Nuit bizarre. Plongées au plus profond du sommeil, réveils brutaux de rêves absurdes, plage de veille hyper vigilante qui se prolonge, elle finit par se rendormir au petit matin, se réveille vaseuse, embrumée, marche au radar, la maison est calme, la petite chambre toujours encombrée mais vide. Un grand café serré dans la main, Emma tourne les pages de carnet qu’elle a noircies avant de dormir – enfin, si on peut appeler cela dormir – machinalement, assise à la table de la cuisine d’où elle voit le jardin s’éveiller sous le soleil, elle clique sur le nom d’Hubert, toujours le même message, dès la première sonnerie. Pas de texto non plus. Pas de nouvelles et aucun moyen d’en avoir. Elle s’aperçoit qu’elle n’a même pas son adresse, n’est jamais allée chez lui, il lui a dit son quartier, rien de précis, ce pourrait être là comme ailleurs. 

 

Quelle idiote ! Laisser un mec s’installer chez elle sans plus d’informations… elle ne voit pas assez de séries peut-être, les cas de femmes agressées chez elles par un bel inconnu c’est pas ce qui manque. Au moins elle a échappé à ça ! Pas la peine de se faire des films non plus. Et s’il lui était arrivé quelque chose, un accident, une chute qui aurait cassé son téléphone, il git quelque part en attendant qu’une bonne âme passe par là. Ça aussi, ça fait très série. Et qu’a-t-elle a comme moyens ? Lancer des recherches, aller à la police déclarer que l’homme qui s’est installé chez elle ces dernières semaines a disparu, ne répond pas au téléphone, la situation idéale pour se faire foutre d’elle dans les grandes longueurs. Trop naïve. Pas née de la dernière pluie pourtant, et il faut quand même qu’elle se fasse avoir. Qu’est-ce qu’il lui a laissé finalement, quelques vêtements sans intérêt, un tas de ferraille dont il voulait se débarrasser, il a trouvé le pigeon idéal sur qui débiter ses fadaises… Emma en pigeon, incroyable !

 

Une douche qu’elle laisse couler longtemps, se purifier de ses doutes, se décrasser de cette nuit tourmentée, les rêves remontent – un long couloir, comme dans l’appartement d’un ami il y a très longtemps, au bout une porte, on frappe, elle va ouvrir, personne…  – elle monte dans un ascenseur, immeuble ancien, cossu, ascenseur ultramoderne, stylé, silencieux, il monte sans le bruissement le plus ténu, angoissant, s’arrête, la porte s’ouvre, un homme monte, genre latino à la Antonio Banderas, pas un mot, la porte s’ouvre à nouveau, il lui jette un regard glaçant, et sort, son cœur bat à 150, réveil en sursaut

 

Elle s’installe à son ordi, pause dans son travail, aucune urgence, tout peut attendre, nouvelle période de grand calme, confinement. Reprend son carnet, relit, transcrit, cette habitude de commencer dans un carnet et de poursuivre sur son ordi, le stylo pour commencer à penser, le clavier pour écrire, elle mesure le changement opéré en quelques années, décennies décisives pour l’histoire de l’écriture, et de la pensée ? Elle met en forme ses notes, prolonge, ne sait pas très bien ce qu’elle en fera, se plait à prendre ce temps, mettre des mots sur sa vie, ses peurs, ses espoirs.

 

Sonnerie. Lointaine. Elle sursaute. Téléphone. Où ? Le son vient de la cuisine, oublié sur la table, avec ses doutes. Quand elle arrive, la sonnerie s’arrête. 04.…, encore un appel d’une société offshore avec un numéro bidon dans le sud-est. Elle a beau s’être inscrite sur Bloctel, son numéro est sur les listes, et ils ne la lâchent pas. Au moins un appel auquel elle a échappé. Elle met son Iphone dans sa poche, pas besoin de faire le tour de la maison s’il sonne encore, va faire le tour du jardin, profite de ces dernières températures agréables, le froid va arriver, il neige dans le nord, il va falloir remonter le chauffage dans la maison, on s’habituait bien à ce temps presque estival !

 

Les heures passent. Forme plus que médiocre. Elle continue à écrire, alterne avec des tours de jardin pour remettre ses idées en ordre, trouver les mots. La lumière baisse. Toujours rien. Appels basculés immédiatement, elle n’a pas pu résister à réessayer, plusieurs fois. Sa messagerie vide, ni appels ni textos. La tombée de la nuit exaspère son anxiété. Elle lui écrit, des sms d’abord courts, qui s’allongent, d’abord interrogative – que se passe-t-il ? je m’inquiète ? tu ne rentres pas ? – puis plus cynique – tu as jeté ton téléphone par la fenêtre ? une panne inopinée ? tu as perdu mon numéro ? – et elle commence à s’énerver, déverser sa colère, elle retrouve sa verve, ne veut pas revivre l’épisode Julius, le mec qui se la joue silence distant, elle ne peut pas, c’est trop, elle lui a raconté, lui a dit que c’était au-dessus de ses forces, lui aurait-elle elle-même donné l’idée de ce petit jeu – si c’est un jeu, c’est vraiment pas drôle, qu’est-ce que tu cherches ? tu es venu t’installer chez moi, laisser tes affaires, ton matos, et tu disparais, comme si de rien n’étais ? Si je n’étais qu’une passade, il fallait me le dire, j’aurais agi en conséquence, j’aurais évité de m’attacher… Bon, je me suis encore plantée. Décidément, je croyais avoir plus de discernement. Tant pis, je vais faire avec, et essayer de t’oublier au plus vite  et elle continue, elle l’incendie, ne va pas jusqu’à le traiter de connard, ce serait trop s’abaisser, mais elle n’en n’est pas loin. Bip. Envoyé. Elle se calme. Se sert un verre de vin, sa bouteille de la veille n’est pas terminée, elle a eu peur, non qu’elle soit vide, mais de s’être enfilé une bouteille entière par dépit, ce qui expliquerait son état du jour, mais non, finalement elle avait été assez raisonnable, elle a de quoi étancher sa nervosité du soir. Son message vengeur l’a soulagée, elle s’en aperçoit. Si ça ne lui fait ni chaud du froid, à lui, au moins, elle, ça lui aura fait du bien. C’est toujours ça de pris. 

