Hôtel l’Univers, il est à peine 22 heures, je suis assis sur le lit avec à mes pieds une petite valise usée, la pièce, ma chambre, est juste éclairée par la lampe de chevet près du lit.

J’ai tiré les rideaux en espérant qu’aucune lumière ne soit identifiable de la rue.

Sur le lit, à ma droite,  un Beretta 9 mm, j’ai vérifié il n’est pas chargé, dans la valise,  un sac en coton contient une poignée de cartouches,  je ne les ai pas comptées.

En plus de quelques vêtements, j’ai feuilleté dans cette valise un gros dossier en anglais, allemand et russe, on dirait qu’il s’agit de physique et de comptes-rendus dans ces différentes langues.

Avant d’allumer la lampe de chevet, j’ai repéré cette Mercedes grise garée le long du trottoir il y a deux types à bord, dans la nuit j’ai vu une lueur de cigarette qu’on allume côté conducteur. 

 

J’attends et je réfléchis. 

 

Ce matin, j’avais rendez-vous avec Sylvie. Sylvie est une vieille copine et de passage à Châtellerault, j’avais envie de l’inviter à déjeuner. Cinq ans qu’on ne s’était pas vus. Ce n’est pas une amoureuse, on avait rien concrétisé mais elle me plaisait bien. Le temps qui passe n’arrange pas les relations, on change. Je me suis aperçu tout de suite qu’on n’avait plus rien à se dire. Je la savais mariée avec une fille et j’avais, à l’époque,  évoqué que ce n’était pas forcément un obstacle à une relation sentimentale et avoir eu, en retour,  un sourire prometteur.

Plus simplement, j’ai prétexté un changement d’emploi du temps important pour m’en tenir à un café partagé au buffet de la gare avant de nous séparer sans nous retourner sachant chacun qu’on ne se reverrait plus. Fin de l’histoire. 

 

Pour déjeuner seul, enfin j’avise MC Délice Resto, vu l’heure l’endroit est bondé mais il reste une table au fond. Cela ne fait pas 5 minutes que je contemple la carte que la serveuse me demande si j’accepte à ma table un vieux monsieur qui vient juste d’arriver au train de midi.

Il est là avec sa tête de chien battu, un petit chapeau sur le front,  une valise fatiguée au bout de sa main droite et un loden dans lequel il semble flotter. J’accepte.

 

Il m’est déjà arrivé de partager ma table avec des inconnus et souvent, ce fut une rencontre enrichissante et agréable mais ce midi, je découvre un invité volubile. En quelques minutes j’apprends que Joseph, puisque c’est comme cela qu’il s’est présenté, est en quelque sorte de retour au pays après avoir beaucoup vécu et travaillé à l’étranger.

 

  • Je suis impatient de retrouver mon petit-fils, Norbert, c’est lui qui s’occupe du château maintenant et je suis heureux, si tout va bien, de poser ma chère valise et mes vieux os. Je pourrais enfin me disculper.
  • Parce que vous avez un château ?
  • C’est un château de famille, la famille Kernsten c’est une vieille histoire. Je reviens au pays.
  • Et il est où ce château ?
  • Norbert m’a dit dans sa dernière lettre « Grand père, que tu arrives à Poitiers ou Châtellerault, en une heure, je suis sur place et je viens te chercher. je m’occuperai de toi, tu verras on gagnera. »

 

Comme la majorité des gens Le Joseph ne parle que de lui «parlez-moi de moi, y’ a que ça qui m’intéresse » et à aucun moment ne me laisse la parole ; de toute façon, je n’aime pas parler de moi, les détails de ma vie ne concernent que moi. Je me voyais mal raconter comment j’avais éconduit Sylvie il y a moins d’une heure.

 

Tout se passait bien, le repas suivait son petit train-train, le Kefta maison se révélait tout à fait comestible, mon interlocuteur attirait de plus en plus ma sympathie, je me sentais attendri me disant que c’est moi qui offrirais le café à la fin du repas.

 

Subitement, la fourchette en l’air, mon Joseph se fige, son visage blanchit, ses yeux sont braqués sur l’entrée du resto. Il se lève :

 

« Je vous confie ma valise, je vais aux toilettes »

 

Interdit, je jette un coup d’œil vers l’entrée. Il y a des gens debout au bar, un couple attend pour avoir une table, deux messieurs sont sur le pas de la porte, un grand sec et un autre derrière à moitié caché.

 

Des pneus crissent, le choc ! Comme un seul homme, tout le resto se lève pour voir par-dessus les rideaux de la vitrine.

 

« C’est le monsieur qui est à votre table, il s’est trompé de porte, il est sorti dans la rue directement par les toilettes, une voiture l’a renversé », me dit la serveuse.

 

Je sors, il a l’air mal en point couché sur le bitume.

 

« Je n’ai rien pu faire, il a bondi de nulle part, je n’ai pas eu le temps de freiner, il y a des témoins. » affirme le conducteur de la Clio incriminée.

