Ce matin en faisant une courte fugue pour aller chercher du pain, j'ai aperçu un bel attroupement au bout de ma rue, par les temps qui courent c'est quand même un évènement à signaler. Je me suis bien gardée d'aller me mêler aux badauds, la rue étant toujours sous couvre-feu, mais j'ai bien failli me joindre à eux, toute variation dans le train-train quotidien est bonne à prendre.

   Dans nos vies, le rapport au temps peut se trouver gravement perturbé par l'interférence que produit la solitude. Je sais de quoi je parle, cette coupure entre réalité du quotidien et enfermement m'a valu un décrochage qui m'a fait rater l'un de mes partiels, ce qui n'est pas rien. Je me suis aperçue de mon oubli avec un jour de retard, ne me posez pas la question, bien évidemment qu'il était trop tard.

   Je ne bois pas, ne me pique pas, ne fume rien d'illicite et bien croyez-le ou non, je marche de temps à autres à coté de mes baskets.

   J'ai envoyé un mail à la prof pour m'excuser de cette erreur et lui demander ce que je devais faire pour la réparer, jusqu’à présent pas de réponse. Je suis vexée comme un pou de cette bévue, je ne crois pas que l'on dise une "poue", il doit tout de même y avoir des mamans poux pour perpétuer l'espèce. Voilà que je délire, mais il faut de temps à autre détendre l'atmosphère en ouvrant les vannes car la pression est forte.

   Enfermée toute la journée dans treize mètres carrés, à bosser comme une dingue avec en ligne de mire des contrôles en distanciel, inventés j'en suis persuadée, par des personnes qui n'auraient pas dépareillé les tribunaux de l'inquisition, vous voyez le genre.

   J'ai en plus mon tic obsessionnel d'observation de ce qui se passe sur le boulevard et sur le banc, évidemment vous devinez pourquoi. Ce qui, entre parenthèses, me donne tout de même l'occasion de faire les clichés constituant mon fond de références de modèles de dessins !

  Et encore ne vous ai-je pas parlé de ma libido qui bouillonne comme une cocotte-minute en folie, cela fait sourire, mais a pour résultante de découper mes nuits en tranches de plus en plus fines que si ça continue on va pouvoir me prendre pour un cervelas.     

   S'il n’y avait que cela, je suis prise par moments de fous rires inextinguibles, quand à d'autres ce sont des déferlements de larmes qui ne se tarissent qu'à l'instant où j'ai les genoux mouillés.

Avec ça, la vie continue, la pandémie prolifère et je vis dans mon désert des Tartares.

Il faut pourtant que je vous donne les dernières évolutions de ma carrière de dessinatrice. Ne pouvant me rendre dans les musées pour m'entrainer en copiant les tableaux ou dessins exposés, j'ai entrepris de me prendre pour modèle, ainsi je me suis constitué une photothèque de toutes les parties de mon corps. Tout y est passé, ne reste qu'à les reproduire.

C'est étonnant comme il est différent de découvrir ses bras ou ses jambes en photos plutôt qu'en réalité, la tête on connait et encore faisons-nous des découvertes, des oreilles décollées ou un début de double menton voire d'épis rebelles dont la relation à la brosse est inconciliable. 

Pour la suite j'ai hésité et puis je me suis dit pourquoi pas ? Se photographier les fesses demande une certaine souplesse, j'ai dû m'y reprendre en plusieurs fois pour obtenir un résultat satisfaisant (non elles ne sont pas grosses). Restaient les parties intimes de ma féminité, j'ai attendu un peu avant de me décider et puis quelques jours plus tard je suis passée à l'acte. Bon n'allez pas croire, rien d'exceptionnel, je ne suis pas la Vénus de Milo, il est vrai que l'on ne passe pas son temps à se regarder le sexe ou les seins dans la glace. 

La toison de mon sexe ne m'est pas apparue extraordinaire ni par sa couleur, ni par sa texture ça manque de bouclettes et il faudrait quand même l'épiler un peu. Mais pour mes seins là oui j'ai eu un choc, c'était autre chose que de les voir dans la glace. Bon ce ne sont pas des pièces de collection du style Botticelli seulement deux jolis globes laiteux, les pauvres ne voient pas souvent la lumière, ils ont la peau soyeuse et souple, douce au toucher avec des aréoles d'un rose tendre à croquer… Ils ont de la tenue, gardant encore l'arrogante fermeté de l'adolescence. Je suis certaine que si j'étais un garçon j'en tomberais raide dingue. 

