Ce soir c’est pizza

 

 

22h ! Ils arrivent à 22h ! C’est bien trop tard ! Trois minutes à four très chaud, n’attendez pas trop, a conseillé le livreur. Inquiète, Élise soulève le couvercle en carton, observe la pâte trop blanche, trop mince, devenue gluante sous l’effet d’un jus de tomate trop clair. Les eux pizzas qui patientent dans leur boite depuis deux heures ont eu le temps de se détremper. Oh là là ! ça va être ma fête ! Trop, tout est trop ce soir. 

Au lit ! Sans attendre leurs grands-parents, école oblige, les enfants sont allés se coucher en râlant. Thierry vient juste de rentrer du boulot. Que veux-tu au garage nous n’avons personne pour nous assister ! Un principe me guide : je fais tout, tout de suite. Si je lis un texto, je réponds. Si je prends une décision, j’agis. Je ne reporte rien. Si je ne commence pas par respecter les délais prévus c’est la cata et c’est irrespectueux pour les clients. 

Admirable ! se dit Élise qui titube de fatigue et d’énervement. 

Et ton colombo il est prêt ? Non. Ce soir c’est pizza. J’ai le temps de prendre une douche ? Non. Tes parents arrivent. Tard mais ils arrivent. Thierry lève le nez, fixe Élise. En alerte, il a compris qu’il vaut mieux se taire. 

 

Oh là là ce soir c’est ma fête ! Toutes ces roses ! Christiane et Paul, il ne fallait pas, vous me gâtez. Élise un peu sonnée entend son beau-père préciser : il faut bien nous faire pardonner notre retard. On s’est arrêté au Grand Auchan, celui près de la bretelle de l’autoroute. Ils avaient un arrivage de fleurs d’Afrique du Sud.  On en a profité. 

C’est un bon motif économique, murmure Élise, 2400 licenciements sont annoncés chez Auchan. 

Christiane, imperturbable, enchaîne :  on en a profité, on a voulu s’arrêter pour consulter Auchan Voyages. Nous avons le rêve de faire une croisière pour fêter nos quarante ans de mariage. Attention pas la croisière banale. Les Baléares, Bali, Maurice, la Thaïlande, les Antilles, les Seychelles, on connait. On veut faire une croisière exceptionnelle et ils font 40% de réduction en ce moment sur les croisières. 

Il faut savoir profiter, le clan nordiste va ponctionner un gros milliard dans les caisses de Décathlon pour ses actionnaires. Il a le sens de la distribution mais pas de la redistribution. Pas de réaction. Le commentaire d’Élise glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard.

Et puis nous sommes allés directement à l’hôtel. Vous connaissez Paul. Il voulait vérifier la chambre. Il l’a fait. Quand il prend une décision, impossible de le faire changer d’avis. Demain, on a tout le temps de voir les petits.  Oh là là ! mais vous avez fait des travaux dans la cuisine.

Nous voulons de l’exceptionnel, claironne Paul. 

Les pizzas ! Élise vient de redescendre sur le carrelage de la cuisine. Les pizzas ! Au four ! Vite ! Ça ira ! L’injustice assumée !  Ça se bouscule dans sa tête. Ça ira ! Temporiser ! Ça ira ! Se raccrocher aux règles d’usage de la bonne hôtesse, les inviter à s’asseoir à la table. Ça ira ! Thierry, tu sers l’apéritif ? Le Lambrusco est au frigo. Ça ira !

Thierry se lance avec de grands moulinets de bras dans l’explication des transformations de la cuisine. Nous avons fait appel à une architecte d’intérieur. C’était très séduisant ce qu’elle nous a proposé. Elle a voulu selon son expression, stupéfiante la première fois quand nous l’avons entendue, transcender la cuisine et lui donner une fonctionnalité redoutable. Ça ne s’invente pas.  

