Le soleil s’impose. Pas gagné dans cette région. Quoi que, après le brouillard du matin, aurait dit ma grand-mère…
Le terrain de golf est calme, René, mon partenaire habituel vient d’arriver, en retard, comme d’habitude, ça m’énerve, il le sait, mais rien à faire, et il me répète que c’est pour mon bien qu’il arrive en retard. Ça me donne le temps de faire du practice. Il a pas tort. Nettement meilleur que moi au swing. Nettement meilleur que moi sur les dix-huit trous. Je compte sur la moitié des doigts d’une main les fois où j’ai pu gagner contre lui.
Mais bon, sur le terrain de golf, grisé par le plein air, j’en oublie même combien je peux être mauvais perdant ailleurs. En fait, si je résume, je joue au golf pour marcher, me donner l’illusion de faire du sport, et réserve la gagne pour d’autres activités.
Quant à René, un peu plus âgé et beaucoup plus fort que moi, c’est une sorte de sage, qui joue pour penser, prendre du recul sur le monde, et le pire c’est qu’il gagne. Sa sagesse m’aide, j’en oublie tout, même que ce jeu ne me laisse aucune chance. Nous parlons, et c’est ce qui compte. Et je ne peux pas m’empêcher de lui parler de cette Jacqueline qui me poursuit. Nous avons beaucoup ri de ses lettres, et René, toujours prudent, n’a pas pu s’empêcher de glisser : « Chaude du cul et un brin cinglée, ça te plait d’habitude ! ». Pas faux, acide le René, il me connait, même si le « un brin cinglée » me semble en deçà du personnage. Enfin passons !
Le soleil se maintient. René chausse ses lunettes de soleil et visse sa casquette sur son crâne. Nous entamons les premiers trous. En silence. Qui dure. Jusqu’à ce que :
- Tu me caches quelque chose… toi muet… j’ai jamais connu un Augustin version carpe…
C’est vrai que, face au René, bon joueur et sage (ou peut-être parce que) c’est toujours moi, d’habitude, qui ouvre les hostilités, racontant à l’envi toutes mes petites histoires de la semaine, me faisant mousser avec des trois fois rien…
- Allez, vasy, crache la, ta Valda !
Oups, le René se lâche, lui toujours aussi contenu dans sa parole que dans son costume de golfeur !
- Ne me dis pas que c’est encore ta cinglée…
- Si, un peu, mais y a pas que ça…
- Alors lâchetoi, tu ne sens pas mon impatience qui bouillonne !
Ah, je le retrouve. Par où commencer ? Mon rêve érotique, c’est sûr que ça va lui plaire. Et le mettre en appétit. Peut-être même que je vais le battre, si j’arrive à être assez explicite. Sous la sagesse, il y a souvent un vicieux qui dort, et mon René n’échappe pas à la règle. Ça mord, il tend plus que l’oreille. Mais hélas ne se détourne pas de son putt. Je tchatche, baguenaude, en rajoute, perdu pour perdu… au moins je m’amuse.
- Hello, mais c’est toi, Augustin, et avec René, c’est vrai que vous jouez ensemble, ça boume ?
Ça boume, ça boume… qui dit encore ça aujourd’hui ? ça marque une génération… celle des golfeurs, c’est vrai…
- Et toi, tu as quitté ton château ? Il s’est endormi ?
- Je dirais plutôt qu’il se réveille. D’ailleurs, ça tombe bien, il faudrait que je te parle.
- De quoi ?
- Plus tard, finissez votre parcours. Profitez du soleil.
- Ça risque d’être long.
- Mais j’ai tout mon temps, à mon âge, et puis quand je sors de mon château, il faut que ça en vaille la peine.
Ah, ce Philippe, incorrigible, à te retourner toujours la pique que tu lui as envoyée…
- On se retrouve au club house.
- Oui, mais ne disons pas d’heure, c’est plus prudent !
