Elle écrit, Emma. Il lui aura fallu le temps. Pas profité du premier confinement comme tous ces Français auto promus écrivains dont les tapuscrits engorgent le courrier des éditeurs, à tel point que Gallimard demande de sursoir aux envois. Emma, elle, aura attendu un an, troisième confinement, besoin de faire le point sur sa vie. Se répandre sur les effets du confinement, s’évader dans des mondes parallèles, très peu pour elle, tout ça. Besoin de comprendre toutes ces histoires qui emplissent sa vie depuis quelques années, deux, trois, ces histoires d’une femme de plus soixante-cinq ans qui est tout sauf déclassée, n’en déplaise à Yann Moix qui l’aurait envoyée en EHPAD depuis longtemps, dont le corps vibre intensément, pour le plus grand bonheur de ses amants, qu’elle choisit à l’écart des gérontes que la bienséance lui attribuerait volontiers. Carnet-journal, ou ira-t-elle plus loin, bien incapable de le dire, de le penser même, tout à ses balbutiements qui l’émeuvent.

 

Une voiture ralentit, passe lentement, part, revient, repasse, moteur faible, presque inaudible. Manège de l’après-midi qui se répète, la journée se termine, scandée par l’heure prochaine du couvre-feu. Ce message qu’elle a reçu. Numéro inconnu. De gros soucis. Pas signé. Il y a tellement d’arnaques. Ne surtout pas répondre, trop facile de se livrer pieds et poings liés, des détails que tout bon escroc sait interpréter. Intriguée, malgré tout. Je peux venir ? Quelqu’un dans le besoin ? qui connait son adresse ? Elle en a rencontré tant, des hommes gentils, mais on ne sait jamais, et puis elle a bien dû donner son adresse à d’autres qu’elle n’a même jamais vus, projets avortés, elle est pourtant vigilante, il a pu lui arriver de s’exposer au-delà de la prudence ordinaire, de le regretter, trop tard, tant pis, elle n’a jamais eu de problème. Et, en même temps, elle ne vit pas dans une de ces zones dangereuses qui nourrissent l’imaginaire émotionnel des séries. Quoi que, lui diraient certains de ses amis, tu sais, les pires horreurs se produisent dans des endroits tranquilles, tu as lu le dernier Aubenas, cette jeune postière tuée sans qu’on sache pourquoi ni par qui…

 

La voiture revient, se gare, elle regarde mieux, une petite cylindrée grise, anonyme, un de ces modèles qui se ressemblent tous, comme la sienne. Une silhouette se dessine. Connue. Non, mais j’y crois pas, quel culot, le voilà, la gueule enfarinée, c’est lui qui tournait depuis un moment, vérifiait qu’elle était bien là, n’osait pas, y a de quoi, franchement, il se croit où, disparait sans aucune nouvelle, puis revient tout de go, sans prévenir…

 

  • Je sais ce que tu vas me dire, laissemoi t’expliquer…
  • Tu te crois où, tu débarques, comme ça !
  • Mais je t’ai prévenue, j’ai fait comme j’ai pu.
  • Prévenue ? tu te moques, là…
  • Un texto, court, c’est vrai, j’ai dû faire très vite, tu ne l’as pas eu ?
  • C’était toi ? c’était quoi ce numéro ? inconnu…

 

Une histoire rocambolesque, qu’il lui débite, Hubert, d’une voix blanche. Sans cette émotion qui remonte chez elle, la met en ébullition. Son départ le matin du dernier jour avant le re-confinement, pour gérer ses affaires habituelles…

 

  • Mais comme tu m’as jamais dit ce que c’est que ces affaires…
  • Chaque chose en son temps…

 

…et s’occuper de la personne dont il lui a parlé, une responsabilité morale, pas une tutelle au sens strict, non, rien d’officiel, mais une charge, il doit aller la voir régulièrement, gérer ses papiers, vérifier son argent, ses courses, son traitement…

 

  • Mais tu m’as dit que tu n’avais plus de famille…
  • Une histoire compliquée, ancienne, pas de la famille, mais elle me tient.
  • Elle ? Une femme ? Une ex ? Tu m’en as jamais parlé.