Paul est têtu : Oui nous voulons de l’exceptionnel. À notre âge, nous l’avons bien mérité. Croisière Polaire Antarctique. Une aventure polaire sur un navire de luxe pour découvrir le Continent Blanc. 

Blanc oui c’est vrai, Thierry en bon voltigeur a attrapé le mot au vol, le plan de travail prolonge un espace blanc en s’élançant vers la table qui peut se déplier quand nous accueillons des invités. L’architecte a repris le concept de Charlotte Perriand pour aménager les petits espaces. Fonctionalité, fonctionnalité avant tout. 

Tout ce blanc dans une cuisine, s’étonne Christiane, moi je ne pourrais pas, ça me rendrait malade, il me faut de la couleur.

À table ! s’écrie Élise qui vient de sortir du four deux galettes aux bords noircis. Christiane se précipite : Voulez-vous que je vous aide ? Vous vous êtes donné tout ce mal. Et tandis que la mastication collective commence, Paul s’adresse maintenant à la cantonade : Nous ne souhaitons pas aller dans l’Arctique. Trop dangereux. Trop compliqué.  J’ai lu un article dans le dernier Géo Magazine : « Le grolar inquiète l’Arctique ». C’est un animal hybride, un super prédateur. Un ours particulièrement dangereux. Ce n’est pas un grizzly mais un pizzly. Un croisement entre l’ours polaire et le grizzly. Fascinant ! Des analyse ADN l’ont confirmé. 

Les trois autres hochent la tête quand tout à coup Christiane avale de travers un tronçon de tomate : Vite de l’eau. Ouf ! ça va mieux. La pizza c’est quand même un étouffe-chrétien. Quand je reçois des invités, rien ne vaut la raclette. C’est tellement simple. Mais les pommes de terre bouillies c’est fade et farineux. La difficulté c’est de les rendre excitantes. Alors désormais je les fais à la mode suédoise. Les pommes de terre hasselback ! Finement entaillées, rôties au four, leur texture devient croustillante. 

Au-dessus de son assiette, Paul devient lyrique : se confronter aux grands icebergs, voir les manchots, les cétacés dans les mers australes, c’est une expédition, une aventure, une fois dans sa vie. Après nous rentrerons à la maison. Ce sera notre dernier grand voyage. Très bonne cette tatin aux légumes ! 

Une tarte tatin ? Le dernier grand voyage ? Élise pouffe de rire. Nous sommes dans un pays où les patriarches vivent très vieux et très riches. Le patriarche de la tribu Mulliez, Gérard, de son prénom, a 93 ans. Le patriarcat et le capitalisme conservent. 6ème fortune de France. 26 milliards d’euros. Pour cette famille, l’avenir d’une caissière ne pèse pas lourd face à l’avenir de la dynastie.

Ils sont catholiques, rappelle Christiane. 

Thierry tente une percée :  L’inauguration de Notre-Dame à la télé, c’était magnifique non ?

Christiane, elle, a décidé de rester à terre et à table : Les pommes de terre à la mode suédoise. Tellement pratique pour la raclette. Vous mettez au four. Le fromage … fondu…dans les entrailles… dans les entailles je veux dire … la charcuterie intercalée. Plus besoin d’appareil.

Paul est reparti sur les mers australes déchaînées : Je dois avouer que ma grande crainte dans ces croisières en Antarctique, c’est la panne. J’ai vu ça au JT sur BFMTV. Imaginez un grand navire de croisière en panne au milieu des glaces. Immobile au milieu des icebergs. Le personnel réduit à l’impuissance. Les passagers ont dû entamer une grève de la faim pour faire bouger la compagnie et l’obliger à rembourser les billets. 

Ce serait génial de rassembler les 700 membres du clan nordiste pour une croisière sur un beau et grand navire vers l’Antarctique, suggère Élise.  

Thierry retente une ouverture : est-ce que vous savez que Boualem Sansal n’intégrera pas l’Académie Française ?