 

Nuit moins agitée, elle a anticipé, tilleul le soir, gélules de mélatonine et plantes avant de se coucher, elle s’est quand même réveillée après un autre rêve entêtant – elle essaie d’enfiler un brin de laine dans le chas d’une aiguille, impossible, aiguille trop petite, prévue pour un fil moyen, pas un brin de laine, qu’elle essaie de lisser, de dédoubler, rien n’y fait, elle se réveille en sueur. Lit un moment. Se rendort. Jette machinalement un coup d’œil à son portable au réveil. Rien. Elle déjeune, lit les journaux en retard, et décide d’aller faire une grande marche. Le temps a fraichi, pas grave, elle se couvre bien, met ses écouteurs et part pour un roman audio en retard, qui va accompagner ses kilomètres. Bon moyen de se calmer. 

 

Les jours passent, rien ne change, elle ne compte plus, a repris ses activités habituelles, garde la mémoire de cette parenthèse enchantée, brutalement close, va savoir… Un messenger de Nicolas, un de ses jeunes amants, elle ne l’a pas vu depuis quelque temps, et c’est vrai que la présence d’Hubert avait éloigné chez elle toute velléité de reprendre contact avec l’un ou l’autre. Il est dispo, une course à faire dans les environs qui lui sert d’alibi, elle lui dit de venir, se perd de plaisir dans ses bras, excellent remède à sa mélancolie – clin d’œil radio – elle le retient un peu, ce remède qui sauve sa féminité, son corps refait surface, avec véhémence. Nicolas s’amuse de sa fougue, de la sensibilité de sa peau qu’il aime tellement faire vibrer, il la fait rire et rit avec elle, la joie retrouvée. Après la douche, ils parlent un peu, dans la cuisine, un verre d’eau gazeuse et il repart, elle le raccompagne, s’aperçoit en rentrant qu’elle a complètement oublié son portable sur lequel elle avait toujours un œil ces derniers jours. 

Le remède a été bon. À renouveler, pas forcément Nicolas, mais Julien, Anis, Sébastien… Ils n’habitent pas très loin, travaillent, ont des raisons de se déplacer. Elle est prudente, Emma, voit peu de monde, ce covid complique la vie, mais elle ne peut pas non plus vivre comme une nonne, sinon c’est l’explosion. Elle a bien essayé une relation durable avec Hubert, quand elle voit comment ça se termine… disparu corps et biens, celui-là, quand même, elle va lui en tasser, si elle le revoit un jour. 

 

Le froid s’est installé, son jardin n’a pas trop souffert, bien exposé, mais l’agriculture est en berne, gel de vignes, d’arbres fruitiers, comme si ce n’était pas déjà assez difficile avec cette crise sanitaire interminable. Elle s’est remise à faire du feu dans la cheminée, au moins cela égaie ses soirées redevenues solitaires. Films, séries, elle a repris le rythme. Finit En thérapie qu’elle avait laissé en plan avec l’arrivée d’Hubert. Un très bon film turc qu’elle ne connaissait pas, Clair Obscur. Une série négligée plus tôt, dans laquelle elle s’enfonce, Rectify, l’histoire d’un homme qui sort de prison après vingt ans… Elle lit, enchaine les derniers romans parus… ses nuits redeviennent plus tranquilles… ses jours passent. Elle en oublie sa déception, n’a plus le regard fixé sur son portable, ne cherche plus les raisons, elle vit, sans plus attendre.

 

Bruit de moteur. Elle n’attend personne. En cette période les visites impromptues sont rares. Une voiture ralentit, avance lentement, repart. Sentiment d’être épiée. Jamais connu ça. La parano te reprend… laisse couler… tout va bien… des promeneurs qui admirent ta maison, rien de plus, c’est vrai que le cerisier en fleurs attire les regards, heureusement que le gel s’est tenu à l’écart…

 

 

  • Tu es là ? Je peux venir ? De gros soucis, je t’expliquerai.

Le bip la tire de sa léthargie songeuse. Elle bute contre la table basse sur laquelle était resté son portable, se rattrape à temps, a bien failli se tordre le pied. Numéro inconnu, pas masqué, inconnu…