Elle était arrivée exténuée à son ancien domicile. Dès qu’elle en eut franchi le seuil, la nouvelle de son retour se répandit en quelques instants à tous les étages.

Si l’on peut encore parler ainsi de cet immeuble qui par le passé était constitué de biens privés dans lesquels nombre d’entre eux n’étaient jamais entrés.

Lorsqu’elle avait visité l’ensemble des appartements, elle en avait déverrouillé toutes les portes, non sans mal pour certaines, car elles étaient dotées de barres et de systèmes de sécurité sophistiqués. Depuis, en raison de tout ce qui leur manquait, ils s’étaient organisés en une sorte de phalanstère au sein duquel la propriété privée avait été abolie.

La meilleure cuisine avait été retenue comme celle qui permettrait de préparer les repas pour une trentaine de personnes dans de bonnes conditions. Il en fut de même pour les salles d’eau, les chambres à coucher, les salons où regarder la télévision. S’il n’y avait eu la menace extérieure des pillards et du manque de nourriture, c’eût été la vie de palace.

Cela n’avait pas été simple à instaurer, certains désirant prendre une revanche sociale sur leur condition en s’emparant du bien d’autrui. Très vite après des palabres, le calme était revenu mais, nous avions dû attendre qu’ils aient cédé devant la menace d’être exclus de la Communauté.

Nous devons être prudents en précisant que tout allait pour le mieux, c’était vrai dans les rares moments où il y avait de l’eau et de l’électricité. Alors que dans les séquences en leur absence, la vie était plutôt difficile.

Comme de bien entendu, le bon samaritain en charge du ravitaillement, vous l’aviez compris, c’était moi. Ils ne comprenaient pas bien comment je m’y prenais, moi non plus, mais je ramenais toujours de quoi nourrir tous les résidents sans problème. Or depuis mon escapade chez ma prof de fac, ils se demandaient bien ce que j’étais devenue, pourquoi j’avais disparu et désiraient savoir si cet état de fait pouvait se reproduire.

Leur accueil fut bruyant, ils dévalèrent les escaliers, venant m’entourer l’air rébarbatif.

  • Où étais-tu passée, tu imagines notre angoisse, une semaine sans nouvelles, un moment nous avons pensé que tu t’étais faite la belle en nous plantant là.

J’ai tenté de leur expliquer ce qui m’était arrivé, mais ils n’en avaient cure. Une femme au demeurant très calme habituellement s’était saisie de la manche de mon pull-over et commençait à me secouer avec brusquerie espérant peut-être voir tomber autour de moi paquets de pâtes et d’escalopes.

D'autres, plus posés me sentant désarçonnée par cet accueil agressif commencèrent à s’interposer. Ils durent m’accompagner jusqu’à ma porte et ne redescendirent qu’une fois que je fus en sécurité.

Qu’allait-il se passer quand ils comprendraient que je n’étais plus à même de subvenir à leurs besoins en allant piller nuitamment des boutiques ou des entrepôts.

Je ne pouvais décemment pas me contenter de rester cloîtrée derrière ma porte close. Mais désormais, je craignais la réaction de certains devant l’information que je devais leur transmettre.

Rétablir le dialogue devait être ma règle de conduite, quoi qu’il m’en coutât, j’étais moi-même victime de ce qui m’arrivait et ils devaient l’entendre.

Je suis allée chez mon voisin du dessus, avec qui j’avais lancé cette révolution interne. J’étais certaine qu’ensemble nous pourrions mettre la situation au clair, et qu’avec lui je serais en sécurité.

C’était quelqu’un de compréhensif avec qui je pensais que je pourrais m’expliquer. J’ai tout de suite été rassurée, c’est bien ainsi que les choses se sont passées, il m’a invitée à entrer sans hésitation.

  • C’est vrai que tu nous as fait peur, d’où le risque de nous être placés en situation de dépendance. Sans toi nous sommes coupés de tout et c’est notre faiblesse, d’où leur réaction de colère.
  • Tu ne crois pas que tu exagères un peu, il est vrai que je suis la solution de facilité, mais avant de découvrir ces pouvoirs qui me transcendent comment crois-tu que je m’approvisionnais ?
  • Oui, oui tu n’as pas tort encore faut-il prendre en compte le fait que la situation est de nature à déstabiliser les plus fragiles, révélant leurs bas instincts et leur égoïsme.