Le summum de cette exploration ce fut mon nombril, c'est étonnant non. C'est discret un nombril, l'expression se prendre pour "le nombril du monde" me semble n'avoir que peu de sens et être surfaite. Vous êtes-vous quelquefois intéressé à cette partie centrale de votre être, si vous êtes comme moi, j'en doute, car moi en dehors de le savonner sous la douche, rien, pas un regard. J'ai découvert d'une part qu'il était cerné par quelques petits bourrelets qui ne m'ont pas fait plaisir. Ils sont la résultante d'une alimentation à base de kébabs et de pizzas, mais quand vous ne pouvez pas cuisiner il faut bien se débrouiller quitte à perdre un peu la finesse de sa silhouette. Mais d'autre part, revenons-en à lui, il me regardait, là au centre de l'écran comme un petit œil de cyclope avec sa rondeur centrale, son pourtour annelé, comme un petit chou. On pourrait croire qu'il observe le vide droit devant lui,

Ce serait une erreur, alors qu'en fait il regarde en arrière, là où se trouve l'origine du monde selon Courbet. Petit marqueur qui rappelle de ne jamais oublier ses origines. Le cordon ombilical étant pour sa part le lien intergénérationnel que l'on tranche, mais qui revient sans cesse par chaque mère pour que se poursuive l'aventure de l'humanité…    

Je ne sais pourquoi en regardant cette série de photos j'ai griffonné ces quelques lignes sur un bloc. Peut-être parce que je ne m'étais jamais regardé de cette manière approfondie et pas seulement du coin de l'œil en faisant ma toilette ou en enfilant ma chemise de nuit. J'étais contente de moi, heureuse de m'être intéressée à moi d'une façon intime dans une rencontre secrète avec mon corps. J'en étais d'autant plus dépitée que personne ne lui prêtait attention et ne s'en approchait.

Inutile de dire qu'avec l'aide d'un tutoriel déniché sur la toile et mes clichés j'ai fait cette semaine-là de très gros progrès en représentation du corps humain. Il me reste à trouver une solution pour me dénicher un modèle masculin qui me permettrait de compléter mes connaissances et ma technique et d'affuter mon regard.

Au vu de mes bonnes performances habituelles la prof de Sanskrit m'a enfin répondu, elle prendra la moyenne de mes notes du trimestre en remplacement de mon partiel. Ce n'est qu'une note en sursis, tout nouveau manquement à la continuité de la formation annulerait cette mesure de tolérance et patati et patata.

Ouf ! je m'en tire à bon compte, du coup j'ai punaisé à côté de mon ordi le tableau des dates des prochaines épreuves, il faut aider les têtes de linotte.

Les photos ne m'ont pas apaisée, je dors de moins en moins bien. J'étouffe, il me faudrait sortir et marcher pendant des heures, je n'arrive pourtant pas à me décider, une forme de peur inconsciente s'est inscrite en moi et bloque mes capacités décisionnelles.

L'extérieur est devenu menaçant, je me demande ce qu'il nous cache, de quelles menaces sont porteuses les personnes que je serai susceptible de rencontrer. 

Je rêve d'une ville de solitude dans laquelle je pourrais errer sans jamais rencontrer personne. D'entrer dans des cinémas dans lesquels des films seraient projetés rien que pour moi. De parcourir les rayons des grands magasins ou les galeries des musées seule, le nez au vent.

Pourtant, paradoxalement, il faut que j'avoue que tous ces propos ne sont que verbiage et que si je ne sors pas ou très peu c'est que je suis en attente de son retour comme de celui des hirondelles au printemps ou les oies sauvages remontant vers les pays scandinaves signe de ciel bleu et de soleil. 

Ce soir encore il fallait choisir entre kebab et pizza, le frangin vient passer la soirée et la nuit, le kebab c'est plus simple pas comme pour les pizzas, entre la quatre-saisons, la calzone, la forestière et la fruits de mer il y a de quoi s'y perdre. Il a tranché, il prendra les deux et on partagera.

J'ai bien travaillé tous l'après-midi, car lorsqu'il est là on discute et il est hors de question que je travaille sauf quand il s'endort comme une masse et que rien ne serait susceptible de le réveiller.