 

…pas ce qu’elle croit, les apparences sont trompeuses, souvent. Une femme qui s’est accrochée à lui, au fil des années, impossible de s’en défaire. Pour lui une aventure, du genre sans lendemain, une femme qu’il n’a même pas aimée, période de solitude, il travaillait, aimait trouver près d’elle une forme de réconfort entre ses périodes de déplacement. Une histoire sans importance pour lui, il s’est bien un peu attaché, comme une habitude vous lie, mais sans plus, elle restait une éclaircie passagère, et récurrente. C’est là son tort, ne pas avoir vu venir, les mois, les années qui passaient, ce lien qu’elle tissait, un nœud solide, des exigences auxquelles il cédait, progressivement, par faiblesse. Elle s’est agrippée à lui, le débordant d’un amour passionnel, malsain, dont il ne voulait pas, dont il ne veut toujours pas, elle est tombée malade, profonde dépression, menaces de suicide, elle dépend de lui pour rester en vie, il a fini aussi par dépendre d’elle, de ses états, au-delà du supportable, peur de sombrer moralement, de finir par se considérer comme un salaud. Il a cette moralité chevillée au corps, histoire mêlée d’enfance, de milieu, d’armée…

 

  • Tu aurais pu m’en parler, ç’aurait été plus honnête, je sais bien que tu as eu une vie avant moi. 

 

…il n’a pas pu, pas su, peur de la perdre, cette rencontre lumineuse qui illumine sa vie depuis leur rencontre, ce bonheur qu’il a à être avec elle, la voir exister, être là, simplement, la regarder, sans rien d’autre à penser. Il avait décidé de le lui dire à Pâques, le début du confinement, les déplacements qui se compliquent, il était temps de clarifier sa vie, il allait voir l’autre pour mettre les choses au point, lui intimer de se secouer, dire que c’était fini, maintenant il fallait qu’elle se débrouille, il ne serait plus là, il a rencontré une femme, il l’aime. Au retour il aurait tout avoué à Emma, après avoir fermé cette porte…

 

  • Et pas de retour, pas un mot !

 

…elle l’a senti, elle flairait quelque chose déjà, elle lui avait posé des questions, qu’il avait éludées, sans se méfier. Elle a compris ce jour-là, sans qu’il prononce un mot, le confinement l’aura elle aussi alertée, elle s’est montrée douce et câline comme jamais depuis fort longtemps, l’a entrainé dans la chambre, il n’a pu ni dire un mot ni résister, elle l’a fatigué, épuisé, il s’est demandé ensuite où elle avait pu trouver ce sursaut d’énergie, il s’est assoupi, a somnolé un moment, quand il ouvre les yeux elle est là, allongée près de lui, souriante, il se dit qu’elle va mieux, que les choses seront faciles, qu’elle va l’écouter sans problème. Pour parler, il préfère s’assoir, va pour regarder l’heure, il sait qu’il ne doit pas trop tarder, Emma l’attend. Son portable est sur le guéridon, à l’entrée de la chambre, il ne se souvient pas l’avoir sorti de sa poche et posé là, mais tout a été si soudain, peut-être, pourquoi pas. 

 

Quinze heures déjà, le matin il avait eu des démarches, des comptes à régler, des achats, il préférait avoir tout liquidé avant d’aller lui parler, l’esprit libre. Machinalement, il jette un œil à ses messages, bizarre, le nom d’Emma ne s’affiche pas, comme si elle ne lui avait jamais écrit, une bizarrerie, avec ces objets modernes, il a du mal à comprendre, des choses s’effacent. Il lui demande de s’assoir, il doit lui parler, elle le suit, mais avant lui propose un café, va dans la cuisine, il en profite pour reprendre son portable, se dit qu’il vaut mieux qu’il appelle, il n’avait pas dit qu’il partait si longtemps, il clique sur Emma, cinq, six sonneries, une voix d’homme lui répond, vous avez dû faire erreur, oh désolé, il recommence, vérifie qu’il appuie bien sur le bon numéro enregistré, même chose, l’homme au bout du fil commence à être moins aimable, mais je viens juste de vous dire que vous faites erreur… Décidément, ce téléphone a des problèmes, il s’était dit qu’il devrait en changer, prendre un modèle plus performant, mais aussi plus moderne, ce qui lui fait peur, la technologie et lui… et dire qu’il a fait sa carrière dans l’aviation ! 