Je sentais bien qu’il était très mal à l’aise et qu’il ne me disait pas toute la vérité, c’est qu’en mon absence les langues avaient dû se délier et tous les fantasmes se libérer.

J’avais découvert qu’ils avaient fouillé ma chambre, elle gardait encore des traces de leur passage. La chambre aux peintures avait été forcée… Et puis il y avait les lignes qui montaient de la cave qui les intriguaient au plus haut point. Je pense que certains n’avaient pas hésité à me faire porter la responsabilité de la disparition de mon amoureux volage. 

Là, j’exagère, non sur leur comportement, mais sur amoureux volage, rien ne me permettait de lui attribuer ce qualificatif hors la jalousie massive que j’avais ressentie après sa disparition brutale.

J'avais l'impression que mon ventre était noué et que tous mes muscles étaient raides, sans parler de mon cerveau qui, comme un ordinateur avec des barres de mémoire désuètes, était complétement dépassé.

J’imaginais les discussions en cuisine où une équipe préparait le repas du soir. Elles devaient s’en donner à cœur joie dans la médisance.

Je lui fis part de mes réflexions, ce qui le fit sourire.

  • Tu sais ici les distractions manquent à tout le monde, il faut bien qu’ils compensent !

N’étant pas convaincue je m’abstiens de répondre, je n’arrivais pourtant pas à faire taire les phrases qui me traversaient la tête. 

  • Elle se la joue, c’est facile pour elle, elle mange quand elle veut, comme elle veut ; Alors tu penses bien qu’elle ne va pas se casser la nénette pour nous, c'est évident !

Cette phrase et bien d’autres me pourrissaient le moral en tournant en boucle dans mon esprit. 

Je devenais parano me disant qu’en ces temps où l’on dénonçait les sorcières elles m’auraient dénoncée et bien évidemment pris plaisir à me savoir torturée. Sans oublier de se mettre sur leur trente-et-un pour aller assister à ma mort sur le bûcher.

  • Sûr, s’ils l’ont brûlée cela confirme que c’était bien une sorcière, on a bien fait de la dénoncer, Dieu sait ce qui aurait pu nous arriver sans notre intervention. 

Quand je lui fis le récit de ce que mon pauvre cerveau était en train d’élaborer, il éclata de rire.

  • Pour un cerveau que tu décris comme défaillant, tu as tout de même beaucoup d’imagination. Si elles t’entendaient, elles seraient abasourdies. Tu te rends compte d’où t’en es arrivée ? Il faut que tu prennes du repos ou cela va tourner au pugilat et franchement ce n’est pas le moment.

C’est après cette déclaration que j’ai décidé de lui raconter les derniers développements de ma vie. Je lui fis le rappel de certaines de mes interventions dont il n’avait pas connaissance.

Son rire s’était fait silence, il ne me voyait plus avec le même regard, ses pupilles s’étaient écarquillées, il gardait la bouche légèrement ouverte. 

De temps à autre, il interjetait un petit « oui » ou un « bon » susurré pour m’inviter à poursuivre. Il n’avait rien à craindre maintenant que j’étais lancée il n’était pas question que quoi que ce soit ne puisse m’interrompre.

La nuit était tombée et désormais la pièce était dans la pénombre. Il s’est levé, a farfouillé dans un buffet, j'ai entendu tinter les verres, à son retour, m’a dit tiens prend un verre, cela va te remettre.

Je n’ai pas osé lui rétorquer que je pouvais me remettre sans verre. En réalité cela m’a redonné un coup de punch, visiblement il n’avait pas perçu l’ampleur du problème.

  • C'est pas le tout, il va falloir que j’aille donner un coup de main en cuisine !

Il fallait que je sois dans l’action, faute de quoi je ne sais pas quelle décision j’aurais pu prendre.

  • Salut les filles que voulez-vous que je vous fasse ?

Je serais entrée emplumée, dansant la samba, l’effet n’aurait pas été plus stupéfiant. 

  • Excusez-moi je vous ai interrompu, ne vous embarrassez pas pour moi. Mais ma déclaration, loin de les avoir mis à l’aise avait complétement gelé l’atmosphère.

Après un dîner, au demeurant fort bon, je me suis éclipsée regagnant ma chambre ne voulant pas leur imposer de garder ce silence glacial plus longtemps au risque qu’ils se gèlent les dents !