J'ai remballé mes photos et mes croquis, pas question de faire de l'exhibitionnisme avec lui, cela doit demeurer mon jardin secret, j'y tiens absolument. J'avais laissé sur le coin de la table la feuille sur laquelle j'avais griffonné mon manifeste d'appel à l'amour que je m'étais amusée à écrire !

J'imagine sa tête et ses railleries s'il était tombé dessus.

Comme à notre habitude nous nous sommes chamaillés en mangeant, chacun voulant commencer par ce que l'autre avait alors que nous avions décidé préalablement de partager. Un peu de criaillerie et de fou rire cela fait du bien et permet de produire de la dopamine. J'ai fait chauffer un peu d'eau pour préparer une tisane, le connaissant je savais qu'il allait finir par s'endormir d'un seul coup.

C'est alors qu'il s'est un peu réveillé.

  • Au fait il faut que je te raconte quelque chose qui va te faire rire.
  • Tout ce que tu voudras à la condition que ce soit drôle !

Il a commencé par situer la scène. – tu sais l'immeuble du bout de la rue celui qui domine la station de métro.

Devant ma moue interrogative il a ajouté :

  • Mais si, celui où il y avait la vieille publicité Cinzano.

Cette fois oui je voyais et je commençais même à faire le lien avec l'attroupement aperçu ce matin.

  • Et alors il a quoi de spécial ce mur ?

Il faut que je le presse un peu sinon je ne connaitrai pas le fin mot de l'histoire.

  • Ils ont repeint tout le mur en blanc.

Nouvelle intéressante mais et alors ? Il semble hésiter ou ne se souvient-il plus de ce qu'il voulait me raconter.

  • Il y a une sorte d'hymne à l'amour écrit en lettres rouges de un mètre de haut, mais je peux te dire que c'est du chaud je ne sais pas où ils ont été chercher ça, mais ça attire le public et tout le monde prend des photos.

Et pourquoi pas, c'est une idée originale, lui ai-je répondu tandis que je me brûlais les doigts avec les tasses de tisane. C'est alors que cela s'est corsé :

  • Je ne me souviens plus de tout mais ça commence par "Toi que j'ai croisé qui a squattés mon banc…

Je pourrais lui dire la suite de la déclaration c'est mon délire d'hier soir. Là je me suis dit il me vanne il a lu mon texte, en effet le brouillon se trouve dans ma corbeille à papier. Il ne me laisse pas l'occasion de répliquer le nez dans l'oreiller il dort du sommeil des sages. Je n'ai pas marché dans son histoire j'ai couru mais il me le paiera, je m'endors à mon tour.

Dès qu'il a été parti après le rituel du café croissants je me suis habillée vite fait, il fallait que je connaisse le fin mot de l'affaire. Anorak avec cagoule, lunettes de soleil en dépit du temps gris. Le tout dans le style starlette incognito.

J'ai opéré un long détour pour arriver face au fameux pignon, il y avait moins de monde qu'hier, mais il y en avait encore qui commentaient la performance.

J'étais tétanisée comme si quelqu'un avait pu dire tout à coup c'est elle la voilà, alors que rien ne reliait cette fresque pour ne pas dire cette frasque à ma personne.

Bien, moi je savais que c'étaient mes mots, mais rien ne permettait de faire le lien entre eux et moi. Il y avait là un mystère qu'il allait falloir réussir à résoudre : comment d'un morceau de papier sur ma table ils pouvaient se retrouver là sur ce mur à une pareille hauteur.

C'était une blague j'allais me réveiller et tout rentrerait dans l'ordre. Pourtant la journée et ses épreuves n'étaient pas terminées, en rentrant dans ma chambre une petite tache sur le bord de mon lavabo a attiré mon attention. Prise d'une angoisse soudaine j'ai passé mon doigt dessus et j'ai eu au bout de l'index une petite fleur rouge comme une tache de sang.

Ma mère m'a appelée pour me dire qu'elle venait de voir aux informations régionales qu'il se passait de drôles de choses dans mon quartier et qu'elle espérait que je ne fréquentais pas les individus qui se livraient à ce genre de passage à l'acte.

En bas le boulevard est vide, les lampadaires qui viennent de s'allumer se voient à peine dans le crachin et mon âme pleure, qu'est-ce que c'est que ce bazar.

Je me suis couchée sans manger le cœur n'y était pas.