 

Le café arrive, elle s’assoit en face de lui, l’écoute, sans un mot, il lui dit tout, la rencontre, les sentiments qu’il éprouve, son installation rapide, l’harmonie partagée, il ne supporte plus le rôle qu’il joue dans cet appartement, leur relation qui n’en est plus une, il va partir, pour de bon cette fois. Elle s’est tue, l’a écouté sans sourciller. - C’est ce qu’on verra… - Comment ça, c’est ce qu’on verra ? – Si tu vas partir… - C’est décidé, c’est ce que je fais, maintenant. Elle le regarde se lever, empocher son portable, enfiler sa veste dans l’entrée, porter la main à sa poche pour prendre ses clés, rien. Les a-t-il enlevées en même temps que son téléphone, rien sur le crochet de l’entrée, rien sur le guéridon, pas de clés, nulle part. Elle l’observe, narquoise, énigmatique. Il regarde partout, fait le tour de l’appartement, rien. Il commence à s’énerver, elle ne réagit pas, elle qui sursaute d’habitude à son moindre écart d’humeur. Il les a peut-être oubliées dans sa voiture, distrait par la préparation de son annonce, machinalement, il va pour ouvrir la porte de l’appartement, il n’y a pas de clé sur la porte, elle doit être ouverte. Eh non, fermée à clé, une porte blindée comme dans tous ces appartements de quartiers souvent « visités ». 

 

Il la regarde, ne veut pas comprendre cet air de triomphe sur son visage. Tout tourne dans sa tête, il trébuche, sa tête bute contre le coin de la commode, il perd connaissance, combien de temps, il ne sait pas, quand il se réveille la nuit tombe, il est allongé sur le canapé, il se frotte la nuque, douloureuse. Plus de téléphone dans sa poche. Une grande confusion dans la tête, au-delà du coup reçu, un gout bizarre dans la bouche, le café… à mesure qu’il s’éveille, il prend conscience, plus de clés, plus de téléphone, pas d’ordinateur dans l’appartement, pas de téléphone fixe, elle le tient prisonnier, il pleure, comme il n’avait pas pleuré depuis tout petit, même pour la mort de ses parents, tellement irréelle, il n’avait pas versé de larmes, mais là tout explose…

 

  • C’est pour ça que je tombais direct sur la boite vocale, téléphone éteint.

 

…oui, et caché, avec ses clés, il ne sait toujours pas où. Aucun moyen de communiquer avec l’extérieur, et l’appartement est au septième étage, difficile de sauter par la fenêtre…

 

  • Et alors, comment tu as fait, aujourd’hui ?
  • Je guettais un moment d’inattention, où elle ouvrirait la porte pour aller faire des courses, elle m’enfermait en partant. Ma seule solution, c’était de la surprendre et de la maitriser. Jusquelà, impossible, elle se méfiait. Et puis là, ça a marché. 
  • Et cette voiture, avec laquelle tu es venu ?
  • La sienne, j’ai inversé la situation, lui ai pris ses clés, l’ai enfermée dans l’appartement.
  • Et le 06 avec lequel tu m’as envoyé un texto ?
  • Un voisin, dans l’entrée de l’immeuble, il m’a reconnu, m’a prêté son portable pour que j’envoie un texto, je lui ai dit que j’avais perdu le mien. 
  • Un voisin, qui t’a reconnu… alors, c’est que tu habites là…

 

Effaré, blanc, le regard vitreux, il la regarde…