait touché un point faible, elle me regardait l’air étonné et un peu goguenarde.

  • Chez nous la question ne se posait pas, dit-elle, nous n’avions pas d’argent et quand nous en avions, on parait au plus pressé en remboursant les commerçants qui nous avaient fait crédit. On travaillait dès le plus jeune âge et personne ne s’en plaignait désormais, les choses ont changé et ce n’est pas plus mal. Mais quand je vous vois vous débattre comme deux aveugles je me demande si cette situation est plus enviable.

Elle s’est tue, elle avait les joues un peu rougies, je pense que c’est l’émotion due à l’idée qu’elle se faisait d’en avoir trop dit. Elle regardait ses mains posées sur la table semblant attendre de leur part un assentiment. Je savais que ce que j’allais dire aurait de l’importance sur la suite de nos relations aussi ai-je pris mon temps.

  • Je vous avoue que jamais nous n’avons discuté de cet aspect de notre vie de couple et j’en suis éberluée. Je vous remercie car avec votre franchise vous avez mis à bas toutes mes certitudes et je vais devoir revoir la façon d’aborder le quotidien avec lui.

Elle s’est détendue, a souri, tendu le bras et saisi mes mains dans les siennes. Elles étaient chaudes et un souffle de détente m’a envahie. Nous sommes restées quelques instants à nous regarder, un fou rire nous a pris et m’a permis de cacher les larmes qui m’étaient montées aux yeux.

  • Bon, ça n’est pas le tout il faut maintenant nous remettre au travail, qu’en pensez-vous ?
  • Restons en là pour aujourd’hui ! peut-être devrions nous chercher quelqu’un qui soit susceptible de nous apporter un nouvel éclairage, c’est que l’affaire est d’importance et nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer.

La porte du donjon aux archives était encore restée ouverte. J’en ai été étonnée mais sans plus. Pour m’apaiser j’ai repris mes prospections, je recherchais une jolie lettre pour terminer une composition qui m’avait demandé bien des heures de travail. Utiliser les feuilles d’or nécessitait un doigté que je ne possédais pas à mes débuts, vu le prix d’un carnet il était nécessaire de ne pas se rater.

La calligraphie ne me posait pas les mêmes problèmes, il fallait tracer pendant des heures pour que la main et le poignet atteignent la décontraction et la souplesse nécessaire au moment de poser une courbe ou un joli plein qui feraient la beauté finale du tracé.

Rentrée dans la chambre épuisée par notre séance de recherche, les échanges avec Consuelo et les heures à la planche à dessin. Fatiguée certes mais satisfaite ma nouvelle œuvre commençait à prendre forme.

J’ai allumé la télévision, je sais que ce n’est pas bon pour le sommeil c’est vrai, mais dans mon esprit moins dangereux « je le pensais » qu’une dose de chimie à se dynamiter le cerveau, au bout du compte le résultat était le même. 

 

Ce n’est que le lendemain matin que j’ai découvert sa carte sur la console de l’entrée !

Il avait juste écrit : La situation est intenable je préfère m’éloigner avant que tu ne me demandes de sortir de ta vie !

PS : je me suis permis d’emporter quelques-unes de tes œuvres.

J’étais certaine qu’il aurait pris celles qui me tenaient les plus à cœur. Pourtant je n’avais jamais imaginé qu’il s’intéressait à mon travail…