Médecin du monde, c'est là que je me suis engagée. Je vais là où les gens manquent de tout, quand ils ont tout perdu. Je voulais secourir les personnes les plus démunies, celles qui souffrent de la guerre, malades, blessées. Je me donne sans compter, je cours sous les bombes, je me démène. Soigner, panser, rassurer, réparer, recoudre, consoler, c'est mon ADN. Je suis fière et heureuse de pouvoir secourir ces femmes, ces enfants, ces pères de familles qui ne sont pour rien dans la guerre mais qui voient leur maison en ruine, qui doivent s'exiler.  

 

Nicole. C'est mon prénom, mais j'ai décidé que ce serait mon patronyme : Madame Nicole. C'est ainsi que l'on m'appelle. Pour ce qui relève de l'administration j'ai un autre nom, un nom de famille, mais je ne vous le dirai pas. Ce nom me fait honte. Ce nom a été sali, bafoué. Je ne devrais pas me sentir responsable des choix, des décisions ou actions de mes ancêtres, mais je porte le même nom. Mon arrière-grand-père était colonel ! Il était fier de son titre mais c'était un collaborateur, un bourreau.  Je ne peux dire combien de juifs ont été arrêtés, brutalisés, torturés, déportés, combien de juifs ou de résistants sont morts à cause de mon arrière-grand-père. 

 

Depuis six mois je suis à GAZA. Chaque fois que j'entends une explosion, je ressens une colère monter en moi. Pourquoi la guerre, pourquoi plonger des milliers de gens dans le chaos, dans le deuil, dans le désarroi. Je pense à ceux qui dans leur bureau confortable, décident d'envoyer des bombes sur des immeubles, sur des populations innocentes, aveugles aux larmes de détresses, sourds aux cris de désespoir. Il sont comme mon arrière-grand-père, ils décident sans état d'âme. Leur objectif :  vaincre, gagner, écraser, avancer, réduire à néant celui qu'ils considèrent comme leur ennemi. Pour lui, pour eux, la négociation n'est possible que sur un champ de ruine. Ces militaires n'ont qu'un bulldozer dans le cerveau, une grenade à la place du cœur, des mitraillettes au bout des doigts. Ils sont des robots implacables, plus rien d'humain. 

 

Combien de morts, d'enfants à jamais mutilés, de familles détruites à cause de ces va-t-en-guerre. Ma famille a-t-elle payé pour les fautes de mon arrière-grand-père ? Aujourd'hui, je suis celle qui reste : mes parents, mon frère sont décédés. Je n'ai jamais eu de cousins, aussi j'ai hérité de la propriété familiale et du château. Malgré tout, j'aime me retrouver dans ces murs quand je rentre d'une mission. C'est un lieu où je peux me ressourcer, j'éprouve un sentiment de solidité, de sérénité. Après le spectacle de ces immeubles éventrés, de ces cratères fumants, de ces éboulements, retrouver ces murs, vieux de plusieurs siècles me rassure. C'est le lieu de mon enfance. Lieu de souvenirs. Ma grand-mère m'apprenait à reconnaitre les arbres, les fleurs, les oiseaux. Les mésanges venaient picorer dans le lilas à droite de la terrasse, lorsque je goûtais sous la tonnelle, un rossignol venait tout près guettant les miettes, comme s'il m'avait apprivoisé. J'aime retrouver ce vieux chêne au milieu de la pelouse, avec ses trois grosses branches qui partent d'un tronc massif. Mon grand-père de me déposait sur la plateforme d'où partaient ces trois branches puis je sautais dans ses bras. Ce grand-père, je l'aimais, il était gentil, patient, attentif avec moi. Dans le château, j'aimais la luminosité, une clarté sans éclat, chaleureuse, j'aimais l'odeur à la fois d'encaustique et de poussière. Les meubles et surtout les tableaux me rassuraient, j'avais le sentiment d'appartenance à une famille, à une histoire. C'était le château des … Non je ne veux plus prononcer le nom, je dis le château de la Charité sur Loire, là.

 

Depuis que c'est ma demeure, j'ai cherché à laisser mon empreinte, je me suis délestée des photos, de certains cadres. Tout ce qui pouvait évoquer mon arrière-grand-père est enfermé, archivé dans une malle au grenier.  

 

Je viens de passer six mois à GAZA, éprouvant. Je suis toujours animée d'un sentiment de révolte,  de découragement, d'impuissance. Tous les jours, partout, des blessés et rien, pas de médicaments, pas de lieux où l'on pourrait se sentir en sécurité pour prendre en charge et mettre à l'abri des blessés, où les précautions d'hygiènes sont illusoires. Dépassés, submergés, privés de notre technicité nous sommes tous massivement affectés. Faire face est pourtant une obligation, tenir, ne pas s'effondrer, tout en restant présents, soutenant. 

 

Je me laisse bercer par ce train qui me ramène dans ma ville. Je regarde défiler ce paysage et je m'imagine enfin chez moi. Rentrer, oublier un peu, me reposer, prendre du temps pour lire, pour la poésie, me ressourcer auprès de mon arbre, mon chêne centenaire. Retrouver ce qui tient, ce qui dure, du solide. J'aspire à cette tranquillité, un désir de silence, de solitude. 

 

La grille est ouverte ! Je rêve. Des tentes ! Plus d'une dizaine, plantées là, derrière le mur, sur ma pelouse. Qui leur a permis, ce n'est pas possible, je suis chez moi, vous êtes chez moi. Prévenir la police, qu'ils vident les lieux, immédiatement. 

 

Ouf ! Ils ont été efficaces. Ils ont embarqué tout ce monde, je ne sais pas où mais je ne veux pas savoir, Les tentes ont été vite pliées. Quand même il faut des limites.