Le green s’est peuplé, comme si l’arrivée de Philippe et de son partenaire avait drainé sur son passage tous les golfeurs des environs. Ou, disons plutôt que j’étais venu tôt, et même si René a un peu trainé, nous avons pu, un temps, avoir le green pour nous. Ça n’a pas duré. Mais bon, ma passion du golf n’est pas si forte ! Juste un moyen de me tenir en forme, marcher, parler. Avec René, mon vieux copain, c’est parfait, il est content de gagner, et ne renâcle pas à nos bavardages, puriste mais pas trop ! Après un Par 3, il a réussi un Birdie, pas la classe compétition, mais quand même, sur un parcours avec un amateur comme moi, ça renforce un peu l’ego. Caddies rangés dans nos voitures, nous abordons ce que je préfère dans le golf, la tournée au club house, expresso, limonade locale ou petit blanc, selon les jours et notre humeur. René me charrie à nouveau sur ma « cinglée », qu’est-ce qu’elle a pu me faire pour que j’en perde la parole. Pas totalement, certes, mais c’est vrai que je suis moins en verve aujourd’hui. « Elle t’a coupé le sifflet ! » Et voilà qu’il insiste, cette Jacqueline, franchement, j’ai envie de tout sauf de penser à elle ! Il dévie sur ses problèmes de couple, une relation bizarre, depuis longtemps, avec une femme qui est loin d’avoir sa classe, un peu mémère, un peu vulgaire, ça se chamaille, lui qui n’élève jamais la voix avec quiconque d’autre, ça se fâche, puis ça se réconcilie sur l’oreiller, elle doit avoir des qualités in visibles pour le commun des mortels.
- Tiens, mais c’est… comment déjà… ah oui, Philippe…
- Mais René, tu m’inquiètes, je lui ai parlé tout à l’heure, je l’ai même rancardé, tu perds la boule ou quoi…
- Philippe, oui, je me souviens, c’est juste son nom qui m’échappait…
- C’est vrai qu’à notre âge…
- Pour le reste ça va, c’est juste les noms… bon je te laisse, merci pour la partie. À plus.
Philippe en vieux beau. J’ai toujours trouvé qu’il avait de la classe, vêtements de bon ton, chics évidemment, mais sans chiqué excessif ; mais là, aujourd’hui, il y a quelque chose. Cette veste à la Barbour de luxe sur un polo Ralph Lauren, lui si indifférent d’habitude aux marques extérieures de richesse, comme s’il avait besoin de faire oublier ce château qu’il a récupéré il y a une dizaine d’années, une histoire de famille, c’est tombé sur lui, et depuis il réserve moins d’argent à ses habits qu’à ses toitures. Et ce type avec qui il jouait ce matin, qui est toujours là, à côté de lui, j’essaie de me souvenir, est-ce que je l’ai déjà vu quelque part. Il vient là avec lui, pourtant il m’a dit qu’il voulait me parler. René s’est esquivé, son partenaire a l’air de s’accrocher, lui. Plus jeune que Philippe, un physique étonnant, de ceux que l’on ne remarque pas, et pourtant, des yeux qui vous sondent, que vous n’oublierez pas, c’est ce qu’il vient de faire avec moi, plonger ses prunelles de manière indélébile dans mon crâne.
- Ah, Augustin, te voilà, je te cherchais…
- Oui, on devait se voir…
- René est parti ? Nous aurions pu déjeuner tous ensemble… je te présente Laurent, mon futur beaufrère.
- Bonjour Augustin, ravi de vous revoir, nous nous sommes aperçus à cette belle soirée.
- Laurent, Laurent, enchanté, enchanté…
- Oh là là, Augustin, t’as un bug, là !
- Excuse, faut que j’aille au petit coin.
- Je t’accompagne.
Oh là là, c'est ma fête ! Manquait plus que ça. Je rêve, là. Voilà qu’il me met dans les pattes le frère de la cinglée. Trouver une excuse, n’importe laquelle, pour filer.
- J’me sens pas très bien. Le café que j’ai bu tout à l’heure m’a retourné l’estomac. Je vais pas pouvoir déjeuner.
- Augustin, je te connais comme si je t’avais fait, le café n’a rien à voir làdedans.
- Mais pourquoi tu m’amènes ce… ce Laurent… c’est le frère…
- Frère plus jeune, comme ma petite sœur, dix ans d’écart, de chaque côté, alors tu sais, en dix ans, les choses peuvent changer, en bien quelquefois.
- Mais pourquoi tu me le mets dans les pattes ? Et tu sais que c’est un sacré coureur de jupons, ta sœur a intérêt à avoir l’œil !
- Ça c’est le problème de ma sœur, et même si elle reste toujours ma petite chérie, je vais pas jouer le chaperon. Et comment tu sais ça, toi, d’ailleurs ?
- Encore une histoire de sœur, et franchement, cellelà, j’aurais préféré m’en passer !
- Ah, celle qui m’a supplié de lui donner tes coordonnées, bourreau des cœurs !
