Je suis claquée, à moi le canapé, un petit drink bien frais (oui je m’autorise un peu d’alcool et en anglais, ça passe mieux !), une série débile et la promesse d’un sommeil noir et profond.
Voilà ce que pense Ariane en poussant la porte de son appartement. Foutu ascenseur encore en panne, elle a dû se farcir les quatre étages à pied. Ok, ce n’est pas énorme mais après huit heures à voir défiler toutes les variantes de la misère humaine, je vous assure que certains jours, quatre pauvres étages, c’est l’Everest !
Cette misère-là arrive par la mer mais elle ne navigue pas en père peinard le long des golfes clairs, non, elle traverse les océans sur des esquifs improbables qui, dans le meilleur des cas, atteignent des côtes pour vomir dans un dernier spasme des débris d’humanité. Et ce sont eux qu’Ariane accueille chaque jour dans son bureau de l’APM, Association Priorité Migrants.
Après un divorce mouvementé, elle avait opté pour une rupture radicale, quitté Angers, salué les trois ou quatre amis restés fidèles, les autres avaient prêté allégeance à Fabien qui, elle devait le reconnaître, était plus doué qu’elle en amitié ; en amour aussi d’ailleurs, puisque trois mois après leur séparation, il était déjà « en couple » et elle avait répondu à l’annonce de l’APM. Après avoir été quittée, elle avait été choisie, l’équilibre se rétablissait même si c’était au prix d’un douloureux déracinement. Les premiers mois à Calais avaient été durs, le froid et la pluie lui faisaient regretter la douceur angevine, mais son travail réussissait peu ou prou à combler le vide affectif laissé par la séparation d’avec son amour de jeunesse.
Elle s’était installée dans un nouveau train-train quotidien qu’elle ne devait qu’à elle-même et dont elle avait fini par s’accommoder.
Ariane commençait à s’assoupir devant son écran quand un bruit la réveilla en sursaut. Avait-elle ronflé ? Le souvenir des violentes prises de bec avec Fabien pour cause de ronflements intempestifs devant un film la propulsa dans la position verticale en une fraction de seconde, dans sa précipitation elle heurta le verre qu’elle avait posé au pied du canapé et le contenu répandit une belle couleur ambrée sur le tapis blanc écru. On a beau dire, le whisky même de 20 ans d’âge…ça tache !
Elle s’apprêtait à expulser un « bordel de merde » bien senti quand le bruit se fit à nouveau entendre. On sonnait à sa porte. Un rapide coup d’œil à sa montre la rassura, la nuit tombe vite en septembre mais il n’était que 19h30, un horaire qui reste honnête même pour une visite impromptue.
Tout en relevant la fermeture éclair de la vieille veste polaire que Fabien avait oubliée, elle se dirigea vers la porte et avant d’ouvrir, elle resserra machinalement l’élastique qui retenait ses cheveux.
À l’instant où elle déverrouillait la porte, elle constata une nouvelle fois qu’elle avait encore oublié de regarder par l’œilleton
Ah, il y a un œilleton, ça c’est bien, tu peux au moins regarder qui est là, avec tous ces étrangers qui trainent, on n’est jamais trop prudent. Sa mère. Toujours la parole qui rassure.
Mais pourquoi Ariane aurait-elle peur de l’homme qu’elle découvre ? Elle le reconnait, c’est le commandant Massoud, enfin… c’est le surnom que sa collègue Fathia et elle lui ont donné. Il arrivait de Kaboul, une vague ressemblance avec le modèle, deux raisons pour ne pas faire l’effort de retenir son prénom. Prénom, qu’Ariane, à cet instant, cherche désespérément. Lui donner du « commandant » serait incongru, lui qui a quitté l’Afghanistan pour échapper au service militaire, lui qui, comme tant d’autres, rêvait de l’Angleterre.
Elle balbutie donc un vague « bonsoir » et lui fait signe d’entrer.
Il hésite, il fixe ses baskets souillées de la boue du terrain vague où il a planté la tente fournie par la Croix Rouge. Chez lui, il se déchausserait. Il n’ose pas avancer dans le couloir, Ariane qui vient d’entrer dans le salon a disparu. Il est pris d’un inexplicable sentiment de panique, il a tout à coup envie de repartir mais la voix d’Ariane le retient.
