Quelle journée particulière ! Tout de même bien loin de celle d’Ettore Scola, on ne joue pas dans la même cour. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu des croissants dans le film mais un baiser sûrement. La seule certitude, c’est que, moi j’ai porté les cinq kilos de patates jusqu’au bus de 15 heures et pas Mastroianni.

Je n’allais tout même pas laisser Suzy sur le chemin avec le poids des pommes de terre, un peu de galanterie tout de même et aussi le plaisir d’accompagner la dame et la fierté de marcher à ses côtés et de passer devant la ferme au cas où Denise serait derrière ses rideaux.

 

C’est quand même bon d’alimenter les fantasmes de ses voisins, ne serait ce que pour leur offrir un bon sujet de discussion le soir en lapant la soupe. Non, celle-là, je ne la fais pas, la soupe froide sous le regard du père qui est mort d’une glissade. Un peu de décence, que diable !

 

Avec ce maudit bus de 15h, les journées sont courtes mais on évite les déplacements avec les voitures personnelles, civilité oblige et consignes respectées. Il faut se rappeler que personne n’y croyait aux pénuries de carburant, problèmes du climat et dérèglement climatique, maintenant on est en plein dedans. Déplacements en transports en commun au maximum.

 

Avec Suzy-Prudencia pendant nos quelques heures de causeries décousues, on a décidé d’aller faire un tour au bord de la mer en choisissant si possible un jour de brume, l’équivalent marin de notre brouillard marécageux avec en plus, il est vrai, corne de brume et phares au bout de la jetée, ce qu’on n’a pas chez nous. Enfin, c’est moi qui ai proposé en faisant valoir que j’avais des bons pour pouvoir rouler avec mon estafette. Les fameux bons téléchargeables sur le site du gouvernement.

 

Suzy n’a pas de voitures et donc pas de bons si ce n’est ceux de la troupe de théâtre pour leur véhicule professionnel.

 

Mais nous voilà sur la place du village et le bus est déjà là, les adieux vont être rapides, pas le temps de s’étendre sur la chouette, sympathique, adorable, gentille voire bonne journée, à cocher au choix, petite journée qui va s’envoler avec ce bus.

 

Il faut dire que le bus avant de rejoindre la ville, il dessert tout un tas de villages et lieux-dits et fait aussi ramassage scolaire alors chez nous c’est 15 heures et il faut pas que ça traine. 

Les adieux, que ce soit sur les quais de gare ou au pied de ce bus, c’est toujours stressant. Quel que soit l’endroit, le public de ceux qui partent, ceux qui attendent et ceux qui arrivent est toujours le même, on consulte les tableaux d’affichage, les horloges, les indications sur le bus, son billet et ça recommence en boucle.  Dans notre affaire, le moteur tourne et me vrille la tête. Les patates sont dans la soute et voilà Suzy sur le marchepied de l’engin.

 

« Ah ! J’oubliais, je vous le rends, merci. »

 

Et je lui colle un baiser sur ses lèvres closes juste avant la fermeture automatique des portes.

 

Le bus démarre, je la vois encore debout, interdite, près du chauffeur.

 

Moi aussi, je peux surprendre. Du regard, je suis le bus jusqu’à sa disparition. Il n’y aurait pas eu un peu de monde autour de moi, je me serais frotté les mains de contentement.

 

Je sens que je vais retourner à la chaumière avec une légèreté non pas retrouvée mais de circonstance. La vie est faite de joies, de peines, d’impatience, de rêve, de drames, de bonheur et de mille autres choses mais les petits bonheurs attrapés au vol comme un papillon qui vient vous taquiner sous le nez, ça, c’est magique et il n’y a pas que les flèches de Cupidon comme on pourrait le croire. Un rayon de soleil au petit matin qui passe et transperce la poussière qui virevolte, les odeurs de l’humus après la pluie, le chant des oiseaux qui font leur parade, une accolade de l’ami retrouvé, une verre de vin partagé, une Prudencia-Suzy qui vient bousculer vos sentiments et peut-être bien vos certitudes.

 

Je repasse devant la ferme, c’est le retour et je me rejoue le film de cette journée, disons de cette demi journée commencée sur les chapeaux de roues.

 

En marchant les graviers battent le rythme de mes pas et me voilà à fredonner une mélodie improvisée qui vient me rappeler que demain après-midi c’est séance musicale avec les mômes de l’école. Au programme « La Petite Hirondelle » avec chœurs et percussions. Mais qu’est-ce qu’elle a donc fait la petite hirondelle ? Qu’est-ce qu’elle m’a volé la petite hirondelle ? Elle a une drôle de tête la petite hirondelle dans mon esprit.

 

Tout allait bien dans ma tête, les valises sous le lit, le parapluie dans son étui, la chaumière accueillante, les voisins exotiques. Les barricades de mon existence suffisamment hautes pour me protéger des baisers volés qui vous mettent le cœur et le corps de travers et des déconvenues affectives qui vous envoient dans le trou et quand je parle de déconvenues, le mot n’est pas assez fort. Il vaut mieux dire la perte de points de vie irrattrapables.

Et puis non, tu joues le mariole à la terrasse d’un bistrot, tu mets le doigt dans l’engrenage, la pelote se déroule et le piège se referme.