- Oui, ce jourlà tu aurais mieux fait de rester tranquille, tu m’aurais évité de fuir maintenant.
- Comme tu veux, mais je pense que tu as tort. Laurent est un gars correct, il a du style, et il pourrait te dire des trucs qui te surprennent.
- Allons bon !
- Et puis, honnêtement, t’as quoi à perdre. Déjà que René est parti, tu ne vas pas déjeuner tout seul dans ton coin, ni rentrer chez toi la queue entre les pattes. Qu’estce que tu risques, au pire te barber, au mieux rire un bon coup !
Le restaurant affiche presque complet. Pour un midi en semaine… le soleil a fait sortir le loup du bois. La grande salle est pleine. Heureusement, Philippe avait eu la prudence de réserver une table pour quatre le long de la baie vitrée, la vue sur la vallée, jusqu’au lac, je ne m’en lasse pas, il me semble apercevoir un héron cendré, mais à cette distance, ma vue n’est plus si bonne… pour les trous de golf ça va, mais pour vraiment reconnaitre un oiseau près du lac…
- Vous avez vu les aigrettes… des blanches… quelle famille exactement… nous sommes loin… toujours en groupe… c’est magnifique…
- Eh bien, Laurent, si j’avais su tes connaissances de la faune…
- Des rivières, lacs et étangs. Je suis moins bon dans le reste. Question de métier.
- Je te savais scientifique, mais ne te connaissais pas cette spécialité.
- Oh, c’est une spécialité très solitaire, le retour à la vie sociale n’est pas toujours facile. Cela m’a couté plusieurs relations amoureuses, les femmes se lassent de me voir en admiration devant des oiseaux, trop sauvage, trop isolé, elles résistent un certain temps, pensant que ma faculté d’observation va aussi se tourner vers leur beauté, et c’est vrai, mais peu à peu la jalousie les gagne, elles n’admettent plus de partager mon admiration avec les hérons, aigrettes et autres bécasses, elles s’aigrissent, et je me lasse de leur égoïsme si humain !
- Et ma petite sœur, alors, tu lui destines le même sort ?
- J’espère que non, pour l’instant elle se passionne pour la bergeronnette des ruisseaux, un tout petit oiseau à la délicate poitrine jaune. Mais qui sait !
Non, mais je rêve, celui qui m’a été décrit comme un coureur de jupons, en fait c’est un doux rêveur, fada des oiseaux. Bon, les belles perdent face à cette passion, il leur faudrait une belle part de rêve enfoui qui n’attendrait que le baiser d’un bel ornithologue ! Et là, j’ai du mal à voir le rapport avec sa sœur. Certes ils ont dix ans d’écart. Mais comment des parents peuvent-ils avoir des enfants si différents ? Je dois me poser cette question au moins deux fois par semaine…
- Où estu Augustin, perdu dans tes pensées…
- Désolé…
- Alors, c’est vous, le bel Augustin dont ma sœur me rebat les oreilles depuis deux mois… Elle a bon gout, cela dit.
- Merci pour le compliment, mais, vraiment, je me serais bien passé de cette toquade, et, franchement, je n’y suis pour rien !
- Vraiment ? Elle m’a tellement parlé de votre déjeuner qu’elle attendait transie… Après, c’est bizarre, je ne l’ai plus revue, j’ai essayé de l’appeler une fois ou l’autre, répondeur, et comme franchement j’ai autre chose à faire, j’ai laissé couler.
- Eh bien, continuez !
- Eh, franchement, les gars, vous allez continuer à vous vouvoyer longtemps ? Laurent, tu serais pas tombé dans le panneau ? Je le connais, Augustin, et là je peux te dire qu’il a été énervé.
- Oublions… d’accord pour te tutoyer, Laurent, à une condition, que tu me parles des oiseaux, et non de ta sœur !
- OK, parfait, mais tu sais, Jacqueline c’est une cinglée, je la vois aussi peu que possible. Là, pour cette soirée dans le château de Philippe, avec ma chère Clémence, il a fallu qu’elle insiste longuement pour que je l’emmène…
- Elle m’a dit exactement le contraire…
- Pas étonnant, j’ai toujours peur des dégâts en société avec elle ! le côté château la fascinait, Philippe a bien fait de s’écarter vite fait, sinon elle ne t’aurait même pas vu, Augustin, nonobstant ta beauté !
- Et les oiseaux, Laurent, les oiseaux, comment on en arrive à passer sa vie à observer les oiseaux ?
- C’est une longue histoire…