Perdues dans la végétation, trois toitures pointues étaient tout ce que l’on pouvait apercevoir en approchant de ce lieu mystérieux.
Château, château, entendons-nous bien, personne ne savait trop. Il y avait bien longtemps que la forêt et les ronces en avaient rendu l’approche pratiquement impossible, en faisant ainsi l’objet de tous les fantasmes et de toutes les légendes populaires.
Certains auraient pu en parler savamment, mais s’ils ne le faisaient guère c’est que le sport auquel ils se livraient n’était ni reconnu, ni autorisé : ce sont les urbex ces visiteurs des lieux abandonnés, donc avec eux silence et discrétion.
Construite au XVIIIème siècle cette bâtisse avait vécu la vie des demeures de petits seigneurs de l’époque, ni riches ni pauvres, mais vivant tout de même du travail de leurs manants. Donc même si la révolution avait mis du temps à gagner leur contrée elle avait fini par s’y faire entendre.
Quelques excités étaient montés sur les tables de l’auberge pour haranguer leurs congénères « sus au tyran ». On s’était muni de fourches et de bâtons pour aller régler son compte à ce tyran qui les tenait sous sa botte.
Les grilles n’étaient pas fermées, mais on les enfonça, cela faisait plus révolutionnaire. On s’attendait aux mille et une nuits, on ne découvrit qu’une bâtisse certes, plus vaste et plus cossue que ce que l’on connaissait, mais ce fut une déception. Alors pour se remettre de la déconvenue et se donner de l’importance, on hurla, on menaça espérant faire sortir les hôtes de ce lieu.
Rien, pas un bruit, pas une ombre, le désert. Les rêves des plus violents de pendre le Vicomte avec ses tripes ; lui dont on assurait qu’il trouvait fort pratique d’avoir de jeunes soubrettes à discrétion.
Mais aussi en contrepoint ne s’était-on pas promis une compensation de ses actes malfaisants en faisant subir les derniers outrages à la vicomtesse et ses filles… ce projet évidemment tourna court.
Tout était ouvert, donc on entra…en enlevant son couvre-chef on était chez le maitre, comme quoi !
On ne trouva que deux petits vieux dans la cuisine au sous- sol, ils mangeaient une soupe de gruau au coin de l’âtre, l’air gris et las. Ils ne se firent pas prier pour indiquer le chemin de la cave où dormaient barriques et lard fumé.
Et vous vous en doutez, après une heure passée dans ce lieu, bien peu étaient encore capables de retrouver la sortie ni de savoir ce qu’ils faisaient là, une tuerie, un défoulement sans victime.
Dans les étages certains s’adonnèrent à la bête à deux dos dans les lits de la noblesse dont ils trouvèrent la literie un peu molle.
D’autres vidèrent les penderies, et l’on se crut au carnaval en croisant dans les couloirs des créatures improbables, affublées des vêtements du Vicomte ou des dentelles et dessous de Madame. Les bougeoirs lançaient sur la tapisserie les ombres chinoises d’un théâtre baroque des plus grotesques.
On eut beau fouiller les pièces, retourner les cassettes, on ne trouva rien, point de louis sous les matelas, ni de bijoux dans les cassettes, rien.
Certains repartirent à l’aube, chargés de chandeliers, de draps, de rideaux, de couverts, de plats et d’assiettes. D’autre dormirent tout leur soul, cuvant leur vin là où ils étaient tombés.
Au retour du roi Louis le XVIIIème, chacun se demanda ce qu’il allait se passer après cette mise à sac du château dont il ne restait désormais que les murs.
Rien, la demeure étant en ruine, la famille retour d’exil préféra aller s’installer en ville et l’épisode se referma sur l’histoire comme la végétation sur les douves.
Pendant des années, on vit les toits des tours au-dessus des arbres. Le temps passant les bouquets et girouettes qui les coiffaient s’effondrèrent. Les arbres prirent l’initiative de masquer ce désastre en gagnant quelques mètres.
Ce lieu demeura pourtant discrètement très vivant, en plus des urbex, les tagueurs de tous poils prirent possession des lieux quand la mode en fut venue, et il ne fut pas un mètre carré qui ne se trouva savamment décoré, ou barbouillé.
Seuls les toits échappèrent aux œuvres d’art de ces artistes audacieux, car grimper sur les toits demandait de circuler dans des chaineaux dont le zinc cuit par le temps ne demandait qu’à céder, la chute d’une pareille hauteur pouvant s’avérer funeste.
Ce fut l’un de ces accidents qui fit sortir le château de ces siècles de silence. Une jeune femme plus audacieuse que les autres entreprit d’escalader les toitures. En dépit de sa légèreté ,une latte céda sous ses pieds et elle atterrit deux étages plus bas. Sous le choc et son poids ses bombes de peinture explosèrent, elle réalisa en un instant un graff de toute beauté, que ses amis baptisèrent « Hiroshima mon amour ».
Devant son état alarmant, fini la rigolade, il fallut bien faire appel aux secours. Ceux-ci rencontrèrent les pires difficultés à venir récupérer la demoiselle qui s’était brisée les jambes…
C’est ainsi qu’un récit de cet incident parut dans les gazettes locales attira l’attention d’un acquéreur potentiel.
Madame, déjà bien lotie par son mariage ne se contentait plus d’un mari enrichi, il lui fallait désormais le manoir avec piscine et jacuzzi.
Sur la foi du notaire ils firent l’acquisition du bien sans le voir, mais selon l’agence il possédait un tel potentiel d’aménagement…
Un mois plus tard, après le passage des pelleteuses et bulldozers ils purent accéder au site. C’était selon celui qui le découvrait grotesque, graaaaandiose, lamentable, il y avait tant de peintures sur tous les espaces disponibles que l’on ne distinguait même plus la forme de la bâtisse.