 

Tout ça, c’est de la faute à Caterina, 10 ans de bons et loyaux services de paix et d’amour, enfin presque. On se croyait rangés des chaumières justement, la grande ville, les copains, ses travaux d’écriture pour la jeunesse, mon travail alimentaire pour faire bouillir la marmite et la musique qu’on partageait le reste du temps, les concerts et tout le reste. Caterina chantait et moi j’accompagnais, on faisait les chansons dans les écoles, les centres aérés et associations auprès des jeunes.

 

Caterina chantait ses textes avec son inimitable accent américain à faire craquer les auditeurs. Son père, un Américain de souche avait travaillé à travers le monde dans différentes ambassade, avait épousé une Française et fini sa carrière en France et moi j’avais rencontré la belle Américaine chez des amis et le coup de foudre nous est tombé dessus, le fameux Cupidon avec son carquois plein de flèches. Après notre séparation ou plutôt la fuite de la belle Américaine, je me suis dit que pour la prochaine visite de Cupidon, je garderais un bon fusil chargé pour l’accueillir mais quand on n’est pas violent ou non-violent, si on veut,  le fusil ce n’est pas la bonne solution. Les barricades, c’est mieux mais ça demande de l’investissement personnel.

 

Mais me voilà « at home », le silence de la solitude est palpable mais il reste verres et couverts dans l’évier et cette petite chose indéfinie d’une présence féminine envolée, une odeur, un parfum, non, plutôt une présence, un fantôme qui rôde en silence. Ce doit être les gens qui ont une belle personnalité qui laissent ce type de trace.

Il faut dire que si je me suis peu livré, mon interlocutrice a occupé l’espace avec une douce autorité, peut-être pour évincer ce baiser matinal et éviter que ce geste soit le centre de nos conversations.

 

Elle a dit son travail avec la troupe des « 5 Ascètes » et s’est excusée d’être bavarde car avec sa bande de comédiens chacun s’en tenait aux relations de boulot. Elle a raconté, ses grands enfants et le départ de son compagnon avec beaucoup de pudeur, que son ego en avait pris un gros coup en croyant que c’était gagné avec son Henri-Noël XXL dont elle était fort amoureuse.

 

Là, j’ai sursauté :    

 

 - Qu’est-ce que c’est, un Henri-Noël XXL ?  

 

Et il m’est passé, à la vitesse de la lumière mille trucs dans la tête du genre « je ne vais pas faire le poids avec mon pauvre outil, si ça se présente »

 

Ou bien, découvrir que sa femme a un amant et la première question qu’on pose : « parce qu’elle est plus grosse que la mienne ! »

 

 

Réponse de la Miss avec un petit sourire : 

 

  • Ce n’est pas ce que vous croyez, 1 mètre 90 et il s’habille dans du XXL minimum.
  • Vous me rassurez, j’ai toujours eu peur des phénomènes de foire.

 

L’atmosphère s’est aussitôt détendue. Nous avions deux histoires parallèles qui pouvaient que nous rapprocher mais attention à ne pas tomber dans le pathos. Rien de bon à tirer que de s’épandre sur l’épaule de l’autre pour calmer ses peines. Non, mon histoire, cette histoire ou plutôt cet échec ne regarde que moi.

 

Un jour, une connaissance, grand amateur d’alcool, m’avait confié entre deux whiskies : « tu vois, faut pas épouser des femmes trop belles, ça excite les mecs ».

 

C’est bien ce qui s’est passé avec la belle Caterina, il y avait un buisson de moucherons qui tournaient autour d’elle et la peur d’être moins belle, de vieillir et d’être moins attirante a fait le reste jusqu’au moment où elle a désiré vouloir faire le point en restant seule quelque temps dans la capitale où un gigolo, beau parleur l’a enlevée sans vergogne.

 

Quelle chute ! Je n’ai plus eu qu’à me la mettre sous le bras et avec aucune envie de raconter mes déboires amoureux dans le détail.

 

Avec Suzy-Prudencia, nous avons surtout causé de nos goûts, de ce qu’on avait lu, des films qui nous ont transportés, des musiques qui nous ont troublés. On a même joué au « blind test » avec les artistes qui nous ont marqués.

On a continué de se vouvoyer en trouvant charmant le procédé un peu « belle Époque ». Je n’aurais jamais oser lui proposer de faire l’amour après qu’elle avait dit que XXL ne la touchait plus depuis longtemps et qu’il lui reprochait de ne pas être à la hauteur.

 

Il lui avait même dit qu’elle était inserviable. Beau compliment !

 

Comment jouer au soudard quand on vous dit : « je n’ai plus confiance en moi ». 

 

Après cet épisode baisers, croissants, causerie et confidences hors oreiller, Suzy est revenue souvent plutôt par temps de brouillard, peut-être pour envelopper et cacher sa confiance. Comme on n’avait pas consommé l’attirance physique ou l’appel du corps, c’est comme on veut, les baisers volés se sont convertis en bises mais je crois bien avoir entendu, dans un souffle joue contre joue : « merci, donnez-moi un peu de temps, vous êtes mon meilleur ami ».