 

Je me penche vers Joseph

 

  • Ça va aller Joseph, j’entends déjà l’ambulance qui arrive.
  • Ma valise, n’oubliez pas ma valise

 

L’ambulance a pris Monsieur Joseph en charge et je n’ai plus goût au Kefta ni au café. Je paye traumatisé par cet accident,  peut-être aurais-je été moins touché si nous n’avions pas sympathisé pendant ce déjeuner et puis j’ai la valise sur les bras maintenant.

 

Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de déjeuner avec Sylvie. J’ai horreurs des emmerdements.

 

J’ai toujours vécu seul pour éviter d’avoir à gérer femmes et enfants mais je ne vis pas en ermite, j’ai eu et j’ai encore tout un réseau de copains et connaissances, j’ai été amoureux aussi mais toujours de femmes indépendantes qui me ressemblaient et qui ne souhaitaient pas s’investir dans des relations durables.

Cette indépendance m’a permis de faire plein de boulots différents, comme je n’avais que moi à gérer. Coach sportif, gestionnaire immobilier, vendeur automobile, auxiliaire de vie, accompagnateur en montagne et même concierge entre autres, voilà mon parcours.

 

Je passe donc l’après-midi à visiter la ville, je vais à la médiathèque, compte le nombre de magasins fermés dans les rues piétonnes et flâne à « La Librairie » rue Dupleix.

Je pense à la valise dans le coffre de ma vieille et fidèle C3 et je me dis qu’heureusement le fameux Joseph n’ait pas enlevé son Loden pour déjeuner car j’aurais eu le manteau en plus à trimballer.

Je n’ai pas ouvert cette valise et je ne connais même pas l’identité exacte de ce fameux Joseph. Mais quelle idée de se tromper de porte en sortant des toilettes.

Peut-être qu’à l’hôpital ils pourront m’en dire plus.

 

Donc, je suis passé en fin de journée à l’hôpital Camille Guérin de Châtellerault pour prendre des nouvelles et restituer la valise de l’accidenté mais j’ai été refoulé. Le patient, m’a-t-on dit,  est trop faible pour recevoir des visites et juste deux policiers étaient passés le voir suite à son accident.

 

La dame de l’accueil m’a conseillé de revenir le lendemain mais il me sera possible d’avoir des nouvelles en appelant l’équipe de nuit vers 22 heures. J’allais partir, déjà sur le pas des portes automatiques quand elle m’a interpellé :

 

- Ah ! Le Monsieur blessé a dit, avant qu’on l’emmène au bloc, qu’il avait réservé à l’hôtel l’Univers et que ça l’embêtait de ne pas pouvoir les prévenir.

« L’Univers » est tout près de la gare, il me faut un hôtel pour cette nuit ainsi je les préviendrai du désistement du sieur Joseph. 

 

  • Bonjour, j’aimerais une chambre pour la nuit et un Monsieur Joseph Keren ou quelque chose comme ça, a eu un accident, il est à l’hôpital,  il ne prendra pas la chambre qu’il a réservée, évidemment.
  • Je suis au courant, deux policiers sont déjà venus tout à l’heure et j’ai eu un mal fou à leur expliquer que ce Monsieur n’avait pas encore pris la chambre et ne s’était pas présenté à l’hôtel. Ils voulaient absolument visiter la chambre.
  • Vous leur avez demandé leurs cartes ?
  • Bien sûr que non, c’était des policiers.
  • Ils étaient faits comment ces policiers
  • Un grand sec et un autre plus petit qui ne parlait pas mais qui regardait partout.

 

À ce moment-là, la sagesse aurait été de déposer cette valise, de dire que ce vieux Monsieur récupérerait sa valise à sa sortie de l’hôpital et de dégager le terrain. Un mauvais pressentiment ou un goût amer dans la bouche quelque part mais la curiosité l’a emportée.

 

  • Donnez-moi ma clé et si les policiers reviennent, prévenez moi discrètement.
  • J’espère qu’il n’y a pas d’entourloupes, on n’aime pas ça ici, c’est une maison sérieuse.
  • Vous tracassez pas, c’est un petit retraité qui n’a pas eu chance. Il était seul et c’est normal que la police l’aide… 

 

Ce que je venais de dire n’a pas suffi à me rassurer. Dans quelle histoire je me suis fourré.

De plus, cela ne faisait pas un quart d’heure que j’étais dans ma chambre, la 11,  que le gars de l’accueil m’appelle :

 

  • Les deux flics, ils sont dans leur bagnole garée à deux pas d’ici, je suis sorti fermer les rideaux avant la nuit et je les ai vus.

 

Là-dessus, j’appelle le commissariat :

 

  • On est bien au courant de cet accident, mes collègues ont pris la déposition de l’automobiliste mais comme le Monsieur accidenté était pris en charge pas les ambulanciers, l’inspecteur passera prendre la déposition ce celui-ci dès demain.
  • Merci, Madame …

 

Coup de bambou, mais qui sont ces deux types ? Ces papiers dans la valise à quoi ça correspond ? Et cette arme de poing, elle protège qui, ou quoi ?