Monsieur eut le coup de foudre ; un lieu de folie pour exposer des œuvres contemporaines, un must, une idée sublimissime !!!
- Que penses-tu de cette idée ma chérie ?
- Rien, juste un grand coup de laveur à haute pression. J’ai dit un manoir pas un asile d’aliénés.
Le chantier suivit son cours, ce n’est que quinze jours plus tard qu’éclata la bombe.
Neuf heures du matin, téléphone, chacun attend un peu pour savoir si l’autre décrochera !
- Vous devez venir d’urgence sur le chantier, nous venons de faire une découverte exceptionnelle.
- Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Je préfère vous expliquer tout cela sur place.
Le lendemain la découverte faisait la une des journaux télévisés et de la presse nationale et régionale :
« Dans un château en cours de restauration une équipe d’ouvriers qui démontait des boiseries anciennes a découvert une pièce secrète dans la base du donjon. La découverte serait d’importance, mais la Drac fait le black-out dans l’attente de l’arrivée de spécialistes et de l’évaluation de la découverte.
C’est tout simple, le chantier était interrompu, et plus question d’avoir accès au château. Sur place, des femmes et des hommes en combinaisons blanches montaient des sas étanches à l’entrée de la fameuse porte.
La nouvelle finit par filtrer : à la dépose des boiseries très fortement taguées une porte était apparue fermée à clef. Qui dit salle secrète, dit trésor, ou c’est tout comme. La rumeur eut vite fait de courir de hameau en hameau : un trésor, de pleines cassettes de bijoux… Chacun au passage en rajoutait : « Mon grand-père l’avait toujours dit, au moment d’être guillotiné le Vicomte avait indiqué la cachette au bourreau ».
Il y avait un trésor dans cette salle, mais pas du type de ce à quoi vous pensez. Imaginez une pièce cylindrique à l’image d’un pigeonnier sur lequel elle avait été copiée. Des niches du sol au plafond. Plus grandes que des nichoirs à pigeons, disons quatre-vingt centimètres de large, quarante de hauteur pour cinquante de profondeur. Dans ces niches des centaines de boites, enveloppes, étuis, datés et numérotés. Nous étions en présence des archives de la famille bâtisseuse les « De Combra de la Grenouillerie », dont les plus anciennes remontaient aux environs de l’an mille. Une découverte dont il y avait peu de précédent. Immédiatement la porte avait été scellée en attendant l’arrivée des spécialistes. Un garde de sécurité faisant le planton dans le château.
C’est alors que commencèrent les élucubrations à propos de la façon de traiter une telle découverte.
Il était évident que sur une période aussi longue allait se poser la question du traitement des supports : papyrus, support végétal, peaux animales, papiers, chacun d’entre eux aurait évidemment besoin d’un accompagnement particulier.
On installa des tentes avec dispositif de stérilisation à l’aplomb de la porte, il fallut un groupe électrogène pour l’électricité et que sais-je encore.
Les palabres succédaient aux palabres, sans évidemment qu’un accord se fasse jour sur les méthodes appropriées.
Sous la pression de sa femme que ces retards mettaient sur les nerfs, le mari tenta de se faire entendre et il comprit à cet instant qu’il n’était plus maitre chez lui.
Arriva pourtant l’heure tant attendue de l’ouverture d’un premier échantillon.
Le silence pour une fois s’était fait sous la tente, on avait extrait une boite de l’an 1018, il contenait l’acte avec sceau établi par le suzerain par lequel il faisait attribution de ce domaine à son vassal avec toutes les conditions y affairant c’était la règle.
Le document était de bonne facture, l’encre un peu pâlie, le tout légèrement taché de moisissures.
Applaudissements de rigueur, champagne, programme pour la suite des opérations.
- Au bas mot deux ans de travail, dit d’un ton docte un homme chenu.
Le propriétaire des lieux essaya bien de se faire entendre. On fut surpris qu’il soit là et on le pria de quitter les lieux pour laisser travailler eux qui savaient…
La seconde boite testée fut celle de 1788, la dernière portant un numéro d’ordre.
Elle contenait des documents comptables faisant état de la baisse importante des revenus en raison des conditions climatiques qui avaient fait perdre une grande partie des récoltes. Cet état de fait menaçait même les récoltes de l’année à venir par manque de semence pour emblaver les terres.
Le champ de la recherche étant borné il fut décidé que l’on allait remonter le temps en partant de 1788 et l’on organisa les postes de travail.
Les premières boites étaient prometteuses, même si elle étaient parfois difficiles à déchiffrer en raison de la pratique du scripteur. Très vite des traces de moisissures firent leur apparition. Comme si cette difficulté n’était pas suffisante s’y ajoutaient couramment des traces d’attaques d’insectes.
Dès la moitié du XVIIIème siècle Il ne restait que traces et poussières difficilement exploitables. Il réapparaissait de temps à autre une page qui permettait de se rendre compte de l’intérêt qu’aurait présenté un tel travail de mémoire.
Les taches brunes des moisissures avaient gagné jusqu’au centre des documents qui s’étant racornis en rendait toute lecture impossible.
Le temps avait effacé le temps et comble de malheur, moisissures et insectes s’étaient gavés, ingurgitant tout ce qu’ils pouvaient « une folle tuerie de mille ans ».
Ah, s’ils avaient été patients et étaient remontés au retour des croisades…qui sait ?
Un jour peut-être, pendant cela le temps le temps court et nous échappe, et les années rongent la mémoire !