- Mehran (bingo ! elle vient de retrouver son prénom, en voyant la photo de sa nièce Mégane, la proximité des sons, sans doute), venez vous asseoir et vous allez me raconter les raisons de votre visite.
Mehran bafouille.
- thank you. Gentille.
Il a honte, il mélange les langues. Déjà six mois qu’il est en France et il se sent incapable de faire une simple phrase. Là où l’anglais te fournit du court, du concis, du prêt à l’usage, le français s’étire en rondes de mots qu’il aime entendre mais putain que c’est dur ! Oui, ça il sait le dire mais il devine que ce n'est pas de cette manière qu’il doit s’adresser à la femme qui lui fait face.
- Euh…chassé, plus de tente, police.
Ariane a compris, le préfet a été pris d’un prurit d’expulsion et en bon petit élève, il va montrer au gouvernement comment on expulse. Ah ils sont entrés par la fenêtre ? Tu vas voir, avec moi, ils vont la trouver la porte de sortie. Et vite fait !
Là, Ariane exagère un peu, elle n’a jamais rencontré Monsieur le Préfet et il serait étonnant qu’un ex de l’ENA s’exprimât ainsi mais c’est un petit plaisir personnel qu’elle s’offre tant la situation de ces pauvres gens l’indigne.
Cela étant, elle finit par saisir à travers un sabir entrecoupé de sanglots contenus qu’il s’est enfui sans même emporter ses maigres biens, que les seuls papiers qu’il a conservés sont ceux qu’il lui tend.
Ariane maitrise mal le pachto, à moins que ce ne soit du dari, elle suppose que ce pourrait être un acte de naissance. Les rouages de son cerveau se mettent en branle. Où trouver un interprète ? À cette heure, le centre est fermé. Que va-t-elle faire de ce jeune homme ? Le renvoyer dormir dehors ? La météo annonce 4° cette nuit.
- Et pourquoi êtes-vous venu chez moi ?
- Police, courir, immeuble ouvert et j’ai monté, monté, porte, j’ai sonné.
Ouais…ça se tient pense Ariane, ce n’est pas un serial killer qui m’a suivie dans la rue.
Mehran est assis sur le bord du canapé, il regarde ses chaussures qui ont déjà laissé des traces sombres sur le beau tapis écru, si bien que la tache de whisky passe presque inaperçue. Il regarde le verre et la bouteille, la bouteille, le verre, le liquide ambré qui enflammerait sa gorge et anesthésierait son désespoir. C’est péché ? Et alors ? C’est humain de me chasser comme un nuisible de son terrier ? Méhran est à deux doigts d’avoir des pensées blasphématoires et des gestes pires encore, mais en vérité, il ne pense rien, il ne tente rien, seule une immense fatigue l’habite. S’étendre là, s’endormir, partir, se promener dans les jardins de Babur, accompagner sa mère au marché, déguster de délicieux naans et des bolanis. Pendant un bref instant, Mehran quitte son corps. Il le réintègre en entendant la voix de son hôtesse.
- Vous avez mangé ?
Le geste qui a accompagné la question a suffi, le jeune homme fait un signe de tête qui pourrait dire « non », il se lève et suit Ariane jusqu’à la cuisine. La soirée pépouze avec pour diner un paquet de chips, c’est mort…qu’est-ce que je vais lui faire à manger ? Et déjà, est-ce que j’ai quelque chose ? Des pâtes ? Oui, une valeur sure. Quelques minutes plus tard, elle dépose devant Méhran une assiette de spaghettis qu’elle lui propose d’arroser de ketchup, on n’est pas au top de la gastronomie mais le visage de son invité s’anime, il murmure un « merci » et attaque vigoureusement le contenu de son assiette.
Tout en le regardant manger, Ariane s’interroge sur la suite du programme. Elle ne peut décemment le renvoyer dehors, désormais il fait nuit et elle sent que la température a bien baissé, il va devoir passer la nuit chez elle. Elle songe que la seconde chambre qu’elle compte aménager en bureau/chambre d’amis est toujours dans un affreux foutoir où se mélangent cartons à déballer et objets divers qui n’ont toujours pas trouvé leur place dans l’appartement, mais c’est la seule pièce disponible. Il aura au moins un peu d’intimité.