 

Oh là là, c’est ma fête !  J’ai tiré le gros lot. Qu’est-ce que je fais ?

 

 Je charge l’arme ?

 

Je n’ai pas peur des armes à feu, il y a quelques années je m’étais inscrit à un club de tir, mon expérience a duré 3 ou 4 ans. Je me débrouillais plutôt bien mais sur des cibles, je ne suis pas un tueur. Quand j’étais plus jeune et un peu tête brûlée, je suis allé faire l’armée et j’y suis resté 5 ans dans les unités commando, à l’époque.

 

Ces gars ont dû me voir au resto ou à l’hôpital et je suis certain qu’ils soupçonnent que je suis de connivence avec Joseph et que je protège la valise.

 

Il est plus de 22 heures, j’appelle l’hôpital.

 

  • Ah ! Le Monsieur qui est arrivé suite à un accident de la circulation, il est mort. L’infirmier de garde m’a dit que son état était stationnaire, les policiers sont revenus pour l’interroger et quand l’infirmier est passé pendant sa ronde du soir, il était mort. Crise cardiaque on suppose.
  • Vous avez vu les policiers ?
  • Non, j’ai pris mon service après leur passage, j’ai vu cela sur la feuille des visites du soir.

 

J’ai raccroché, je charge le Beretta jusqu’à la gueule : 15 cartouches.

 

Qu’est-ce que je fais ?

 

Je suis donc assis au bord du lit, le Beretta est toujours à ma droite sauf qu’il est chargé maintenant, pour jeter un coup d’œil dehors, il me faut éteindre la lampe de chevet. J’ai l’impression de jouer au gangster en cavale ou à l’agent secret poursuivi par la Stasi.

 

Les flics ne sont pas des flics, il y a une arme chargée, une valise usée mais convoitée, un mort, une voiture qui surveille un hôtel, la chambre 11 en danger et le quidam à l’intérieur qui n’en mène pas large. 

 

Il est 23 heures passées, trop tard pour appeler mon pote Jean-Michel. Jean-Mi est un flic, un vrai,  à la retraite. Après avoir bien bourlingué dans différentes fonctions policières, il a terminé sa carrière à la DST dans un poste de commandement. Il a des relations partout et on sait encore faire appel à lui pour des affaires sensibles, ses conseils sont précieux et il a des dossiers qui le protègent. Jean-Mi reste très discret là-dessus. C’est un vieil ami, on s’aime depuis l’armée.

 

Je tente le coup et il répond après 3 sonneries :

 

  • Désolé Jean-Mi, c’est Bruno, il est tard …
  • Ne sois pas désolé, tu sais très bien que je ne me couche jamais avant 1 ou 2 heures, je suis en train de corriger un rapport de copains de la DST qui sont dans la peine pour mettre leurs idées en place.
  • Un truc grave ?
  • - Non, un truand, suite à une planque,  qui a eu la mauvaise idée de s’interposer entre le revolver et la balle qui visait les pneus de son véhicule. 
  • La routine !
  • Presque ! Mais je suis heureux de t’entendre, ça fait une paille. Qu’est que tu deviens ? t’es dans la merde ?
  • Je fais un petit tour de France des endroits où j’ai vécu, je visite les connaissances que j’ai eues un peu partout et je suis dans la merde.

 

Là-dessus je lui raconte ma journée à Châtellerault, les différentes péripéties jusqu’à maintenant, le petit fils Norbert, le château à une heure environ et tout le reste.

 

  • Ok ! T’es pas trouillard, mon Bruno n’est-ce pas ?
  • Non !
  • Voilà ce qu’on va faire, je vais te sortir la liste des châteaux de particuliers qui se trouvent à environ un rayon de deux heures maxi par rapport à ta position. À mon avis il y en a beaucoup mais je vais t’aiguiller sur une châtelaine qui va pouvoir t’aider et te guider, elle connaît tout le monde et a, je crois,  des responsabilités dans un truc comme l’amicale des propriétaires des châteaux en France.
  • Tu ne retournes pas à l’hôpital, ton gars est mort et tu risques d’être pris pour un suspect voire te retrouver face à face avec tes faux policiers. Tu changes de chambre et d’étage, si tu peux, je suppose qu’en novembre l’hôtel est plutôt calme. Tu trouveras bien une chambre ouverte et vide. A défaut, tu dors dans le placard à balais. Tu gardes avec toi le flingue et la valise bien sûr. Tu laisses la chambre en l’état avec la lumière et les rideaux. Je t’appelle demain matin, j’aurai peut-être du nouveau sur tes deux barbouzes, le mort et la marche à suivre. Je t’envoie le contact de la châtelaine et l’adresse. T’y fonces demain après mon coup de fil. Bien compris ?
  • Oui 
  • Bonne nuit, alors.

 

Je ne dirai pas que je suis rassuré mais je vais suivre les instructions. Y a quand même un truc qui se passe, c’est que tout ce méli-mélo devient un peu excitant maintenant que je ne suis plus seul. Ah, le SMS arrive :

 

Château d’Avanton

Place de l’église

86170 Avanton

Demande Vivi de ma part