Depuis que je vis seule et devant les remous crées par le virus, j'ai pris la ferme décision de ne plus m'encombrer l'esprit avec les bruits du pays et du monde, en priorité de tout ce qui se véhicule sur la pandémie.

Que ce soient des informations données par ses détracteurs comme celles de ses zélateurs.

Voir ou entendre à longueur de temps ceux qui pérorent, "les messieurs mesdames je sais tout" déversant leur logorrhée sur les plateaux de télévision comme on le ferait avec du Ketchup sur une grillade, amalgame d'informations galvaudées, de ragots qui trainent sur les ondes, voire de théories conspirationnistes ! L'important dans tout cela n'étant pas d'informer mais de nuire. "Plus la ficelle est grosse disait-on chez moi, plus elle aura de chance de captiver", voire tel le COVID d'infecter beaucoup de monde.

Désormais on ne parle plus que de "fake news", qui sont si nombreuses et bien tournées qu'il est souvent difficile d'en démêler le vrai du faux. Alors, la solution la plus simple à notre disposition c'est encore de couper la radio et de rester chez soi.

Nous savons pertinemment que ce n'est pas si simple, le silence est une entité à part entière seule, qui gronde, qui bruisse, car dans le silence il y a encore du bruit, voire des bruits.

Aujourd'hui je suis seule dans la maison, il n'y a pas un bruit, sauf de temps en temps un craquement de vieux bois ou le claquement d'un volet. Avec les fenêtres fermées et le double vitrage le monde est quand même contenu à l'extérieur.

Assise devant ma fenêtre, les bras posés sur ma table, les pieds bien à plat je tente de me laisser glisser au cœur de moi-même voir de m'engloutir au creux de mon esprit. Certes, il me faut un certain temps, pourtant, après une période peuplée de bruits et de pensées parasites, j'ai la sensation de commencer à flotter dans une douce paix intérieure, voire une certaine euphorie. C'est alors qu'à ma grande surprise surgissent les bruits issus de moi-même, de mon corps, de mon cerveau. Toutes ces symphonies sonores auxquelles on ne prête pas attention en temps normal, ainsi les battements de mon cœur les ronronnements des oreillettes et ventricules, ces bruits de plomberie générés par la pulsion du sang dans mes artères, l'air qui envahit mes poumons ou qui s'en échappe produisant au passage des sifflements modulés par la vitesse de l'inspire ou de l'expire. Il est des bruits plus prosaïques tels la déglutition, les dents qui grincent, les borborygmes de l'appareil digestif ou des intestins. Le cerveau ne voulant pas être en reste, susurre des bruits feutrés : cliquetis des idées qui s'entrechoquent, surgissements de souvenirs ou de ressentis. Tant d'éléments qui échappent à notre volonté et qu'on ne peut donc éviter.

 De toutes façons plus on essaye de les contraindre, plus ils prennent de place dans notre espace de vigilance. Nous imposant alors de bon ou mauvais gré une obligation de rationalisation qui s'avère à son tour gourmande en énergie et en bruits nouveaux. Eux qui sont censés nous apporter paix et silence ne font à cet instant que remplacer ceux qui nous dérangeaient tout à l'heure.

Le portable s'est mis à sonner et la bulle de silence a volé en éclats, avec des ricochets et des éclaboussures sur toutes les faces de mon cube de vie.

Quand mon frère me téléphone, c'est qu'il est déjà dans l'escalier, peut-être cherche-t-il à surprendre le mystérieux visiteur du banc que je cacherai sous ma couette, mais comme de visiteur il n'y a point, il fait chaque fois chou blanc ! 

Le frère, ma bouée de survie, l’amer de mon désert intérieur. J'ai bien tenté de lui raconter ce que je venais de vivre, il s'est assis sur le pied du lit et m'a regardé l'air accablé.

Pour être raccord avec mes réflexions intérieures il avait acheté deux portions de kebab arrosé de ketchup, j'ai pouffé de rire il a écarquillé les yeux en disant :

  •  tu m'expliquera après, mange pendant que c'est encore chaud !

C'est étrange, j'oscille entre deux attitudes, la crainte qui monte en moi devant l'arrivée de la nuit et de tout ce qu'elle réserve comme surprises et dans le même temps, l'envie, de repartir de me laisser happer et de reprolonger dans mes aventures oniriques. Restes de souvenirs des "Milles et une nuits" ou du "Merveilleux voyage de Nils Holgersson" et d'autres, j'attends ces instants avec impatience. Toutes les fibres de mon être tendues et réceptives comme des fibres optiques qui me connecteront au monde.

Je sais qu'une fois la connexion établie rien ne sera plus sous contrôle, je n'ai même pas la certitude que mon corps demeurera, voire, ressortira intact de cette aventure. Il est des instants où j'ai le sentiment que les cellules qui constituent mon être vont se désassembler jusqu'à libérer leurs atomes. Et que tous ces éléments issus de mon être vont créer des connexions nouvelles avec l'ensemble de l'univers.

Ainsi je suis la goutte d'eau qui court sur la vitre, la feuille qui vient d'être arrachée par le vent, la lueur du réverbère, la voiture qui éclabousse le trottoir d'une vague bruyante.

