Dans le Poitou, du brouillard sort la lumière. Nous marchons boulevard des Dunes qui offre le plus beau panorama sur la ville où je vis. Mais quel brouillard ce matin ! un brouillard ouaté, grisâtre, aqueux qui dissimule la ville et le Clain. Déception. Quand va-t-il se dissoudre ? Si seulement l’approche de midi pouvait le chasser dans ce moment magique où la lumière infuse, le transformant en brume dorée qui se lève d’un coup. Ce serait beau pour ma sœur qui vient de si loin et pour moi qui voudrais abolir la distance qui s’est créée entre nous au fil des années.

Nous marchons. Nous avons pris ce pli depuis quelques jours, instinctivement, sans vraiment nous concerter. Marcher dans la ville nous calme, nous apaise. Telles des pèlerines dans la ville médiévale, nous recherchons les églises, les rues, les bâtiments, les commerces qui jalonnèrent la vie de notre mère.  Elle marche d’un pas sûr et rapide, moi je m’efforce de la suivre accélérant, ralentissant, essoufflée. C’est notre façon de nous relier à elle. À l’EHPAD, ils nous disent que oui elle peut partir d’un instant à l’autre, d’un jour à l’autre et qu’il ne faut pas trop nous éloigner. Impossible de rester toute la journée auprès d’elle. Nous la veillons le soir. Lucide elle nous voit, nous lui sourions, nous prenons ses mains dans les nôtres, nous lui parlons doucement. Elle évoque les lieux de son enfance. Ensemble, nous la suivons, longeant prés et champs près de l’abbaye du Pin, cherchant le gué qu’elle franchissait à cinq ans pour aller à l’école primaire. Nous le traversons avec elle. Elle raconte la trombe d’eau, le grand « rabois » qui lui est tombé dessus un jour, le ru transformé en torrent, impossible à franchir. Le brave paysan qui passait par là, la souleva et tel Saint Christophe portant l’Enfant Jésus, la déposa sur l’autre rive. Ainsi, guidées, ma sœur et moi, nous remontons le temps, marchant vers un monde ancien qui va disparaître d’un instant à l’autre . 

Pour la retenir un peu, je veux retourner aux origines, marcher vers le faubourg de Montbernage. La maison où elle a vécu jeune femme est toujours là, la porte a changé de couleur. J’ai le souffle court, la tête brumeuse. Ce n’est pas encore le chagrin. Tu voudrais faire quoi ? Frapper à la porte, entrer, retrouver la cuisine, le sol aux carreaux rouges, la cuvette de la vaisselle, la cuisinière. Descendre à la cave qui donnait sur un jardinet. Il n’y a plus de jardin. Il n’y a plus de dahlias. Les Ponts et chaussées ont raboté le jardin pour faciliter la circulation des voitures. Redevenir une petite fille, tenir à pleines mains le tissu de sa robe surtout la blanche et bleue à rayures. Celle de l’été quand le store en bois filtre la lumière. Est-ce que le monde ancien était plus habitable pour l’âme des êtres humains ?

Nous marchons, nous devisons. Nous évoquons son grand-père, l’Arpenteur, une légende familiale. Nous savons qu’il était un homme démesuré, un homme debout, — « y’a qu’les faignants qui s’assouéent » — un personnage en haut-relief qui hantait les lisières des bois, faisait peur aux gens quand il sortait des forêts à l’improviste traînant son équerre et sa grande chaîne aux maillons d’acier. Le cousin de ma mère disait : « C’est un mangeur de lieues ». L’Arpenteur, l’homme qui mesurait les terres, arpentait les prés, les champs en marchant à grandes enjambées, à « pas comptés » du lever du soleil jusqu’au soir, par vent de bise ou de galerne. Un homme dur à la peine qui abattait au cours de son travail des distances considérables. « Tu te rappelles ? C’était le maître de la situation ! le maître des mesures ! Voilà ce qu’on disait dans la famille. Grâce au bornage, il indiquait les limites des propriétés, mettait des repères, évitait les conflits de voisinage, en vérifiant les lieux, les occupants, les empiètements, les clôtures, les haies, les poteaux, les servitudes. Tu te rends compte ! Éthique et intégrité ! Des hommes comme ça, est-ce qu’il en existe encore ? ». Ces souvenirs recueillis autour des tablées de noces et de cousinades que ma sœur a éveillés, loin de me rendre nostalgique, me redonnent de la force, me ramènent à la raison. Quel ancêtre ! Voilà qu’il se dresse, le maître de l’espace et du temps, dissipant le brouillard. Il est midi.