Quel brouillard, ce matin, soupire Cécile, en remontant la fermeture à glissière de son anorak. « Zut, encore coincée ! Ces machins-là, on ne sait jamais si ça va fonctionner ». Elle lâche le guidon de la poussette où Rose, de bonne humeur, gazouille, faisant des bulles vers les passants. Enfin, le curseur de la fermeture éclair consent à remonter. Voilà, c’est fait !   Elle est si fatiguée, Cécile, que ce menu incident lui fait monter les larmes aux yeux. Insurmontable, la journée commence mal !

            Ah ! Se recoucher ! On est bien sous la couette, le lit encore tiède de la douceur de la nuit ! Comme c’est doux, l’amour avec Antoine ! Mon très amoureux ! Il se proclame ainsi lui-même, ce qui énerve prodigieusement Fred, toujours prêt à lui voler dans les plumes, petit coq prêt au combat.

 

            Cécile se remet en marche, sur le trottoir mouillé, poussant Rose qui a remplacé les bulles par une vocalisation très sonore : des Ma ma ma retentissants, un vrai petit bonheur, cette Rose !  Ma Rose ! Avec une mère aussi inquiète et fatiguée, comment peut-elle être si joyeuse se demande souvent Cécile. Rose fixe sa mère de ses yeux rieurs, elle se balance avec une énergie telle que la poussette en tremble. Cécile maitrise l’attelage et sourit à sa fille.

            La crèche se trouve tout au bout du jardin public aux grilles majestueuses, aux allées bien ratissées, une perspective de calme. Dans sa vie agitée, c’est un moment qu’elle parvient à garder pour Rose et elle ; pour elles deux seulement. L’automne a été d’une extraordinaire douceur ; nous sommes presque aux portes de Noël. Ce matin, la brume s’est étendue sur le bassin, au centre du jardin. Des écoliers, cartable aux épaules, soulèvent les feuilles mortes à grands coups de pieds, avec des rires joyeux. Si Fred était là, il ne serait pas le dernier ! se dit-elle. L’image de Fred, dans le jardin de Mamette surgit en même temps et lui serre le cœur : l’accident, l’eau bouillante, la brûlure, tout est encore si proche, et entendre les cris de ces gamins insouciants fracasse le calme qu’elle avait retrouvé.

 

           Ah ! cette fin d’après-midi ! La sonnerie du téléphone, ce n’est pas Mamette mais sa voisine, l’amie Sylvie qui explique : l’accident, le départ avec les pompiers, les Urgences de l’hôpital, Fred hurlant, se débattant ; puis le silence terrible après qu’on l’a anesthésié dans l’ambulance. Ces images terrassent Cécile. Sur le trottoir, elle stoppe la poussette et se laisse tomber sur un banc tout proche. Le brouillard coule en gouttes molles sur le bois écaillé, sur la peinture passée.

            Et dire que je l’avais laissé là-bas pour la semaine de vacances oui, pour toute la semaine ! Il adore aller chez Mamette, elle avait dit : « Je vais te gâter, toi tout seul, on sera bien tous les deux, on se fera des crêpes, on ira chez Sylvie, et puis, il y a Zebrou, le bébé-chat ! ». Moi, j’avais dit à Fred que je ne voulais plus avoir de chat à l’appartement ; il y a trop d’allées et venues, une maison de ville sans jardin, juste un balcon, sauter sur la terrasse voisine et aller se balader sur les toits, il se perdrait, un chat de ville, je n’en veux pas ! et Dieu sait comme il avait supplié, Fred, avant la naissance de Rose, pour avoir un chat à lui, rien qu’à lui. Et moi, je n’avais pas compris, je le lui avais refusé !

            J’avais bien vu ! Il avait récupéré un de mes vieux pulls, le vert, tout doux, il me l’avait montré. Il avait levé vers moi sa bouille ronde, planté son beau regard brun dans le mien et avait supplié : un berceau pour le bébé chat, dans mon tipi, le tipi de sa chambre où il cache ce qu’il a de plus cher !

            Il lui aurait même donné Nanane, son doudou chéri ; c’est dire s’il le voulait : un bébé à lu... mais il n’avait pas insisté, mon vieux pull est resté dans le tipi ; peut-être y est-il encore, je n’ai pas été voir, je n’ai pas voulu voir !

 

 

            Sur le banc, Cécile, submergée par le désespoir, la culpabilité, se cramponne à la poussette de Rose.

 

Et moi, je n’ai rien vu, rien compris, j’attendais Rose. II surveillait tendrement mon ventre rond, il aimait écouter – « le bruit de Rose » comme il disait – et il passait une main légère sur les ondulations de mon ventre. Il demandait : « pour moi, c’était pareil ? »

            Et, un beau soir, départ à toute allure pour la maternité. Elle avait de l’avance, Rose ! Rose, toujours pressée ! Déjà impatiente de voir le jour ! Une petite crevette braillarde, ma Rose, aussi rouge que sa grenouillère. Par chance Antoine était avec nous, il avait échangé un week-end d’astreinte avec son copain Simon.

             Mamette sitôt avertie, bondit à l’appartement, organise le départ, rassure les uns et les autres. Ma valise de maternité presque prête, mais pas le berceau de Rose ! En Bretagne, fief de la famille, on dit que ça porte malheur de préparer trop tôt le berceau d’un enfant, cette Bretagne des traditions où la mort rôde sans cesse autour de la vie.

            Toujours est-il qu’elle a pris les choses en main. Elle pilote souvent l’appartement quand je suis en déplacement. Fred lui voue une passion ! Que ferais-je sans Mamette !  Je suis sa fille unique, la plus chérie de ses enfants ça, je le sens ! Nous sommes trois, moi, la dernière après deux garçons… je le sens, je le crois, je le voudrais ! Être sa préférée !...

            Enfin ! Je suis adulte ! Avec quatre enfants, Cécile, ce serait le moment de grandir, d’évoluer ; souvent, la vie me prend de court, m’emporte malgré moi ! Le tourbillon, la course, les amours, les enfants, le travail, comment suivre ce mouvement perpétuel !

            

À croire que Rose pressent l’écho des pensées agitées de sa mère : elle remue de plus en plus dans sa poussette, elle se balance, tape de ses petits pieds en cadence contre les suspensions métalliques. Cécile, toute à sa rêverie, a un peu oublié sa fille. Elle voit la moue impatiente de Rose. Elle va pleurer, c’est sûr ! Mais oui, ma petite belle, on va sortir de ce trottoir mouillé, on va rouler ! En effet, le brouillard s’est répandu en gouttes froides entre l’écharpe rose et le petit cou si blanc. Rose manifeste en gros sanglots. Cécile se lève du banc humide, balance le guidon à petits coups pressés, pour calmer Rose.

 

            Oui, ma Rose, on s’en va !

            On va reprendre la route, là-bas au tournant des grandes grilles du jardin, voilà le bâtiment sans grâce où se trouve la crèche des Petits Écureuils.