Dès la porte d’entrée, au milieu du bric-à-brac, elle aperçoit le matelas pneumatique, qu’elle avait acheté en prévision d’une rando en Corse avec Fabien, il est encore dans son emballage, il fera l’affaire.
Après deux ou trois coups de pied énergiques, une place est dégagée pour le lit improvisé. Ce n’est pas le summum du confort, mais c’est toujours mieux qu’une quechua.
De retour dans la cuisine, elle constate que Mehran a terminé son repas et qu’il est en train de laver assiettes et couverts. Ariane range provisoirement ses a priori sur l’éducation masculine des hommes de culture musulmane, et par gestes, elle lui explique qu’elle a aménagé un endroit où il pourra passer la nuit. Le jeune homme s’incline plusieurs fois, les mains jointes, en signe de remerciement.
Pendant un instant, Ariane se sent désemparée. Est-ce vraiment une bonne idée d’héberger ce jeune migrant ? En a-t-elle le droit ? Elle hésite entre qualifier son geste d’héroïque ou de carrément stupide puis décide que demain il fera jour, que chaque chose en son temps, que Mehran doit être fatigué et qu’il est temps de lui indiquer sa chambre. Elle s’est remise en mouvements, elle récupère dans l’entrée le sac de vieux vêtements de son frère Sébastien, qu’elle devait apporter au centre et le tend au jeune homme.
- Tenez, vous pouvez vous changer si vous voulez lui dit-elle en l’invitant à la suivre jusqu’à la porte de la salle de bains.
Mehran semble hésiter mais Ariane comprend, depuis combien de temps n’a-t-il pas bénéficié d’un lieu pour faire sa toilette ?
Elle s’éclipse rapidement et de retour dans le salon, elle se remet à s’interroger sur la suite des événements, elle n’est pas assurée que la police n’a pas vu Mehran entrer dans l’immeuble, peut-être que demain, dès six heures, on tambourinera à sa porte, et là… bonjour les ennuis !
Un autre verre de whisky pour voir plus clair.
L’alcool ne l’aide en rien, elle ne voit qu’une solution, renvoyer son hôte à la rue dès potron-minet et surtout taire cette aventure.
Quel dommage ! Pour une fois qu’il m’arrive quelque chose d’intéressant…
Ariane en est là de ses réflexions quand elle entend un discret raclement de gorge, Mehran s’est arrêté à l’entrée du salon, ses cheveux noirs encore humides retombent sur son front, il a l’air un peu gauche dans le jogging trop grand de Sébastien. Il est attendrissant et Ariane a du mal à maitriser les papillons qui dansent au creux de son ventre.
Ouah ! il est beau, ce mec…
Eh, fofolle, reprends-toi ma vieille, t’es pas à un speed dating ! Ariane s’ébroue mentalement.
- Oui, suivez-moi dit-elle
Elle s’arrête devant la pièce hâtivement aménagée en chambre.
- Ce n’est pas un vrai lit, mais j’espère que vous passerez une bonne nuit.
Mehran regarde à peine le matelas mais il s’incline plusieurs fois devant Ariane en prononçant d’une voix étouffée des « merci, merci ».
Ariane passe une nuit étrange, entre rêves et cauchemars et plutôt qu’elle se lève, elle se jette hors de son lit, elle sent, elle sait qu’elle est en retard, l’horloge de la cuisine lui confirme qu’elle va devoir rattraper une demi-heure, elle décide de faire l’impasse sur son repas préféré, le petit déjeuner et tout à coup, Méhran, les péripéties de la veille lui reviennent en mémoire. Bon sang, Méhran, j’allais l’oublier.
Elle se précipite vers sa chambre, la porte est ouverte, sur le matelas, les vêtements de Sébastien sont soigneusement pliés.
Méhran est parti. Il a été matinal. Lui.
Sur le meuble de l’entrée, Ariane découvre, à la place du document qu’elle comptait faire traduire, un ticket de caisse qui trainait là avec le mot : « thanks ».
Mehran ne reparut pas au centre et Ariane finit par se persuader qu’il avait enfin réussi à trouver la bonne porte de sortie, celle qui le menait à l’Angleterre.