Je suis le banc qui attend le passant et l'oiseau qui fuit la bourrasque, une idée qui s'envole pour ne plus reparaître, un rayon de lune entre deux nuages et pourquoi pas l'une de ces galaxies qui tremblotent dans la voie lactée.

Je suis encore le journal laissé sur le banc et dont les pages se sont mises à vibrer avant que de se détacher les unes après les autres et de s'envoler se dispersant aux quatre points cardinaux dans un bruissement d'ailes que je ressens jusqu’à l'extrémité de mes membres. 

Une peur toutefois me parcourt, celle de l'orage, comme si les champs magnétiques qu'il génère pouvaient être susceptibles d'empêcher la reconstitution de mon intégrité physique et mentale à la fin de l'expérience.

Ce qui est merveilleux, c'est le fait que chaque nuit le scénario est différent, et qu'il ne m'est pas possible de deviner à l'avance le sort qui me sera réservé, ni d'influer sur ce devenir !

Je n'ai pas eu à lui expliquer mon fou rire, comme à son habitude il s'est endormi en boule sur le tapis. J'ai glissé un oreiller sous sa tête et posé une couverture sur son corps.

Je suis restée un long moment encore à dessiner devant ma fenêtre, travaillant à partir de photographies prises des personnes qui passent devant chez moi ou même s'y arrêtent.

Un soir chez mes parents nous avions regardé une émission sur le peintre Degas qui peignait les danseuses de l'Opéra, de préférence les très jeunes danseuses, aujourd'hui cela lui vaudrait les soupçons d'avoir eu à leur égard des regards à tendance concupiscentes voire pédophiles.

Mais le résultat est là, il a su dans sa peinture saisir toutes les nuances des attitudes de la danse classique et de la beauté adolescente.

Je n'ai, visiblement, ni son coup d'œil pour saisir les mouvements, ni son coup de crayon pour les faire vivre sur le papier. Alors je travaille, m'acharnant des heures entières, froissant du papier et recommençant pour rendre la rondeur d'un visage, la grâce d'une silhouette ou le galbe du sein de la mère nourrissant son rejeton. Je m'endors souvent le nez sur mes feuilles le visage zébré par des traces de crayon ou d'encre de chine.

Réveil difficile comme au lendemain d'un marathon ou d'une escapade en montagne. C'est l'odeur du café et des croissants qui m'a sortie de ma léthargie, mais en plus des arômes il y a le goût et instantanément j'y retrouve toute mon énergie et mes connexions.

Ce matin hors de question de dessiner, j'ai un partiel de Sanskrit : moitié à l'écrit et moitié d’exposé devant mes camarades de promotion. Cela fait du bien de sortir de la solitude même si c'est en distanciel sans pouvoir se toucher et s'embrasser.

La prof a été pointilleuse me poussant dans mes retranchements au point qu'au moment où j'ai coupé ma caméra j’avais les larmes aux yeux et la gorge nouée. En réalité quand ma note est arrivée j'avais décroché un dix-sept et demi accompagné par un commentaire m'indiquant qu'elle avait apprécié ma pugnacité et ma connaissance du sujet, alors j'ai recommencé à pleurer et j'ai téléphoné à mon frère. Il m'a secouée me traitant de pleureuse professionnelle. 

   – Te fais pas de bile, cela donne de beaux yeux !

Lors de son dernier passage j'avais tant besoin de parler, sans penser un seul instant qu'il pouvait en être de même pour lui que je ne lui ai pratiquement pas laissé un instant pour placer une phrase complète.

Ainsi il avait un peu perdu le fil de ses idées au milieu du déversement verbal et ce n'est donc qu'à son retour de la boulangerie, alors que j'étais encore dans un demi- sommeil, qu'il m'avait raconté cette anecdote qui l'avait beaucoup interpelé.

  •  Il y a des voisins bizarres autour de toi dans la cage d'escalier ?
  • Je ne vois pas de quoi tu veux parler, enfin c'est possible mais avec le confinement on ne se fréquente pas beaucoup tu sais ! Pourquoi tu me poses cette question ? Aurais-tu remarqué quelque chose qui m'aurait échappé ?
  • Il y a une ligne rouge qui a été peinte dans la cage d'escalier, cela part de la trappe du grenier jusqu'à la porte de la cave au sous-sol. Personnellement je trouve que cela égaye les lieux mais je doute que ta proprio raisonne comme moi…

Après visite des lieux il faut admettre que le travail avait été fait avec soin, pas une tache sur les murs ou sur les marches, une boucle à chaque virage de palier et pour couronner le tout un patte de dragon enserrant la poignée de la porte de la cave. Pas de doute cela risquait de faire vilain quand cette bonne dame découvrirait cette création. De retour dans ma chambre nous avons beaucoup ri mimant l'instant de la découverte jusqu'à la syncope de la dame et son transport aux urgence par les bons soins du SAMU.

Je suis satisfaite de l'arrondi du bras qui enserre l'enfant, de la courbe du cou de la mère, le reste laisse encore à désirer.